II.1 L’événement comme repère narratif ?

a). Statut et rôle de  « l’événement-intermédiaire »

Dans les films de Pialat, l’événement ne s’impose pas comme le tremplin ou le détonateur d’une action vécue par les personnages. Cette réflexion est liée à l’absence de causes que nous avons décelée dans les pages précédentes.

Ainsi, le père dans A nos amours part du foyer familial, ce qui constitue certes un événement majeur car le récit tout entier s’organisera ensuite autour de cette disparition, mais remarquons toutefois que l’on ne saura jamais pourquoi il est parti. L’événement n’est par conséquent rattaché à aucune logique causale. Il ne vient ni cautionner ni conforter une trame narrative qui semble, pour sa part, n’avoir nul besoin de l’événement ou d’un événement-phare pour exister ; cela dit, sa place dans le récit est très réfléchie puisque s’offre immédiatement au spectateur, la possibilité d’interpréter chaque nouveau fait narratif comme une conséquence (logique et directe) au départ du père, pourtant inexpliqué dans l’histoire. La violence du frère, les sorties tardives, les flirts de Suzanne ainsi que les mouvements hystériques de la mère qui déambule dans un appartement vide, peuvent s’expliquer par le départ du père qui laisse derrière lui des personnages dont les comportements physiques extrêmes, prendront le dessus sur le dialogue verbal.

Mais peut-on vraiment aboutir à cette conclusion qui donne à cette disparition une importance primordiale dans l’existence des personnages qu’il laisse vivre derrière lui ?

Si l’on en croit Gilles Deleuze, l’événement est ‘« un ensemble de singularités, de points singuliers qui caractérisent une courbe mathématique, un état de choses physique, une personne psychologique et morale. Ce sont des points de rebroussement, d’inflexion, etc. ; des cols, des noeuds, des foyers, des centres ; des points de fusion, de condensation, d’ébullition, etc. ; des points de pleurs et de joie, de maladie et de santé, d’espoir et d’angoisse, points dits sensibles.’  » 145

Chez Pialat, le point dit sensible est l’événement qui vient relancer le récit et la direction qu’il semblait devoir prendre (au départ).

L’événement est un accident de parcours, une force de rupture qui détourne les personnages de leur itinéraire et du coup le spectateur de sa lecture.

L’événement est, chez Pialat, source de déplacement. Il est davantage source de déviation que cause de bouleversement.

Le changement narratif radical n’existe pas ; c’est plutôt le détournement qui parvient de temps en temps à s’installer dans la narration, ce qui permet au récit de ne pas être transformé en profondeur. Ainsi, l’arrivée surprise d’un événement imprévu vient déstabiliser (pour mieux re-cadrer) le récit en lui offrant une nouvelle tournure.

Prenons un exemple précis avant d’aborder, dans les pages suivantes, une analyse générale du film La Gueule ouverte.

Dans Loulou, les personnages principaux (Loulou et Nelly) passent des jours heureux ensemble en gérant tant bien que mal les critiques sur la vie de leur couple, qui viennent de leur entourage (surtout celui de Nelly représenté par son frère) ; puis, intervient au fil des jours et de manière lancinante, une rupture symbolisée par une petite dispute entre les deux.

Ils se perdent de vue durant quelques temps (combien de temps ?...impossible de le savoir, donc on l’imagine...). Cette rupture ne peut être un événement majeur dans la mesure où elle n’existe pas vraiment. Aucune séparation officielle ni aucune raison déterminante ne viennent en fait affirmer ou confirmer réellement que c’est définitivement fini entre les deux. Aucune discussion, aucun règlement de compte, aucune cause (décidément, on en revient toujours là) ne viennent classer cette histoire et le spectateur ne peut croire à cette fin. Nelly décide de quitter Loulou un soir où elle ’en aura marre’ de ses attitudes (de ’rustre’) et fuira donc l’appartement qu’un ami leur aura prêté pour quelques temps.

Pas de bagarre ni de cassure nette et franche ne dévient le récit. Rien ne nous est vraiment dit quant à cette crise donc il nous est impossible de l’intégrer en la transformant en un événement majeur pour le récit et son déroulement. D’ailleurs, on ne connaîtra pas non plus les causes de cette rupture (on connaîtra seulement les conséquences d’une telle séparation et notamment le retour de Nelly dans les bras de son mari - interprété par Guy Marchand - à qui elle n’expliquera pas non plus ce revirement de situation que ce dernier se permettra aussitôt d’expliquer pour elle).

On supposera que Nelly en aura assez de Loulou mais on n’en saura pas davantage.

Or, ce qu’il faut noter, c’est que le récit ne peut continuer à évoluer si les deux amants ne se fréquentent plus. Il est en effet difficile d’envisager un récit à partir de deux vies dissociées parce que le vrai récit du film, celui que le spectateur attend et celui auquel il a été préparé, reste fondé sur l’évocation d’une vie à deux, pour le meilleur et pour le pire. Le récit est donc stimulé, relancé par une sorte de petite séparation passagère ; mais l’intérêt est de comprendre comment Pialat parvient à réunir de nouveau Loulou et Nelly et par conséquent comment il réussit à remettre son histoire sur les rails, sur le bon chemin, du moins sur le chemin que le spectateur attend.

Le réalisateur ne peut en effet maintenir trop longtemps cet état narratif qui présente Nelly et Loulou seuls, chacun de leur côté. Le spectateur a besoin de les revoir et de comprendre leur évolution de couple même si leurs relations doivent se dégrader.

Cette séparation n’a donc aucune valeur ni aucune légitimité car les causes sont absentes ou mal expliquées. Cette séparation ne peut être que passagère car elle ne constitue pas une force de rupture suffisamment forte pour pouvoir définitivement s’imposer ; les retrouvailles entre les deux personnages sont donc prévisibles et mises en place par le cinéaste qui ne fait pas durer cette séparation trop longtemps.

Pour ce faire, Pialat décide de créer l’événement ; il décide de mettre en scène un événement extérieur, presque anodin, pour provoquer de manière cohérente et logique le retour de Nelly dans les bras de Loulou.

Après leur séparation, Nelly s’en va et Loulou va traîner dans les bars. A la sortie d’un café et on ne saura jamais pourquoi (absence de causes encore, qui nous fait penser que l’incident relaté sera à mettre sur le compte du passé inconnu et plus ou moins mouvementé du personnage), Loulou se fait agresser dans la rue. Il reçoit un coup de couteau et tombe sous les yeux de son frère qui l’accompagne à l’hôpital.

Pourquoi reçoit-il un coup de couteau ? On ne le saura jamais (y compris Nelly, qui semble rester insouciante et désintéressée par ce fait) ; mais ce n’est pas cet épisode qu’il faut retenir. Ce qu’il faut conserver, c’est l’idée que cette agression est un moyen narratif efficace et habilement amené pour faire revenir Nelly près de l’homme qu’elle avait quitté auparavant.

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En effet, apprenant par une tierce personne l’agression de Loulou, cette dernière court à l’hôpital et retrouve son amant. Elle ira même jusqu’à se mettre dans le lit avec lui pour lui montrer son affection.

En agissant de la sorte, Maurice Pialat dévie ou déplace en quelque sorte le récit sur un terrain narratif inconnu et imprévu (pour le spectateur et pour les personnages), de manière à pouvoir le recentrer par la suite.

En créant un incident, un déplacement narratif imprévus (en l’occurrence l’agression au couteau), Pialat se détache du cheminement de l’histoire qui aurait pu évoluer sur les bases de cette séparation ; ainsi, grâce à ce déplacement subtil qui n’apporte strictement rien au reste de l’histoire (en effet Loulou n’aura aucune séquelle de cette agression et fera même l’idiot à l’hôpital démontrant que cet incident est finalement bénin), le cinéaste revient en douceur vers la trame narrative initiale, qui présentait la vie d’un couple uni. Cela dit, cet incident, peut participer également (comme ce fut le cas pour l’attaque armée de Thomas lors du repas de famille) à la prise de conscience de Nelly qui décidera peut-être d’interrompre sa grossesse après ce nouvel épisode qui aurait pu être dramatique pour Loulou (le futur père de l’enfant qu’elle porte).

Cette aventure peu ordinaire représente-t-elle (comme beaucoup d’autres moments de ce type que nous ne recenserons pas mais qui sont assez facilement repérables dans le film) un signe ou un pseudo-signe - comme nous le verrons plus loin -, supplémentaire pour le spectateur, qui devra interpréter l’avortement de Nelly en fin de film ?

Aussi, parce que le spectateur ne connaît pas les raisons de l’agression au couteau, parce qu’il ne connaît pas non plus les causes de la séparation, parce qu’il ne connaît pas ce qui a réellement poussé Nelly à quitter André pour Loulou, parce qu’il ne sait pas pourquoi elle reviendra vers Loulou, parce que rien ne lui est vraiment dit au sujet de son avortement, parce que l’on imagine que Loulou se saoule à la fin en réponse au choix que Nelly a fait quant à sa décision d’avorter, etc., le spectateur se doit de relier des événements qui n’ont pas vraiment de rapports directs entre eux puisqu’ils n’ont aucun poids réel les uns sur les autres.

Et comme les événements ne sont pas dépendants les uns des autres et puisque le lien causal n’existe pas, le cinéaste se doit de créer des événements intermédiaires qui viennent les connecter entre eux. Ainsi, comme nous l’avons démontrer avec la scène de l’agression, le cinéaste déplace son discours filmique en créant un nouvel événement qui fera justement le lien, qui servira justement de quasi-cause pour le bon déroulement du récit. Quand les espaces entre les événements sont trop grands, quand il devient difficile de faire la jonction entre les actions et quand il devient périlleux d’imaginer une cohésion des éléments narratifs qui nous sont proposés (en l’occurrence quand il devient impossible d’imaginer le retour de Nelly dans les bras de Loulou sans raison), le réalisateur ajoute un événement qui déplace un temps, la trame narrative (avec une autre action, un autre lieu, un autre personnage = une agression dans une rue avec le frère de Loulou et un agresseur), permettant ainsi de revenir à la suite de l’histoire voulue.

Donner du sens au récit, dans le cas de Pialat, c’est donc introduire un autre événement extérieur (et intermédiaire) qui aura un rôle précis : lier, relier les différentes phases du récit les unes aux autres ; créer une dissonance entre les pics ou moments narratifs divers qui interviennent souvent sans que l’on y soit préparé.

Donner du sens au récit, dans le cas de Pialat, c’est aussi se rapprocher des préoccupations de Gilles Deleuze qui s’est intéressé aux statuts et surtout à la communication des événements entre eux :

« La question devient : quels sont ces rapports expressifs des événements entre eux ? Entre événements semblent se former des rapports extrinsèques de compatibilité et d’incompatibilité silencieuses, de conjonction et de disjonction, très difficiles à apprécier. En vertu de quoi un événement est-il compatible ou incompatible avec un autre ? Nous ne pouvons pas nous servir de la causalité, puisqu’il s’agit d’un rapport des effets entre eux. Et ce qui fait un destin au niveau des événements, ce qui fait qu’un événement en répète un autre malgré toute sa différence, ce qui fait qu’une vie est composée d’un seul et même Evénement malgré toute la variété de ce qui lui arrive, qu’elle joue un seul et même air sur tous les tons possibles avec toutes les paroles possibles, ce ne sont pas des rapports de cause à effet, mais un ensemble de correspondances non causales, formant un système d’échos, de reprises et de résonances, un système de signes, bref une quasi-causalité expressive, non pas du tout une causalité nécessitante. » 146
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Citons enfin la bagarre entre Loulou et André puis leur réconciliation autour d’un verre au café du coin sans que l’on comprenne vraiment la raison qui motive l’arrêt du combat. La scène fonctionne encore sur les bases d’un déplacement narratif.

Loulou et André se battent dans une cour d’immeuble à cause de Nelly et c’est une vieille dame (dont l’intervention n’était pas prévue au départ et qui est réellement une locataire de l’immeuble) qui vient demander le silence en se plaignant que sa boîte aux lettres a été cassée dans l’affrontement.

Il est intéressant de constater que c’est encore une fois un événement-intermédiaire et imprévu qui vient stabiliser le récit et le diriger vers une voie insolite. C’est la confiance faite au réel qui apporte sa part de création. La vieille dame qui n’appartient pas au tournage vient se plaindre et du coup stopper la bagarre qui aurait pu, on le suppose, se terminer par le chaos de l’un des deux personnages.

C’est un véritable déplacement (ou glissement) vers le réel qui se produit. C’est une contamination du réel vers la fiction qui jaillit et que le spectateur doit prendre en compte dans sa compréhension du récit.

L’arrivée imprévue de la vielle dame constitue un événement-intermédiaire car elle fait la jonction entre la bagarre et la réconciliation au café. Elle devient l’interface entre deux événements qui n’auraient eu aucune logique, dans leur succession, si elle n’avait pas été là.

Les acteurs-personnages sont obligés d’arrêter de se battre et finalement, aucun personnage ne sortira vainqueur de cette histoire qui se terminera au café d’en face.

Le récit reprend donc un cours presque normal où les personnages sont de nouveau prêts à repartir comme ils étaient venus et ce, en partie grâce à l’intervention inattendue d’une bribe de réel.

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Maurice Pialat amène donc des signes ou pseudo-signes 147 ; l’exercice consiste donc pour le spectateur à les ajuster ensemble pour leur donner du sens. Il s’agit de fonder, de construire intellectuellement une narration grâce à des événements éparpillés, dissociés les uns des autres car situés à différents niveaux ; il s’agit de prendre au vol l’événement-intermédiaire, ce déplacement narratif, fruit d’une liberté accordée au réel, qui prend la fonction de « jonction narrative » ; une jonction entre des situations ou actions, issue d’une volonté d’associer une part de réel imprévisible à une fiction préétablie (dans son écriture).

Notes
145.

Gilles Deleuze, « Du problématique » in Logique du sens, op. cit., p. 67.

146.

Gilles Deleuze, « De la communication des événements » in Logique du sens, Ibid., pp. 198-199.

147.

« L’Enfance nue abonde de pseudo-signes, dont on ne saura jamais quel crédit il faut leur accorder. Lorsque François va jeter le cadavre du chat à la décharge, il est filmé en plan d’ensemble ; à l’avant-cadre, deux moutons symbolisent innocemment l’innocence. Lorsqu’il quitte sa première mère, celle que peut-être il troublait trop comme homme potentiel, une haie taillée bien droit les sépare. Son arrivée à l’école le montre piégé, minuscule, au fond d’un espace immense. L’utilisation des connotations « naturelles » semble plus délibérée dans Nous en vieillirons pas ensemble, avec l’insistance sur la mer (la mer, toujours recommencée), avec plus nettement encore l’insistance comme naïvement freudienne sur le couplage entre voiture et transports amoureux. A la fin du film, lorsque les deux amants se rencontrent pour la dernière fois, dans un café, une barre de métal au-dessus des banquettes coupe leurs têtes au niveau du cou, en une sorte de plaisanterie visuelle dont le statut reste et doit rester énigmatique.

Ces signes ou pseudo-signes n’ont peut-être aucun sens. Sans doute ils n’en ont aucun. C’est que le réel se tait, comme il faut se taire sur lui, et avant tout se taire sur les causes. »

Jacques Aumont, « Les causes perdues », op. cit., p. 123.