c). Construction verticale et lecture tabulaire narratives

La conception du montage chez Pialat, et en particulier dans Passe ton bac d’abord, s’érige sur la mise en place de séquences presque autonomes les unes par rapport aux autres, notamment par le fait même d’absence de lien causal fort entre elles.

Cette conception donne donc à chaque séquence, voire à chaque plan, une certaine indépendance, qui nous fait penser, que la narration se fonde à un autre niveau (au niveau du corps, de sa présence et vie au sein du cadre filmique).

S’il est encore trop tôt pour tirer ce genre de conclusion hâtive, citons pourtant, et à nouveau, Jean-Louis Comolli pour donner à notre réflexion une nouvelle ligne

directrice qui semble mûrir de page en page137 où l’on considérera alors que le spectateur - laissé libre au sein d’intervalles calculés et grossis par des rac-corps qui n’en sont justement pas -, devient (quelque part et par la force des choses), responsable de cette narration, du moins de sa création.

Le raccord, dans la manière dont il a été exploité, participe à cet effet d’accumulation des plans.

Le montage, dans la manière dont il est conçu, ne crée pas une linéarité du discours. Il ne provoque pas une succession linéaire des plans (c’est en cela que la construction horizontale n’existe pas) ; il met en place un cumul vertical de ces plans, et c’est ce que nous allons tenter d’explorer dès à présent.

Ainsi, le montage organise le discours selon l’addition verticale de strates (autrement dit de séquences ou de syntagmes) qui se suivent les unes par rapport aux autres, les unes après les autres, sous forme de couches narratives bien distinctes.

La linéarité n’existe pas car le récit ne progresse pas d’un point « A » à un point « B » dans le sens de la longueur car les scènes ne se suivent pas, mais s’additionnent, en quelque sorte, dans le sens de la hauteur.

Le récit filmique évolue par couches dans un système narratif qui refuse la linéarité au profit d’une organisation générale dite « verticale ».

Pour tenter d’expliquer notre idée, reprenons l’exemple du film Passe ton bac d’abord.

Au cours du voyage au bord de la mer, au sein de cette grande séquence, plusieurs plans constituent plusieurs sous-séquences : ceux de la caravane et du réveil difficile des jeunes (1ère sous-séquence), ceux de la plage (2ème sous-séquence), ceux de Bernard et de sa fiancée (3ème sous-séquence), ceux du repas au restaurant (4ème et dernière sous-séquence).

Rien ne détermine un ordre linéaire à la lecture de ces plans. Rien ne nous empêche de lire (ou d’imaginer) ces sous-séquences et les plans qui y figurent, dans un ordre différent que l’ordre qui nous est proposé. Aucune logique spatio-temporelle ne vient stimuler ou imposer un ordre ou un rythme de lecture précis car les plans existent dans une conception narrative qui refuse toute idée de continuité causale.

Le schéma de la conception d’un montage vertical de ces plans est donc le suivant :

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La construction se fait sur les bases d’un cumul des plans ; d’un cumul vertical et non horizontal comme nous le décrivons dans la page suivante, même s’il n’existe pas chez Maurice Pialat.

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Ce second schéma propose donc une construction et une approche (une lecture) spectatorielle linéaires ou horizontales, du fait que les événements (ou les séquences) s’enchaînent par des liens de causes à effets, ce qui n’est pas le cas dans le premier schéma qui propose au contraire une conception verticale, un cumul des séquences sans véritables lien entre elles.

Dans le second schéma qui ne correspond donc pas à l’écriture filmique propre à Pialat, la narrativité et sa prise en charge par le spectateur, reposent sur un déplacement causal et une succession des faits qui ont un réel enjeu ou une relation logique et de conséquence entre eux. Les personnages et par conséquent le spectateur évoluent d’une situation A à une situation B (dans l’état psychologique du personnage, dans son déplacement spatio-temporel, dans l’action qu’il mène vis-à-vis des autres personnages, etc.).

En revanche, dans le premier schéma, le montage assure une accumulation de scènes dont le rapport direct entre elles n’existe pas d’un point de vue causal ou d’un point de vue d’une transformation quelconque.

Le montage assure ainsi la volonté de construire le film de telle sorte que les plans se cumulent les uns aux autres sans qu’ils soient dépendants les uns des autres dans leur succession. Ainsi, la séquence du voyage au bord de la mer pourrait être montée différemment (on pourrait intervertir certains plans) ou ailleurs (dans la séquence) sans que le sens du récit n’en soit fondamentalement perturbé. Ainsi, pourquoi ne pas envisager d’inverser les premiers et derniers plans ?

Rien, d’un point de vue spatio-temporel, ne serait complètement bouleversé. Rien non plus (et par conséquent), d’un point de vue du sens discursif n’en serait changé. Evidemment, nous ne pouvons appliquer ces changements qu’à l’intérieur des grandes séquences (en l’occurrence les six que nous avons détaillées au départ), car les lieux ont une importance déterminante, dans les déplacements des personnages au sein du récit, même si, comme nous l’avons suggéré auparavant, le corps semble avoir souvent une emprise identitaire sur son environnement.

La cohérence de la construction se fait donc sur l’accumulation de grands blocs séquences à l’intérieur desquels on peut très bien imaginer un autre montage, une autre organisation des plans, pourvu que la conception de l’écriture soit verticale, condition qui assure la compréhension et la cohérence du récit ainsi que la prise en charge totale de la narrativité par le spectateur.

Sur ces remarques quelquefois approximatives d’un point de vue théorique, nous pourrions une fois de plus citer Christian Metz et ses réflexions sur le montage. Ainsi, le schéma qui nous intéresse pourrait faire référence à un certain type de montage syntagmatique. Nous évoquions un montage vertical mais nous entrevoyons dans cette idée, la construction linéaire du montage en accolade présenté par Metz dont André Gardies et Jean Bessalel nous en rappellent les fondements.

Le type de montage « en accolade », «  ‘présente, sous forme linéaire, des plans non situés les uns par rapport aux autres sur l’axe chronologique, afin de mieux faire ressortir leur parenté au sein d’une catégorie de faits. Chacun de ces plans vaut pour plus que ce qu’il montre (il a une fonction d’échantillon), et leur ensemble constitue un équivalent filmique de la conceptualisation ou de la catégorisation.’  » 138

Peut-être vaudrait-il mieux dans notre cas parler de montage « en accolade » et non plus de montage vertical, comme nous l’avons fait jusqu’à présent ?

Toujours est-il que sur les traces de Christian Metz, nous comprenons ainsi que chaque film de Pialat ne se fonde pas sur une narration où les événements pourraient exister en fonction de leur rapport causal ou chronologique. La narration se construit sur un montage des plans qui forment plusieurs séquences, plusieurs « segments autonomes » selon Metz et la question qui se pose alors, relève du lien, du problème de « ponctuation », de la « démarcation », à envisager entre ces deux « segments ».

Mais plus qu’une « ponctuation »,  il faut y voir les sens qui se créent au sein de cette chaîne (de plans). Faut-il toujours accepter, voir ou lire le lien causal ou

spatio-temporel entre deux segments du film ? La narration du film ne peut-elle se composer sur des successions chronologiques d’unités, de segments autonomes dont les rapports ou les liens restent lointains et abstraits ? Chez Pialat, le montage semble proposer cette conception particulière d’une narrativité qui repose sur l’accumulation de séquences dont les liens restent, selon l’expression de Metz, « facultatifs ».139

Même si le montage « en accolade » évoqué par Metz est une idée que nous relevons volontiers, sa présence dans le film est, en général et selon l’auteur, très ponctuelle et se repère par des procédés visuels précis (fondus, etc.). Cette remarque peut-elle donc s’appliquer complètement à la narrativité ’pialatienne’ que nous envisageons depuis le début dans sa construction globale ?

« Le deuxième type de syntagme a-chronologique n’avait pas été repéré jusqu’ici (à notre connaissance), mais il est facilement isolable dans les films ; définition : une série de brèves scénettes représentant des événements que le film donne comme des échantillons typiques d’un même ordre de réalités, en s’abstenant délibérément de les situer les unes par rapport aux autres dans le temps, pour insister au contraire sur leur parenté supposée au sein d’une catégorie de faits que le cinéaste a précisément pour but de définir et de rendre sensible par des moyens visuels. Aucune de ces évocations n’est traitée avec toute l’ampleur syntagmatique à laquelle elle aurait pu prétendre (= système d’allusions) ; c’est leur ensemble, et non chacune d’elles, qui est pris en compte par le film, qui est commutable avec une séquence plus ordinaire, et qui constitue donc un segment autonome (il y a là un équivalent filmique balbutiant de la conceptualisation ou de la catégorisation). (...)
Donnons à cette construction d’images le nom de syntagme en accolade, puisqu’elle suggère entre les événements qu’elle regroupe le même type de rapports que l’accolade entre les mots qu’elle réunit. »
140

Si nous avons appliqué notre réflexion à une séquence précise (en l’occurrence celle du voyage au bord de la mer), nous pourrions très bien tenter de la confronter à l’ensemble du film tout entier.

Pourquoi ne pas imaginer en effet, une inversion des grandes séquences évoquées précédemment - description des lieux, des personnages et de leurs relations ; Isabelle rencontre Philippe et le présente à ses parents ; Rocky et Agnès se marient ; l’ensemble du groupe de lycéens va à la mer passer quelques jours ; Rocky et Agnès se disputent devant leurs amis, ce qui marque leur séparation ; Bernard et Philippe (l’autre Philippe et non pas celui qui épousera Isabelle) partent à Paris - ?

Nous pourrions très bien en effet voir la séquence du voyage au bord de la mer avant celle du mariage de Rocky et Agnès. Nous pourrions très bien aussi imaginer la séquence de la rencontre entre Isabelle et Philippe avant ou après toutes les autres, sans que le sens du film n’en soit vraiment changé. Rien ne justifie en quelque sorte le placement de ces séquences car elles n’agissent pas les unes sur les autres. Leur influence n’existe pas car, par exemple, Isabelle et Philippe se rencontrent dans une séquence sans que l’on ait pu voir leur flirt ou de quelconques préliminaires à cette union dans une séquence précédente.

Finalement, ils se rencontrent devant nos yeux sans que rien n’ait existé auparavant (en

l’occurrence un flirt, une sortie, une discussion ou n’importe quoi qui aurait pu celer

leur toute première rencontre avant qu’ils ne couchent ensemble).

Certes, la dispute entre Rocky et Isabelle a du poids là où elle est placée car elle succède à leur mariage (ce qui paraît logique dans la mesure où cette accrochage prend encore plus d’importance car elle annonce une séparation) et précède le départ de Bernard et Philippe à Paris (ce qui démontre comme la dispute du reste, que le temps de l’insouciance vécu entre amis est terminé et que, chacun d’un côté comme de l’autre, doit s’assumer dans la douleur du domicile conjugal ou dans la fuite vers Paris). Donc, le lien narratif existe bien entre ces trois séquences mais il est faible dans la mesure où, aucune des trois séquences en question, ne vient franchement et directement provoquer l’arrivée et le déroulement de celle qui suit.

Nous sommes loin du montage organico-actif ou des théories soviétiques développées par Gilles Deleuze dans L’Image-mouvement. Le montage chez Maurice Pialat ne provoque pas l’action ni le besoin de faire en sorte qu’il se passe à tout prix quelque chose comme elle le fait au sein du cinéma américain ; il ne provoque pas non plus la confrontation, le choc, la composition dialectique entre les plans comme ce fut le cas chez les soviétiques.

Comme l’explique Deleuze pour un certain cinéma français (celui d’avant guerre), le montage chez Pialat (et c’est là que le cinéaste a des comptes à rendre au cinéma « classique ») emprunte une idée de la simultanéité que l’on retrouve chez Abel Gance.

« C’est le deuxième aspect du temps, non plus l’intervalle comme présent variable, mais le tout fondamentalement ouvert, comme immensité du futur et du passé. Ce n’est plus le temps comme succession de mouvements et de leurs unités, mais le temps comme simultanéisme et simultanéité (car la simultanéité n’appartient pas moins au temps que la succession, elle est le temps comme tout). C’est cet idéal du simultanéisme qui n’a pas cessé de hanter le cinéma français, autant qu’il inspirait la peinture, la musique et même la littérature. (...)
On a souvent remarqué que l’école française avait donné à l’image subjective une importance et un développement aussi grands que l’expressionnisme allemand, bien

que d’une autre façon. En effet, elle résume par excellence le dualisme et la complémentarité des deux termes : d’une part elle multiplie le maximum relatif de quantité de mouvement possible, en joignant le mouvement d’un corps qui voit au mouvement des corps vus ; mais d’autre part elle constitue sous ces conditions le maximum absolu de la quantité de mouvement par rapport à une Ame indépendante qui « enveloppe » et « précède » les corps. Tel est le cas célèbre du flou dans la danse d’El Dorado.
Ce spiritualisme et ce dualisme, c’est Gance qui les a donnés au cinéma Français. On le voit bien dans les deux aspects que le montage prend chez lui. D’après le premier, qu’il ne prétend pas inventer, mais qui commande au déroulement de la pellicule, le mouvement relatif trouve sa loi dans un « montage vertical successif » : un cas célèbre est le montage accéléré tel qu’il apparaît dans La Roue et encore dans Napoléon. »
141

Dans cette accumulation de tranches ou strates narratives que met en relief un montage vertical successif, nous pourrions revenir sur le déplacement du spectateur en affirmant que face à cette composition verticale, il lit le film selon une logique tabulaire.

En effet, comment peut-il expliquer ou s’expliquer le départ de Bernard et Philippe à Paris ? Il se l’explique ou se le justifie en reprenant au vol, par vagues successives, toutes les séquences du film perçues précédemment. Il doit reprendre en mémoire les relations que Bernard avait avec ses parents, avec Philippe, avec les filles, même si ces relations ne sont pas marquantes au point de faire progresser le récit ; le spectateur doit se remémorer son attitude en société (durant le mariage, entre amis notamment) pour comprendre finalement que son départ est logique et était écrit en profondeur, qu’il était inscrit dans chaque plan et au sein de chaque intervalle où le montage lui laisser une libre interprétation des choses. Aussi, lorsque l’on regarde évoluer Bernard dans chacun des plans, il n’est pas difficile de voir en lui le besoin de ne pas se mettre en couple (comme l’ont fait ses amis) et de ne pas faire sa vie dans une région (le Nord de la France) qu’il n’a eu de cesse de critiquer dans des conversations diverses.

En captant et en reprenant au vol tous les détails discrets de la narration142, tous les éléments narratifs utiles, le spectateur (se) recompose intellectuellement un parcours qui fera apparaître les explications nécessaires à sa propre lecture et compréhension du film. Il regarde (ou lit) le film comme il lit un tableau à plusieurs entrées et plusieurs sorties. Les éléments sont ; les données sont présentes dans un schéma tabulaire et le spectateur doit cueillir les bonnes données au bon moment, démarche qui lui permettra de se déplacer au sein de la narration. C’est en cela que le déplacement du spectateur est un déplacement non-linéaire mais éclaté, fragmenté, morcelé, où l’assistanat n’existe pas.

Le spectateur se doit de gérer, d’emmagasiner, ces entrées et sorties et se doit d’éliminer certains autres éléments proposés par le récit. Il doit faire le tri et réinvestir ses sélections de manière à construire son propre récit, à l’aide de sa propre interprétation et de son propre imaginaire.143

Lorsque Bernard est sur la plage avec celle qui deviendra sa fiancée, il lui explique son ras-le-bol de sa région et de sa vie subie aux côtés de son père.

Cette scène, peut-elle devenir pour le spectateur un élément ou une explication narrative qui permettra de comprendre le personnage et ses actes (en particulier son départ à Paris) et par conséquent d’offrir un sens à la progression au récit ?

Si c’est le cas, alors, c’est son déplacement dans ce schéma tabulaire qui l’aura permis. Le spectateur aura emmagasiné cette discussion, son comportement, ses paroles de manière à les réinvestir à la fin du film lorsque ce personnage quittera sa ville sans donner de raisons précises à ce moment-là. Tout aura été dit ou suggéré auparavant, dans une séquence précédente que le spectateur aura alors retenu ou refusé d’exploiter.

Lorsque Elisabeth et Philippe se quittent à la fin du film (on voit la jeune fille en classe qui redouble sa terminale mais on ne voit plus Philippe que l’on imagine ailleurs), leur rupture sera supposée et à imaginer, car rien ne sera montré. Mais le spectateur pourra peut-être se rappeler que cette dernière n’avait pas été très claire avec lui lors du mariage où elle s’était laissée séduire par Bernard. Pour autant, aucune vérité ni aucun indice précis ne pourront justifier ou appuyer la raison ou l’hypothèse de leur séparation.

Dans Police, comment expliquer le fait que Mangin se jette sur Noria dans la voiture pour tenter de l’embrasser. Le spectateur doit-il faire le lien avec sa première tentative qui aura échouée quelques heures auparavant avec sa stagiaire dans les mêmes conditions ou le spectateur doit-il oublier ce premier épisode, ce premier échec et considérer par conséquent que l’attitude de Mangin vis-à-vis de Noria est un acte autonome et en aucun cas un rattrapage ou une tentative désespérée qui succéderait au premier échec ? On peut se poser les mêmes questions vis-à-vis de Noria qui couche avec Lambert parce qu’elle a besoin de ses services d’avocat.

En est-il de même avec Mangin avec qui elle décidera de coucher lorsqu’il faudra qu’elle se défende, une fois sa situation devenue trop dangereuse, ou doit-on ou peut-on croire en la sincérité de ses sentiments envers l’inspecteur, en oubliant donc le fait qu’elle coucha avec Lambert pour profiter de son aide ? Peut-on croire qu’elle réagit sans arrières pensées avec Mangin, lorsque l’on sait comment elle s’est comportée avec Lambert ? Toute l’ambiguïté du récit se situe ici-même, c’est-à-dire dans cette ambiguïté du personnage dont les actes sont à chaque fois dépourvus de sens, et d’explications directs, visibles, connus et assumés (du moins racontés).

Chaque séquence comporte une idée, un fait qui se reportent, se déplacent ou revivent dans une autre séquence sans pour autant qu’un lien, une connexion, un rapport soient clairs (clairement établis) ou justifiés. Seul le spectateur décide, parvient, choisit de faire un rapprochement entre ces deux faits ou situations qu’il décidera ou non d’associer, afin d’éclaircir les attitudes ou comportements des personnages engagés. C’est bien au spectateur de prendre au vol ou au contraire de ne pas considérer certains détails, actes, signes venus essentiellement des personnages (de leur corps) afin de comprendre, d’expliquer d’autres attitudes ultérieures dont les causes directes font défaut au moment où ils sont montrés. Le spectateur doit donc se déplacer (revenir en arrière, se souvenir tout simplement ou rendre conscient l’inconscient (?)) afin de saisir le sens de certains actes inexpliqués au moment où ils sont exposés. Tout est « déplacement » et « condensation »...toute la narration s’organise finalement au sein d’un tableau psychique qui place le spectateur dans une situation où il doit s’approprier certaines marques afin de progresser au sein de la narrativité.

Plusieurs entrées, plusieurs sorties...comme dans la prise en charge d’un tableau constitué de plusieurs colonnes avec de multiples informations croisées qui s’affrontent, se confondent, s’annulent ou se complètent selon la manière dont on lit les lignes, les cases, les fragments, les morceaux donnés ; plusieurs signes, faits ou éléments narratifs, plusieurs interprétations donc plusieurs lectures possibles...cette étude et ses exemples filmiques résument tout l’art du film ouvert et tout l’art d’une écriture filmique propre à Maurice Pialat.

« Le déplacement, c’est le sens comme transit (comme fuite devant le sens), la condensation, le sens comme rencontre (comme sens un instant retrouvé). Horizontalité et verticalité du sens. Et comment ne pas songer (de nouveau) aux deux formules de Jacques Lacan ? Condensation : « structure de surimposition des signifiants où prend son champ la métaphore ». Déplacement : « virement de signification que la métonymie démontre ». » 144

Se déplacer avec la narration, partir seul et construire sa rencontre avec le sens du film, évoluer et faire sienne la fiction, c’est bien être à l’écoute d’une démarche propre au cinéaste, c’est bien quelque part être en accord avec la mise en place d’un dispositif filmique particulier, c’est bien que se situe tout le plaisir du travail spectatoriel, c’est bien également, que se situe la suite de notre recherche quant à la vaste question du déplacement dans le cinéma de Maurice Pialat.

Notes
137.

« Le désir du spectateur de cinéma serait ainsi de devenir le regard et le corps agis par la mise en scène du film. Etre identifié par quelque chose de ce qui se passe sur l’écran-durée, cadrage, lumière, son ; mais aussi personnage, geste, parole, relation - comme corps participant, tiers inclus, invisibilité projetée dans le visible. En ce sens, la place du spectateur est appelée à changer au cours de la séance, passant d’une place de confort à une place de danger, évoluant d’une attente passive initiale à un engagement plus actif, d’une sorte de vague réplétion de visible à une mise au travail de l’invisible - qui se fait à la fois par les jeux violents du

hors-champ, par la récurrence, le retour sur effacement, par cette conscience flottante que le regard investi dans le film est tout ensemble incomplet, incomblable, aveuglé et aveuglant, et par, enfin, la superposition aux corps exposés des acteurs du corps caché du spectateur. Il n’y a guère que le cinéma, me semble-t-il, à pouvoir en même temps tendre et tordre le ressort du regard, pousser le spectateur à sa propre transformation critique, faire miroiter l’invisible comme la surface même du visible. C’est bien pourquoi nous préférons la mauvaise place. »

Jean-Louis Comolli, « Rétrospective du spectateur » in Images documentaires n°31, op. cit.

138.

« (...) Ainsi, les évocations érotiques par lesquelles débute Une Femme mariée (Jean-Luc Godard) peuvent être considérées comme l’« esquisse...d’un signifié global du type ’amour moderne’ » ; de même, les images successives de destructions et de bombardements qui ouvrent Quelque part en Europe (Geza Radvanyi) fournissent une « illustration exemplaire de l’idée ’les malheurs de la guerre’ » (Metz). Ajoutons encore l’exemple du deuxième segment de La Nuit américaine (François Truffaut) qui, en 16 plans brefs, fournit une « image » d’ensemble des différentes activités se déroulant sur le plateau de tournage d’un film.

Très utilisé dans le cinéma muet, le syntagme en accolade a pratiquement déserté la fiction mais se retrouve en force dans les spots publicitaires, les clips vidéo et, de façon générale, dans les films documentaires. »

André Gardies, Jean Bessalel, 200 mots-clés de la théorie du cinéma, op. cit., pp. 13-14.

139.

La « grande syntagmatique » et l’ensemble des idées empruntées à Christian Metz et qui nourrissent notre étude, se situent dans les deux tomes de son ouvrage intitulé Essais sur la signification au cinéma aux éditions Klincksieck, Collection « Esthétique ». Notre évolution a surtout été marquée par le chapitre intitulé « Ponctuations et démarcations dans le film de diègèse » in tome II, Paris, 1972, pp. 111-137.

Mais dans le premier volume et à travers la présentation de sa « grande syntagmatique », Christian Metz met en avant deux types d’organisations (lorsqu’il parle de montage filmique). Une conception dite « a-chronologique » (qui nous intéresse ici plus particulièrement puisqu’elle regroupe le montage de syntagmes « en accolade » et le montage « parallèle ») et une conception dite « chronologique » qui regroupe notamment le montage de syntagmes, de manière « alternée ».

Chez Pialat, la construction syntagmatique est bien « a-chronologique » : les liens temporels entre les séquences n’existent pas ou ne sont pas clairement évoqués ou montrés, du moins la lecture du récit ne peut trouver véritablement ou consciemment ses marques sur l’appropriation chronologique des actions ou séquences présentées.

140.

Essais sur la signification au cinéma, Editions Klincksieck, Collection « Esthétique », tome I, Paris, 1968, pp. 127-128.

141.

Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, Editions de Minuit, Collection « critique », Paris, 1983, pp. 70-71.

142.

Reprenons une dernière fois Umberto Eco qui cite Joyce dans la manière qu’il a eu de transformer chaque détail du récit en élément fondateur du récit.

« Or, avec Joyce, les actes stupides de la vie quotidienne prennent valeur de matériau narratif. La perspective aristotélicienne se trouve ainsi complètement renversée ; ce qui, auparavant, était secondaire, devient le centre de l’action. Dans le roman, ce ne sont plus de grandes choses qui arrivent, mais la somme des petites choses, sans rapport les unes aux autres, en un flux incohérent, les pensées comme les gestes, les associations d’idées comme les automatismes du comportement.

Ce renoncement au choix et à l’organisation hiérarchique des faits est une nouvelle façon d’éliminer les conditions traditionnelles d’un jugement de valeur. L’intrigue du roman « bien fait » enveloppait déjà un jugement. Une intrigue suppose des rapports (et, par conséquent, des explications) de causalités : le fait B s’est produit à cause d’un fait A. Et pareille explication causale est déjà, dans un récit historique ou fictif, une justification, une classification selon un certain ordre de valeurs (...).

Ecrire un roman « bien fait », c’est choisir les faits selon un seul point de vue (qui sera celui de l’auteur) et les ranger dans la ligne directrice d’un système de valeurs. Aristote dirait qu’il s’agit d’éliminer ce que l’« histoire » a de fortuit (la présence non décantée de res gestoe), en l’orientant dans la perspective de la « poésie » (comme organisation d’une historia rerum gestarum). Or, avec Ulysse il semble que les res gestoe prennent le pas sur l’historia rerum gestarum ; et « la vie » sur « la poésie ». Tous les événements sont recueillis sans discrimination, l’auteur renonce au choix, le fait insignifiant est mis sur le même plan que le fait important – si bien qu’aucun fait ne peut être jugé plus ou moins insignifiant qu’un autre, et que tous les faits, privés de leur poids, ont même importance. Ulysse réalise l’ambitieux projet de l’Edouard des Faux Monnayeurs :

« Mon roman n’a pas de sujet...Mettons, si vous préférez, qu’il n’y aura pas un sujet...Une tranche de vie, disait l’école naturaliste. Le grand défaut de cette école, c’est de couper sa tranche toujours dans le même sens ; dans le sens du temps en longueur. Pourquoi pas en largeur ? Ou en profondeur ? Pour moi, je voudrais tout y faire entrer, dans ce roman. Pas de coup de ciseaux pour arrêter ici plutôt que là sa substance. Depuis plus d’un an que j’y travaille, il ne m’arrive rien que je n’y verse et que je n’y veuille faire rentrer : ce que je vois, ce que je sais, tout ce que m’apprend la vie des autres et la mienne... ». »

Umberto Eco, L’OEuvre ouverte, op. cit., pp. 223-224.

143.

« Le fait que le spectateur situe lui-même le film qu’il vient de voir dans une inter-relation entre plusieurs référents montre que la réception filmique ne se réduit pas à un décodage, ni à une croyance naïve à un

pseudo-réel ; qu’elle ne s’arrête pas non plus à « l’état filmique », mais qu’elle intervient de façon consciente comme un événement dans l’expérience du sujet-spectateur qui nourrit des attentes et, suivant qu’il y trouve ou non le sens attendu, enclenche une réinterprétation. »

Martine Joly, Simone Soulas, « Réception du film et imaginaire du spectateur » in Hors cadre n°4 - L’image, l’imaginaire - Le cinéma à travers champs disciplinaires, printemps 1986, pp. 110-111.

144.

Christian Metz, Le Signifiant imaginaire - Psychanalyse et cinéma -, op. cit., p. 335.