b). Complicité / distanciation : comment interroger le réel ?

Se tourner vers l’étude d’une démarche documentaire et tenter de rapprocher cette question avec celle de la fiction chez Pialat, nous amène à traquer et à interroger à présent le réel dans les rapports de distance mis en place lors de sa recherche et de sa représentation au coeur du film.

Pour commencer, disons que l’impression d’un regard à la fois proche et lointain vis-à-vis du monde filmé, se matérialise dans le film, par le respect plus ou moins marqué d’une distance vis-à-vis des êtres, des corps et de leur milieu.

Etre en retrait, se fondre dans l’espace physique pour mieux le contrôler ou le créer, telle est la technique que l’on peut repérer dans les films de Pialat. Mais elle n’est pas la seule.

La distance s’opère à deux niveaux. Un niveau de distanciation externe et un niveau de distanciation interne. L’emploi du mot « distanciation » fait, inévitablement et plus précisément, référence ici, à la notion d’« identification » spectatorielle que développait Brecht dans ses écrits. Pour plus de précisions, nous renvoyons également le lecteur aux écrits de Youssef Ishaghpour (D’une image à l’autre). Contentons-nous pour le moment (sans rentrer en profondeur dans des propos théoriques) de voir en quoi, d’un point de vue purement filmique, la « distanciation » nous ramène effectivement à la question de l’identification spectatorielle.

Cette « distanciation » que nous soulevons chez Pialat, suppose donc une stratégie mettant en cause ou en action les rapports entre le film (les corps, les personnages, les scènes) et le spectateur.

« Distance » ou « proximité » vis-à-vis des corps filmés, telle est la réflexion qui s’offre à nous à présent et qui pourra certainement nous conduire vers une étude du regard documentaire présent dans les films de l’auteur.

Prenons l’exemple de L’Enfance nue qui fut pour bien des critiques un documentaire plus qu’une fiction. Dans ce film, François déménage, arrive chez Pépère et Mémère et est inscrit dans une nouvelle école ; François est roué de coups dans la cour de son école par ses camarades qui doivent sûrement avoir une raison de le faire, raison qui, ne nous sera pas communiquée par le récit.

Aussi, cette absence de cause immédiate et visible à l’image, amplifie le regard lointain d’une caméra qui arrive trop tard et qui ne fait qu’observer cette bagarre qui n’est que la conséquence d’un acte inconnu du spectateur et du film (ou du cinéaste ?). L’absence de cause, que nous relevions dans notre étude précédente, est à mettre en relation avec la distance prise avec la situation au moment où elle est filmée et montrée au spectateur ; spectateur qui restera donc éloigné - à tous les points de vue - de cette séquence.

François, dans L’Enfance nue, qui casse la porte de sa chambre à coups de pied ou Betty dans A nos amours qui se jette sur ses enfants dans une immense détresse sont deux exemples parmi d’autres qui nous font penser que la caméra assiste toujours à la fin d’une histoire dont on lui (nous) interdit de connaître les origines. Finalement, la caméra observe car elle ne connaît pas son sujet. Elle rattrape un passé qu’elle ignore et qu’elle se contente de reprendre ou de raviver au présent, en récupérant ce qui se passe « ici et maintenant » face à elle. Elle capte des mouvements physiques qui créeront, à eux seuls, cette scène et l’histoire du film, car les dialogues explicatifs, la psychologie, l’histoire des personnages ne sont pas montrés.

Elle gère le présent des corps pour combler un vide du point de vue d’un passé immédiat qui, s’il avait existé, aurait pu peut-être expliquer des actes, qui sont pour le coup, sans cesse ignorés du spectateur.

message URL FIG63.jpg

Lorsque François est battu, la caméra est un oeil, un regard témoin de cet incident.

Elle ne s’impose pas, elle n’impose pas un cadrage précis car elle arrive au moment où tout est déjà joué. L’idée serait peut-être celle-ci : « tu arrives trop tard, alors ne te fais pas remarquer, ne dérange pas...’fallait arriver à temps...».

Cela dit, la distance prise dans l’espace est une distance qui ne réduit pas l’impact de l’événement  ; au contraire, cette distance crée l’espace et applique ses coordonnées au sein du cadre, ce qui nous fait penser que si la caméra est en retrait, elle n’est ni passive ni lointaine par rapport aux personnages filmés.

Cette distance n’est pas métrique. Comme le montre la photographie ci-dessus, la caméra est proche des corps mais elle est fixe et le cadre reste assez large. Elle ne s’impose pas au coeur de la scène dont le sens se crée véritablement grâce aux corps et à leurs déplacements au sein de l’espace représenté.

Dans L’Enfance nue, la caméra implique le spectateur dans la scène sans le rapprocher trop près des personnages, qui sont la plupart du temps filmés en plans taille, en plans genou ou de plein pied ; mais la distance prise et préservée avec l’événement ne provient pas uniquement de la position de cette caméra.

Le plan est long, le cadre est fixe et c’est surtout la fin de l’action - ce qui se passe au coeur même du film -, qui stimule et commande la coupure, le changement d’angle ou d’échelle de plan. Ce n’est ni la caméra ni ce que l’on peut attendre d’elle qui gèrent la scène ; ce ne sont ni les gros plans ni les changements d’angle, ni n’importe quel(s) paramètre(s) technique(s) (fondu, mouvement transitoire, etc.) qui provoquent le changement narratif.

Ainsi, le montage n’est pas le moyen utilisé pour donner du sens au contenu du film ; il est plutôt mis à son service.

En ce sens, la distanciation est « interne ».

Autre exemple : Mémère la vieille chante des chansons à François qui écoute attentivement la dame âgée, pour qui il a un respect immense. A aucun moment, nous n’aurons finalement le sentiment que la scène est coupée ou gérée (de manière trop appuyée ou exagérée) par le cinéaste.

La séquence est filmée de loin comme pour ne pas trop inclure le spectateur dans ce moment d’intimité qui lui rappelle justement, par cette mise à l’écart, qu’il ne fait pas forcément partie de cette communion.

Les chansons sont presque toutes chantées dans leur intégralité et lorsque ce ne sera pas le cas, c’est François qui commandera ou exigera le changement à la vieille dame. Notons que ce sont les seules fois où François, en présence de la grand-mère aura des exigences ou des attentes par rapport à un autre personnage de la famille.

Il demande à Mémère la vieille de continuer ou de changer de chanson ; c’est la seule et unique fois qu’il communique ainsi avec quelqu’un. On comprend alors la décision du cinéaste de ne pas couper (ni au tournage ni au montage d’ailleurs) ce moment rare, complètement à l’avantage du garçon. La caméra lui offre en quelque sorte sa chance : celle de pouvoir s’exprimer de manière à ce qu’on le connaisse un peu plus.

La caméra fait confiance au temps et au personnage ; en le filmant souvent à hauteur d’homme, en trois quart face et sans aucun mouvement, elle évite par là de prendre à son compte la direction de la scène.

Dans le film Le Garçu, ce dernier est allongé, mort, en Auvergne.

La caméra ne va pas le scruter de trop près. La caméra épouse en définitive le point de vue du fils (Gérard), qui a toujours eu des rapports que l’on suppose difficiles et distants avec son père. Gérard n’ira jamais près de son père ; seule Sophie ira l’embrasser et la caméra restera cependant loin d’elle à ce moment-là. En trois quarts face et cachée derrière Sophie dans la chambre, la caméra observe plus qu’elle ne crée.

message URL FIG64.jpg

La caméra montre plus qu’elle ne démontre.

De par sa place dans la pièce, de par sa position (celle d’être toujours à hauteur d’homme ou de corps), de par sa fixité et son recul qui créent une grande largeur de champ - observons le champ crée par la caméra dans la scène où Gérard et Sophie discutent dans les bois auvergnats -, la caméra choisit de laisser venir le réel, l’événement à elle et non l’inverse ; à savoir qu’elle ne provoquera pas le corps, le personnage, ses actions et/ou ses dires directement. Elle sera plutôt une source de provocation subtile et indirecte dans la manière qu’elle aura de créer davantage les conditions et les moyens plus que les fins ; nous reviendrons sur cette idée plus tard. Elle donne à construire plus qu’elle ne construit elle-même.170

Aussi, comme pour L’Enfance nue, c’est le personnage de Gérard qui a, inconsciemment, le contrôle de la rupture et de la création narratives. Ses rapports avec son père motivent les rapports qu’il a avec la caméra et par conséquent et indirectement les rapports qu’il a avec le spectateur et que nous, spectateurs, avons avec l’ensemble du film.

Regardons de plus près les rapports que Gérard entretient avec son fils Antoine.

Il passe son temps à le regarder de loin (à la crèche), à l’observer sans le toucher sans s’en approcher et sans être vu (derrière le poteau, dans la rue ou sur sa moto devant le bar). Quand il s’en approche, c’est violemment qu’il le fait en le prenant sur sa moto ou en arrivant chez lui, dans la nuit, sans avertir personne. Souvenons-nous du plan où il brave les interdits imposés par la crèche pour aller l’embrasser ; cette séquence filmée de très loin est le symbole d’une démarche qui consiste à doser la distance et la proximité de la caméra vis-à-vis du monde filmé, au sein duquel les personnages

eux-mêmes ont également l’intention de détruire les distances qui les séparent physiquement de l’autre.

Les personnages ont finalement l’attitude de la caméra ; ils se livrent constamment à la conquête ou la maîtrise d’un espace qu’ils veulent s’approprier coûte que coûte.

Le plus bel exemple que nous pourrions emprunter à ce sujet, se situe dans le film Le Garçu. Gérard invite Sophie et Antoine au restaurant, tenu par des amis, chez qui, ils ont apparemment l’habitude d’aller - Antoine nous le dit presque directement dans la voiture, durant le voyage, ce qui nous permet d’affirmer, comme nous le verrons plus loin, que l’enfant, dans son jeu d’acteur, peut également rompre les distances et affirmer qu’il fait bien partie du réel et non d’une fiction -.

Antoine s’amuse avec le gérant qui lui coupe des tranches de jambon cru dans les mains. Gérard, proche de son fils, essaie de participer à ce moment de joie ; seulement le jeune garçon lui demande de s’écarter. Trop près de son enfant, Gérard n’est pas parvenu à attirer son attention et à profiter de lui ; il décide donc de sortir dans la rue et de coller son visage (sa bouche plus exactement) contre la vitre du restaurant. Antoine se tourne et voit son père qui aura finalement réussi à gagner sa confiance, en s’éloignant de lui. En sortant à l’extérieur et malgré la barrière invisible de la vitre, Gérard parviendra à conquérir un moment l’attention et la gaieté de son fils, à la fois si proche et si loin de lui, à ce moment précis du film. C’est dans le recul que Gérard parvient à partager un instant intense avec son fils.

Savoir garder ses distances face à la scène : la caméra aura compris elle aussi, que c’est à cette condition que les rapports de proximité vis-à-vis des personnages filmés pourront s’établir et que c’est également à cette condition que l’expression physique de ces personnages prendra tout son sens au sein du film.

Pour approfondir ce que nous venons d’évoquer, prenons deux exemples issus du film A nos amours, qui mettent en perspective la question de la distanciation des personnages dans leurs rapports physiques avec celle du montage.

Suzanne rentre chez elle après avoir découché durant plusieurs jours (où est-elle allée et pendant combien de temps ?) ; elle se dirige dans sa chambre. Son frère très énervé, l’attrape et la traîne dans la salle à manger pour la rouer de coups devant sa mère (ils arrivent dans la pièce de l’appartement du côté du hors-champ droit et la caméra est déjà présente en point de vue frontal). Encore une fois, on assiste à une violente bagarre que l’on prend au vol et nous sommes comme la caméra, c’est-à-dire incapable de nous projeter dans les origines d’une telle violence qui est à maîtriser dans l’instant présent et qui est impossible à replacer dans un contexte narratif précis (si un semblant d’explication fait surface, il est à chercher dans les sorties tardives de Suzanne, insupportables pour son frère).

La scène est violente et la caméra reste éloignée de ce drame qui ne sera jamais coupé comme pour montrer que la violence du contenu se suffit à elle-même et que le montage ne pourrait rien apporter de plus. Ainsi, les corps à corps surgissent ;

la bagarre rapproche les personnages qui sombrent dans une violence que la caméra (fixe et lointaine) ne viendra jamais surcharger.

Comme nous le notions auparavant avec L’Enfance nue, c’est bien le départ de Suzanne, en hors-champ droit, qui provoquera le changement de plan, d’espace et de temps.

C’est la fin de la bagarre, la reddition de l’un des deux camps (marquée en l’occurrence par le départ de Suzanne) qui commandera le (besoin de) montage. Ce n’est pas la coupure opérée par l’arrêt de la caméra, qui stimule l’arrêt de l’affrontement et le changement de plan. L’événement vit par lui-même, grâce au dispositif mis en place pour que ce soit le réel qui vienne à la caméra et non l’inverse.

En ce sens, la distanciation provoquée au coeur de la scène est une distanciation interne - car c’est bien l’événement qui dirige la narration -.

Le deuxième exemple que nous voulions relever, implique un rapport au montage plus poussé, où la proximité des corps devient le fil conducteur d’une émotion dont la grandeur se manifeste par les rapports qu’entretiennent les personnages et la position de la caméra dans l’espace. Ainsi, les retrouvailles de Suzanne et de son père dans l’atelier sont filmées en gros plans.

Les gros plans chez Pialat sont rares - toujours ce souci de vouloir garder ses distances vis-à-vis de l’événement filmé ? - ; ils sont utilisés ici (dans A nos amours) pour marquer le tournant du film. Le père (Roger), annonce son départ de la maison à sa fille, un soir où ils se retrouvent tous les deux près de l’établi.

Pialat aurait pu ne pas couper et filmer la discussion en plan-séquence et donc en plan large de manière à réunir les deux visages ou les deux corps dans le même cadre.

message URL FIG65.jpg

On constate au contraire que les gros plans se succèdent les uns à la suite des autres grâce à l’utilisation très marquée d’un champ contre-champ. Par ce choix, Maurice Pialat crée la distance, évite la surcharge émotionnelle et confirme son désir de n’accorder de l’importance qu’au contenu de la discussion, en créant des ruptures entre les deux corps, aux dépens d’une émotion qui aurait pu émerger d’une mise en scène moins classique ou moins posée.

En effet, la mise en scène propose un champ contre-champ à hauteur des visages filmés dans une symétrie parfaite. Le cadrage neutre pose la discussion découpée de manière rigoureuse et dans le respect des personnages qui parlent chacun leur tour.

Cette rigidité  est accentuée par le fait que les deux personnages ne se touchent pas ; ils sont à la fois proches physiquement l’un de l’autre mais ils sont quand même à bonne distance car, même si le cadrage présente à chaque fois un visage en amorce pour situer l’autre au sein du cadre, le montage quant à lui, structure fortement la séparation des deux corps. De fait, tout montage sépare, creuse le fossé et empêche les corps de se rapprocher.

Il est cependant intéressant de noter qu’une forte impression de proximité existe dans cette séquence.171

L’effet de distance imposé de fait par le choix de la mise en scène (en l’occurrence le champ contre-champ) parvient à être chassé, au profit d’une sensation tactile vis-à-vis des personnages filmés en gros plans.

Le spectateur a en fait le sentiment d’être dans le secret et l’intimité de ce moment vécu par Roger et Suzanne.

Le père est sur la gauche du cadre, Suzanne est légèrement sur la droite et nous, spectateurs, à travers la caméra, nous fermons le schéma triangulaire. Nous sommes à leurs côtés, à leur hauteur, très proches de leurs visages avec cette sensation de parvenir à les toucher tellement ils paraissent proches de nous. Les visages, filmés en gros plans, s’enchaînent l’un après l’autre et les regards se croisent.

Le montage propose ainsi de dévoiler l’expression intime de ces deux êtres à travers leurs regards et ce, malgré un dispositif (fixité de la caméra, champ contre-champ rigoureux) qui dresse une distanciation (externe) vis-à-vis de la situation filmée (la discussion).

Dans la scène qui montre François, dans L’Enfance nue cette fois-ci, en pleine crise de colère, la caméra reste derrière la porte qui est en train de se briser ; elle n’accompagne pas les gestes de l’enfant et n’est pas située dans la chambre avec lui. Elle attend de l’autre côté et se place en fait du côté de Pépère qui ira calmer l’enfant très énervé.

Quand ce dernier recevra des coups de torchons humides sur le visage, la caméra sera aussi, comme dans A nos amours, le troisième pôle, neutre et distant de la scène, du schéma triangulaire mis en place à l’intérieur du cadre.

D’un côté, Pépère et Mémère avec le torchon et de l’autre, François allongé sur le lit et impossible à calmer, malgré l’aide de Raoul.

La caméra nous placera, nous spectateurs, dans un autre axe, qui nous proposera une observation lointaine de la scène (en plan italien).

Cela dit et à l’inverse de ce que nous évoquions précédemment, cette crise violente et hystérique, est stoppée au montage par une coupe sèche et franche (comme beaucoup d’autres de ce même type que nous analyserons plus tard dans notre travail) ce cut vient donc mettre un terme à ce moment d’une rare violence, qu’aucun personnage, au sein du champ, n’a pu contrôler à temps. Dans ce cas et quand la situation ne semble pouvoir se régler d’elle-même en plein coeur de la scène, c’est le montage et plus précisément le cut qui déterminent le changement de lieu et d’action.

On pourrait citer les bagarres interminables entre Suzanne et son frère, qui trouvent justement une issue par le montage et le choix de couper au beau milieu d’une action alors impossible à endiguer pour les personnages impliqués.

Disons alors que lorsque la crise ne peut être résolue en interne, par les personnages, c’est la solution externe (en l’occurrence, le recours au montage) qui viendra préserver la progression du récit.

Dans ce sens, le film de fiction que le spectateur regarde, devient quelque part, le documentaire du tournage. On crée, on stimule à la prise de vues et c’est le montage qui reconstruira le discours filmique final.

« Avec les avatars de ce scénario, on peut déjà percevoir l’un des aspects, et non des moindres, de la méthode de Maurice Pialat : work in progress, transferts possibles d’éléments de construction et de déconstruction, bref, une véritable alchimie que viendront multiplier – nous y reviendrons – les étapes ultérieures de la création : tournage, montage, mixage. Si les arcanes de la création ne sont pas tous, loin de là, réductibles à l’analyse, au moins peut-on avancer que la formation de peintre de Maurice Pialat n’est sans doute pas pour rien dans cette façon de faire et de défaire les choses, comme si elles pouvaient toujours être remises en question, retravaillées : comme si le travail était, d’une certaine manière, interminable. Certes, une fois achevé, le film – et A nos amours tout particulièrement – a trouvé sa forme. Il reste cependant, pour le spectateur, le sentiment que le film auquel il assiste est comme le miroir brisé d’un autre film qu’il ne verra jamais, et qui serait quelque chose comme la matrice du film achevé. » 172

Le film se fabrique (s’auto-fonde) en laissant la liberté aux personnages de s’exprimer au coeur d’un « espace-temps » que la caméra saura créer, de par la distance prise au moment du tournage ; mais la forme surgit donc lors du montage, véritable et ultime lieu de la création finale proposée au spectateur.

Deux rapports au montage ressortent et permettent d’établir une distance avec le sujet filmé : soit c’est l’acteur-personnage qui prend en charge la gestion des coupures ou des ruptures avec l’espace-temps car la caméra ou le cinéaste attendent qu’il ait terminé son action pour couper, soit c’est le montage et la coupe (franche) qui viennent mettre fin à la scène qui ne trouvait pas d’issue grâce au personnage, incapable alors de stopper lui-même son action.173

Mais dans les deux cas, il y a toujours ce souci de prendre de la distance vis-à-vis de l’action ou de la situation filmées.

Aussi, c’est bien le corps qui fait le lien et devient le réservoir - le repère temporel de la scène -. Si le montage vient briser la logique ou la continuité actionnelle qui auraient placé le personnage au centre de l’action, s’il y avait eu un plan-séquence (et non une coupure), alors c’est le corps qui garantit le suivi d’une vie ou d’une vigueur humaines entre les deux plans.

Prenons comme exemple la longue séquence de Van Gogh qui se déroule dans une taverne. De nombreux personnages sont présents et goûtent aux plaisirs de la chair.

La caméra vole et propose plusieurs plans qui seront montés sans ordre précis ni logique particulière.

Les deux visages de profil de Vincent et Marguerite Gachet, puis le plan taille d’une inconnue silencieuse avant le contre-champ d’un homme qui la regarde assis à sa table ; Théo accompagnée d’une prostituée, puis Vincent près de l’accordéoniste (dans le fond on remarque la présence de l’inconnue silencieuse) et avec deux autres personnages...les plans se succèdent, les regards permettent les enchaînements, les raccords entre tous ces moments où l’on sent que la caméra a su attraper au vol, quelques situations physiques qu’aucune logique narrative ne vient véritablement solidifier. Les corps bougent ; en quelques minutes seulement, on retrouve Vincent à divers endroits de la taverne et avec des personnes toujours différentes que l’on

entr’aperçoit ici et là (la femme silencieuse dans le fond du plan où l’on voit Vincent et l’accordéoniste), au détour d’un plan unique, solitaire, c’est-à-dire dégagé de tout fil narratif précis ou axé sur un personnage principal dont l’action serait « Le » repère fondateur de la scène et de son déroulement.

message URL FIG66.jpg

Aucune situation précise ne vient lier tous ces plans les uns avec les autres.

Aucune action de groupe ne vient commander un ordre et une lecture donnée.

Le déplacement de la caméra, au sein de cet espace complètement déstructuré, devient crédible et prend du sens grâce aux représentations des corps qui racontent (parce qu’aucun dialogue ne vient le faire) la joie, le sexe, la tristesse, l’abandon, etc. D’un point de vue formel, le corps présent dans toutes les positions - et sujet central de tous les plans qui en deviennent presque des peintures -, est le seul élément qui transmet des informations ou des repères au spectateur.

Il s’impose au sein du cadre, en fournit les coordonnées, marque le temps (celui du plan lui-même et celui des personnages dont les visages traduisent son empreinte) ; le corps se retrouve dans chaque plan avec quelque chose à dire au spectateur. Il assure et atteste par là-même le sens de la séquence (fondée ainsi sur l’exploration charnelle de la sexualité, de la fraternité, de la boisson, de la drogue, etc.).

« Le corps humain est ouverture : en lui, la vie qui se donne cherche son vrai visage. C’est pourquoi le corps humain est envisageable comme temps du désir. La parole l’éveille et le nomme là où le sujet se cache dès le début, sous le dédoublement des mots, dans l’espace clos d’une pure opposition langagière qu’il prend pour sa demeure et qui est le huis clos du miroir, l’avenue du mensonge.
L’irreprésentabilité de ce qui parle le déloge de l’image et de l’impasse spéculaire. Elle crée un présent impossible à retenir dans la spéculation, non repérable autrement que comme passage du futur au passé. Un présent qui n’est jamais qu’un maintenant toujours déjà passé et dont notre corps – mon corps en tant qu’il est lieu de moi à toi et du toi à moi – est le gage d’un temps qui passe en se maintenant ouvert à la présence. Le corps est un passage qui maintient le sujet dans l’acte où il se signifie comme parole vivante. Il fait entendre les traces de l’histoire qu’il recèle. Il attend qu’un Autre les lise en les interprétant comme ce qui fait vivre dès l’origine (...). »
174

De même que dans tous ses films, l’auteur place sa caméra dans un lieu avant que ses personnages ne s’y rendent.

Dans Loulou par exemple, au tout début du film, lorsque ce dernier et sa copine arrivent dans une pièce, la caméra est déjà placée avant venue d’un hors-champ, où se sont déroulés des événements qui resteront inconnus du spectateur.

Dans Le Garçu, la caméra est présente dans les lieux (chambre du garçu, cuisine de Sophie, couloir d’appartement, etc.) avant que Gérard n’apparaisse au sein du champ. Ainsi, elle reste distante dans son intervention et dans l’acte de montrer ; elle n’accompagne jamais les acteurs dans un lieu, elle les précède souvent et lorsqu’elle les accompagne, elle les suit discrètement (par l’arrière) comme pour signifier qu’elle ne veut pas prendre l’emprise, le contrôle de leurs déplacements au sein de la scène.

Dans Loulou encore, quand ce dernier se rapproche de Nelly au bal, la caméra reste cachée derrière lui et derrière les différents corps des danseurs comme pour ne pas se faire remarquer des deux personnages qui font connaissance. La caméra observe en se frayant difficilement un chemin, en navigant laborieusement au milieu des corps et en donnant volontairement l’impression de ne pas déranger, de ne pas s’immiscer dans ce moment presque intime. Au bal, elle restera toujours éloignée des visages (les plans taille et américain seront préférés au gros plan).175

Aussi, lorsque Loulou et sa bande arrivent chez Mémère à la campagne, la caméra suit les personnages mais ne les devance jamais ; de cette manière, ce sont les personnages qui dirigent la caméra et non l’inverse.

Enfin, lorsque Loulou court derrière le chien qui veut attraper une poule ou lorsqu’il court derrière Thomas, le personnage armé d’un fusil, la caméra réagit après son départ et tente, tant bien que mal (à l’épaule), d’aller le rattraper. Elle n’anticipe jamais, ce qui nous permet d’affirmer que c’est le personnage et plus encore son corps, qui sont les liens, les guides, les piliers constructifs des mouvements et des différents flux de la narrativité.

Faire confiance au corps, c’est donc avant tout respecter ses impulsions et circulations au sein du cadre, d’où la nécessité (quand cela paraît possible et pertinent) de couper au bon moment, après que l’expression physique ait pu apporter l’intensité suffisante à la scène.

En ce sens, ce sont cette confiance et cette liberté, accordées à l’expression du corps, qui procurent le véritable sens profond à la scène. Cependant, si l’activité physique du personnage se surcharge ou devient trop expressive pour la scène (crise d’hystérie, bagarres interminables, et d’une manière générale intrusion des personnages dans le champ sans perspective de sortie immédiate), le montage viendra par la suite réorienter (déplacer) le sens de la séquence en question, en coupant le moment devenu incontrôlable.

N’est-ce pas , dans ce rapport entretenu vis-à-vis de l’action et de son traitement au sein du film, qu’il faudrait entrevoir les croisements ou débordements de la fiction vers la démarche documentaire, que nous évoquions précédemment ?

D’une manière générale, le changement d’espace a lieu, lorsque l’action le demande ou le commande. C’est toute cette confiance accordée au réel, à la scène et à ce qui s’y passe, qui dicte les choix filmiques du cinéaste (arrêt et mouvements de la caméra, changement d’angle de prise de vue et d’échelle de plan, etc.).

« La distance que Pialat garde avec la réalité se situe au niveau du découpage et du montage. Tout doit tenir dans ce qui est donné, au fur et à mesure sur l’écran. » 176

Ce n’est pas la caméra qui se met en scène, c’est la caméra qui met en scène.

Pour poursuivre dans cette voie, prenons un exemple dans Le Garçu ; la longue scène qui se déroule au lit entre Gérard et Sophie à l’île Maurice est un des multiples exemples qui vient confirmer ce que nous avons avancé juste auparavant.

Sophie pleure lorsque Gérard allongé, prend son téléphone portable pour contacter une personne (sa maîtresse ?) à Paris. Ce dernier s’en moque et téléphone ; elle, de son côté, commence une crise de nerfs. Les deux personnages restent où ils sont et supportent cette situation qu’ils n’arrangent pas mais, au contraire, qu’ils dégradent en se provoquant constamment. Gérard touche Sophie pour la mettre à bout ; elle, lui reproche sa lourdeur et affiche sa tristesse, ce qui le laisse plutôt insensible.

La caméra attend ; elle est patiente. Elle reste éloignée à la place où on l’a mise dès le départ, à savoir au pied du lit. Elle nous propose de regarder cette dispute en évitant tout artifice qui aurait dramatisé (par l’utilisation de gros plans par exemple ou de mouvements quelconques) cette séquence. Mais, ajoutons aussi que la caméra ne provoque pas cette situation de crise et ne l’envenime pas non plus.

Elle attend que la situation se dégrade d’elle-même. On pourrait imaginer une bagarre ou une réconciliation entre les deux personnages ; on aurait pu imaginer en tous les cas une issue à cette situation mais il n’en sera rien. Les deux personnages partiront du lieu où ils se sont disputés et la caméra restera à sa place comme pour signifier et affirmer que c’est ce qui se passe à l’intérieur du cadre qui est important et non la manière de le soulever et de le montrer. Or, en restant distant des personnages, la caméra crée la scène, lui donne vie. Le plan unique crée la durée alors que la position fixe et lointaine de la caméra créé l’espace scénique où aura lieu la crise.

« Le coquard de Catherine (Marlène Jobert) dans Nous ne vieillirons pas ensemble, renvoie et ne renvoie pas au pathos d’une scène (de ménage) qui a ou n’a pas eu lieu entre les deux plans. Pareillement, Le Garçu s’obstine à ne livrer que l’avant et l’après de la violence. Il est vrai que l’écran consent parfois à cadrer de telles scènes d’explosion voire d’hystérie, dans A nos amours nous l’avons dit, mais aussi dans Loulou ou même Van Gogh, quoique dans ce dernier cas avec infiniment plus de retenue. Elles ne sont pour autant, ces scènes, jamais au dessus de tout soupçon.
Si l’on veut bien passer outre la violence brute de ces quelques moments de bravoure, on verra toujours un élément distanciant, interne ou externe.
Interne, la distanciation s’éprouve dans les retombées d’intensité. Après la rixe qui les a opposés, les rivaux de Loulou sont essoufflés comme après une parenthèse sportive, un moment de décharge pure et gratuite ; quant à Nelly (Isabelle Huppert), l’objet de la rixe, elle ponctue ses cris d’un sourire ; dans d’autres cas, c’est l’outrance même du geste et de la parole qui contient son propre désaveu. Suzanne (Sandrine Bonnaire) l’a bien compris, qui dit de sa mère (Evelyne Ker) désarticulée par la crise de nerfs dans A nos amours : « Tu vois bien qu’elle fait son cinéma, là ! » Au fond, les protagonistes n’y croient pas eux-mêmes.
Externe, la distanciation s’opère soit par le montage (Pialat coupe sèchement l’hystérie pour retrouver les mêmes personnages revenus sans mal à la sérénité) soit par un travail sur l’image : les corps sont alors disposés dans un cadre interne (embrasure de porte ou couloir comme chez Bresson) comme pour théâtraliser la scène, ou de sorte qu’ils semblent moins s’adresser à leurs interlocuteurs qu’à la caméra elle-même. »
177

Comme deuxième axe de cette sous-partie et pour recoller à notre idée d’une démarche documentaire comme fondement de la scène pialatienne, partons de la simple idée que la caméra, chez Pialat, peut être parfois un moyen d’explorer, d’observer et surtout de capter (capturer) avant d’être un moyen direct et ouvertement affiché, de créer ou de recréer.178

Dans Le Garçu une longue séquence nous montre Antoine (Antoine Pialat), le fils de Gérard et Sophie, à la garderie. Ce dernier joue dans un grand parc. La caméra le suit discrètement comme pour tenter de ne pas le déranger et de ne pas provoquer en lui une réaction physique ou verbale qui pourrait le sortir de la réalité dans laquelle il se trouve à ce moment précis du film - en effet, l’enfant est en train de vivre un moment réel de sa propre vie et non un moment fictionnel reconstitué pour les besoins du film par son père -. Car, la caméra suit à ce moment-là, Antoine, un être humain et non un personnage ou un acteur. La vie quotidienne de cet enfant est filmée et vient servir le récit d’une fiction. Qu’est-ce qui nous fait croire que dans ce passage (plus que dans les autres), Antoine est davantage Antoine Pialat que le personnage fictionnel du film (qui s’appelle aussi Antoine) ? La caméra le suit et ne se fait pas remarquer. L’enfant ne la remarque pas et en gardant ses distances, elle prend le soin de rester derrière lui, cachée, comme pour ne pas attirer son attention et provoquer en lui une quelconque réaction qui n’appartiendrait pas à sa vie réelle de petit garçon parisien.

Il suffit de voir à quel point Antoine abuse, inconsciemment ou plutôt involontairement des regards en hors-champ ou dirigés vers à la caméra, ce qui démontre à chaque coup d’oeil de sa part, qu’on lui fait des signes à l’extérieur pour lui demander de jouer le jeu ou justement de ne pas le jouer. La caméra est donc une caméra qui se veut être invisible, jusqu’à un certain point. Dans le parc, elle filme Antoine de biais, derrière une haie ou de dos, lorsqu’il erre sur la grande pelouse.

La métaphore de cette observation discrète est aussi celle des personnages qui viennent voir cet enfant en cachette sans qu’il le sache. Sophie dira que Micheline va observer Antoine à la garderie en cachette ; Gérard à un moment donné se cache dans la rue derrière un poteau pour le regarder rentrer à la garderie.

La caméra ne vient pas non plus l’affronter pour ne pas provoquer une réaction qui pourrait s’adresser à ce qui se déroule derrière, de l’autre côté, du côté de l’équipe technique, du côté de ce que l’on ne voit pas mais que l’on imagine par ses regards.

Mais une ambiguïté se fait sentir presque à chaque fois qu’il est filmé ; cette ambiguïté est la confusion et la contamination qui règnent ou s’imposent entre le dedans et le dehors, entre ce qui se passe au sein du cadre et qui représente la fiction et ce qui se déroule à l’extérieur de ce cadre.

Nous pourrions citer Richard Logier qui s’est lui-même interrogé sur la place du corps dans le documentaire ethnologique. Pour lui, le corps ethnologique (qui fait souvent office de passeur entre le dedans et le dehors, entre ce qui représente et ce qui est représenté) se matérialise dans la distance que l’on décide de placer entre filmant et filmé, le lien représentatif étant la caméra comme objet de relais entre les deux.

Les déplacements, les attitudes, les manifestations diverses du corps de la personne filmée sont le résultat d’un rapport particulier à la caméra.

« La situation de transmission, dans laquelle un ethnologue peut filmer son informateur transmettant quelque chose à quelqu’un de sa ’tribu’ (comme dans First Contact de Bob Connolly), est sans doute la situation la plus honnête de l’ethnologie documentaire, domaine où justement les corps parlent par les places qu’ils occupent entre eux. Ils parlent de/à la tradition, du/au lignage, des/aux enfants, bref à ce quelque chose qui nous dépasse et qui n’est certainement pas la caméra.
La situation de transmission est exemplaire ; elle permet de ne pas tricher avec la spectateur. L’endroit où l’on ’plante’ la caméra n’est jamais innocent et la vulgarisation de l’objet technique fait que tout un chacun aujourd’hui sait comment se comporter devant la caméra, ce qui induit un vrai-faux rapport à cet objet, surtout gênant lorsque celui-ci prétend rendre compte d’un point de vue ethnologique.
La réflexion préalable au moment du tournage doit absolument inclure ce que nous théoriserions sous l’aspect de la distance des corps entre filmant et filmé. La caméra, et celui qui la tient - le ciné-oeil selon Vertov - doivent se tenir à l’endroit exact qui illustre la bonne distance des corps entre l’ethnologue et son interlocuteur, ni trop près, ni trop loin. Cette distance est, bien sûr, affaire de connaissance de celui que l’on filme, mais aussi de la part esthétique que doit nécessairement inclure un documentaire, au sens où il s’insère, comme objet fini, dans l’histoire du cinématographe et pas seulement dans l’histoire de l’ethnologie.
Ce que l’on pourrait appeler le ’corps ethnologique’ est sans aucun doute ’visible’ dans le film ethnologique, mais dans aussi dans la photographie, dans l’illustration, comme le montre l’iconographie de l’ouvrage de F. Loux, Le Corps dans la société traditionnelle. Le film documentaire, lui atteint à la perfection quand (comme dans les Maîtres fous de Jean Rouch), il touche à de nombreux aspects de la vie sociale :
l’au-delà, la colonisation, la folie, la relation entre filmant et filmé. Il le fait sans jamais imposer un discours facile, simplement en montrant, grâce à un montage subtil, les interrelations, les ponts, que les officiants tentent eux-mêmes de construire dans le rituel.
La relation entre l’homme-caméra et l’homme-filmé se trouve dans la transe commune. Cette relation les unit dans le film. Ce qui ne veut pas dire que, ce que le cinéaste ressent au moment où il filme, ne soit pas le résultat du compromis entre ce qu’il a déjà vu souvent et l’originalité de la scène qui se présente à lui ce jour-là, qui diffère toujours un peu des scènes similaires qu’il a vues de nombreuses fois. C’est dans ce compromis qu’il faut situer la notion de ciné-transe de J. Rouch, mais aussi dans le fait que les officiants, les informateurs, jouent aussi à l’intention de l’ethno-cinéaste et que l’objet technique tient le rôle de médium. Il s’agit d’un idéal, d’un modèle qui est rarement visible, celui où l’ethno-cinéaste s’est tout entier donné à son sujet, ’corporellement’. Mais pour être capable de se donner, il faut aussi réfléchir aux sens des positions respectives que les uns et les autres nous occupons, tant il est facile de ’voler des images’ et de leur faire dire n’importe quoi. »
179

Dans Le Garçu, on joue indéniablement de ces regards caméras et de sa position soit disant invisible mais faisant quand même partie du système.

En fait, comme dans toute recherche ethnographique, la caméra est tellement là, présente, qu’elle parvient à ne plus être et à devenir invisible. Elle est tellement , présente, qu’elle devient vite un objet accepté au coeur de la scène qui parvient à se faire oublier relativement vite.

Le cinématographique prend le pas sur le filmique et devient sa principale source. C’est notamment cette observation du film par le film et dans le film (issue du courant moderne) qui a fait dire à Gilles Deleuze que l’« image-temps » était avant tout une « image-pensée » ; cette image du film sur lui-même en somme, qui nous propulse dans une « quatrième dimension » où la perception que l’on a du film, est celle d’une pensée philosophique (bergsonienne) où le temps de la création parvient à contaminer celui de la représentation.180

Prenons un autre exemple encore plus troublant : celui de la scène du bus dans Le Garçu. Sophie et Antoine attendent le bus et le jeune garçon montre son impatience à attendre le véhicule qui tarde à venir. Réagit-il comme cela parce qu’il a repéré la caméra et son père en hors-champ ? A-t-il compris qu’il fallait qu’il attende ce bus, seul, avec Géraldine Pailhas (Sophie) pour les besoins du film ou a-t-il des difficultés à comprendre qu’il est censé à ce moment précis, jouer la comédie pour les besoins d’une fiction ?

message URL FIG67.jpg

La caméra reste distante de lui (et le laisse évoluer de profil ou de dos) comme pour ne pas provoquer une situation où l’enfant aurait demandé des explications ou aurait sollicité le cadreur et les personnes présentes à ce moment-là sur le tournage. Mais pour continuer sur notre lancée, regardons de plus près la scène qui suit et qui est, à nos yeux, encore plus significative. Sophie et l’enfant montent dans le bus ; pendant le voyage, de jeunes mauriciens courent à côté du bus et font de grands signes.

Il est certain que ces signes sont faits à la caméra ; c’est directement à nous (à la caméra) qu’ils sont adressés et les regards de Sophie et Antoine vers l’extérieur peuvent faire croire que c’est aussi à eux qu’ils sont adressés. Ainsi, la caméra est invisible parce qu’elle ne refuse pas le réel (envahissant et incontrôlable) qui s’offre à elle ; au contraire elle l’assume, l’apprivoise, l’accepte pour mieux le gérer, l’intégrer dans sa propre vision du monde. L’imprévu et l’extérieur sont acceptés pour une meilleure utilisation au sein de la fiction.

N’est-ce pas ici, dans l’idée d’assumer et de revendiquer que le film qui est en train de se faire doit être le film proposé au spectateur, que se situe l’enjeu d’un travail réalisé sur les déplacements ou glissements furtifs (jaillissants) vers le documentaire ?

N’est-ce pas ici, à travers l’affirmation de sa propre place physique et de son propre regard de cinéaste au sein de l’espace filmique, que Maurice Pialat parvient à transporter les corps dans le champ documentaire, de l’autre côté du rideau, du miroir, du fossé ?

La caméra devient le moyen de déborder, de transcender le cadre afin de puiser dans le réel les éléments qui constitueront la fiction.

« Etre pris dans le mouvement, qui va du père au fils, être l’un et l’autre, c’est encore s’abandonner au flux qui constamment déborde. Le ventre, le cadrage, la filiation : tout ce qui va au-delà, tout ce qui n’a pas la netteté artificielle des prétentions sociales de représentation, ce volume non maîtrisé, c’est la chair d’un cinéma qui faisant mine de se laisser aller, se permet surtout de saisir au passage des flux vitaux.
Dans Le Garçu, le voisinage de Depardieu et du petit Antoine est à ce titre extrêmement probant : pour des raisons diverses, ils rivalisent d’adresse dans l’art de dépasser le rôle qui leur est imparti. Le métier chez l’un, l’innocence chez l’autre leur permettent d’aller au-delà de la rampe qui sépare la scène du réel, et les acteurs de la représentation de l’équipe qui la met en oeuvre.
« Quand tu vois des acteurs comme Cooper ou Clift, tu sens à leur façon de jouer, de donner une réplique qu’ils sont en total dédoublés...Y’en a un où c’est très net, c’est Mitchum : quand il se fait chier, cela se voit directement sur l’écran ! Mais c’est cela un acteur. Seulement ce léger décalage, cette grâce, cela vient avec le temps, cela ne vous tombe pas tout de suite sur la gueule. » Cette déclaration de Depardieu à la revue Cinématographe, lors de la sortie de Police, est illustrée à merveille ici par Antoine Pialat et ses quatre ans d’expérience « professionnelle ». S’il y en a un qui montre que les autres l’embêtent, qui montre qu’il a sommeil ou qu’il se « fait chier » sur le plateau, c’est bien lui ! « Laisse-moi un petit peu... », dit-il à Depardieu devant un flipper ; ce n’est bien entendu pas au personnage qu’il dit cela, mais à l’acteur. De la même façon, lorsqu’une institutrice demande : « Qui êtes-vous ? » à Depardieu venu inopinément chercher son fils à la crèche, celui-ci répond : « C’est le gros Gégé », et ce n’est évidemment pas du personnage du scénario dont il veut parler alors...La quantité de regards hors champ, vers la caméra, vers le père vraisemblablement, vers les techniciens, est de la même veine. Pialat choisit de les garder. De faire de cet échange, entre le plateau et la vie, entre les personnages et les individus, le sujet même de son film. « Ce léger décalage, cette grâce... » que Depardieu apporte par nature et par métier, qui fait qu’il est Depardieu avant d’être Mangin (Police), Loulou ou Gérard, ce décalage, on pourrait dire que Maurice Pialat l’offre à son fils, ou l’accepte de lui (ce qui, de la part d’un metteur en scène, revient au même). Que regardent les enfants de l’île Maurice qui courent autour de l’autocar dans lequel se déroule une scène ? Ils regardent l’équipe du film, bien sûr. Et que regarde Antoine, dans le couloir, une nuit de cauchemar ? Son père, sans doute, ou toute autre présence aux côtés de la caméra. Ainsi c’est, à l’écran, le film en train de se faire que nous regardons à notre tour, sans qu’il soit besoin d’avoir recours à une mise en abyme toujours didactique. Alors que les metteurs en scène s’attachent toujours à faire en sorte que les enfants oublient sur le plateau l’environnement technique, Pialat au contraire se sert de l’innocence (ou de la rouerie) de son fils pour faire, une fois de plus, déborder la vie de son cadre. »
181

Le déplacement est avant tout un débordement : celui qui vise à accepter le réel (la part naturelle des corps au plus profond de leur expression) au sein même de la fiction.

Le film regardé est en pleine auto-construction ; les personnages du film sont constamment en plein mouvement créatif et c’est cet état fébrile, imprévisible et progressif de la création physique vis-à-vis du réel, qui est à l’origine du film et plus particulièrement de sa narration.

« Les films de Cassavetes racontent à leur manière une histoire. Ils ont sinon une intrigue, du moins une trajectoire. Jamais ils ne rompent avec l’idée de la fiction.
Ils sont novateurs dans le mode de récit, dans la conception même de la dramaturgie.
Meurtre d’un bookmaker chinois, par exemple, a l’air d’avancer au hasard, au gré des sentiments du personnage plutôt que de l’action. Pourtant la structure du scénario est typique du film noir, avec ses histoires de dettes, de mafiosi, de contrats et de meurtres. D’où vient que le film semble s’écrire en même temps qu’on voit sur l’écran ? (...)
A l’intérieur d’un agencement strict, le scénariste introduit l’aléa, l’accident, la catastrophe qui fait dévier le récit vers une destination qu’on ignore ou qu’on perd de vue. (...)
L’écriture de Cassavetes procède d’une déstabilisation concertée de la narration. Elle introduit l’indéfini ou l’inattendu de l’existence comme mode de récit. Non seulement le film se construit au tournage et n’existe que par la grâce de l’« ici et maintenant », mais déjà l’écriture du scénario inscrit cette pointe de présent dans l’histoire. »
182

La démarche filmique consiste à accorder aux corps le pouvoir de provoquer le réel au coeur de chaque scène ou presque (quand les conditions et le dispositif filmiques le permettent). En ce sens, ces corps sont des corps-passeurs. Ainsi, l’impression d’un dessaisissement au sein même de la fiction est étroitement liée à l’idée que l’oeuvre est sans cesse en train de se construire sous nos yeux, sous l’influence de ces intrusions et manifestations du réel.

« L’art gestuel de Cassavetes y est à son comble, dans la saisie immédiate et sauvage des corps qui dansent simultanément, dans cette façon de faire vaciller l’espace pour le rendre à son mouvement premier, révélant cette turbulence primaire des choses et des êtres que le cinéma s’emploie à toute force à masquer. Mais Cassavetes est à l’opposé de Pollock. Le peintre américain fait une expérience de l’informe pour toucher à une renaissance du corps figuré comme horizon de toute peinture ;
le cinéaste, à l’inverse part de la figuration pour atteindre, dans quelques grands moments, les franges de l’abstraction. Chez Cassavetes, la figure est première. L’unique objet de son cinéma, c’est le corps humain. Le cinéma, dans son rapport au réel, d’abord figuratif et, à moins d’en faire une dépendance de la peinture comme certains avant-gardistes, ou de vider systématiquement le champ comme Antonioni, il n’échappe pas au corps. »
183

Ainsi, pour terminer cette sous-partie, arrêtons-nous sur la scène de bal dans Van Gogh ; la beauté de cette scène tient au fait qu’elle succède justement à des plans sauvages (volés ?) qui étaient essentiellement des gros plans.

Les prostituées ou même Théo connaissent-ils et comprennent-ils le trajet de la caméra qui observe de loin leurs mouvements dans l’espace de la taverne ?

La caméra navigue, surfe, au milieu des corps. Ces déplacements (et c’est souvent le cas chez Pialat) se matérialisent par des changements de points de vue, d’angles de prise de vues et non par des mouvements (travelling ou panoramique) ; les corps sont filmés de loin et les visages de profil. Elle reste sur le plancher de la piste de danse et tout à coup (en attrapant un corps qui sert d’amorce) elle suit, attrape au vol un personnage qui part dans un endroit retiré.

Lorsque Vincent Van Gogh suit Marguerite qui lui demande de l’accompagner dans une pièce isolée pour faire l’amour, la caméra se tortille, se fraye un chemin et les suit. Elle les repère et les capte en contre-plongée comme cachée en somme sous l’escalier de bois. Elle capture leur complicité et leur moment de tendresse sans que l’on sache vraiment si ce moment est le (seul) moment privilégié (à filmer) du film. En effet, on peut supposer que d’autres personnages (secondaires) ont une vie et une activité en hors-champ, toutes aussi intéressantes que celles des personnages que la caméra a décidé de suivre à un moment donné. La caméra redescendra plus tard pour aller chercher de manière peut-être hésitante (ou non préparée) Théo en bonne compagnie et isolé lui aussi dans une sorte d’alcôve.

Comme pour Vincent Van Gogh qui suit Marguerite - on ne la voit pas lui demander de le faire -, les corps sont pris dans le début ou dans la fin d’une de leurs multiples actions, ce qui accentue l’idée selon laquelle nous ne sommes pas forcément intégrés ou invités complètement dans la scène.

Au contraire, dans la scène de la danse (la marche collective plus exactement), on sent une caméra à la fois complice et distante. La scène est préparée car les personnages le sont aussi et ce sont les corps qui viennent au spectateur et non l’inverse (la caméra qui va chercher les corps) comme dans la scène précédente où l’on avait vu une caméra à l’affût ou plus ou moins perdue au sein de l’espace.

Le spectacle est véritablement spectacle car il est complètement réglé et ouvertement adressé au spectateur que l’on invite ou convoque et qui devient du coup complice et non intrus ou voyeur.

Le déplacement des corps se fait donc dans cette optique : proposer une scène où le spectateur devient consciemment spectateur-invité de ce qui se déroule en face de lui.

Les gens dansent au milieu de la taverne ; Vincent Van Gogh est serré contre Marguerite et les prostituées présentes ont toutes un homme avec qui elles peuvent danser. Seule une femme non accompagnée, reste à une table face à un homme qui la regarde. Ces différents plans de danses sont assez longs dans leur durée et ce sont une fois de plus les corps à l’intérieur du cadre qui créent le mouvement.

Leurs déplacements dans la scène se font de gauche à droite et vers le fond de la pièce.

La caméra est fixe. Non seulement elle ne bouge pas mais elle reste également assez lointaine des corps. Lorsque Vincent Van Gogh danse avec Marguerite, la caméra est discrète (presque cachée derrière des danseurs présents au premier plan qui ne font que passer dans le champ).

Dans un second temps (et c’est plus particulièrement cette scène qui nous intéressera), la danse collective, qui succède aux plans de danse évoqués précédemment, est un bon exemple de ce que nous avons avancé jusqu’à présent.

La caméra est un objet à la fois complice et distant des corps et c’est sur cette condition que la scène existe.

Ainsi, les personnages se mettent en rang et commencent à marcher par deux, les uns derrière les autres sur une musique entraînante.

message URL FIG68.jpg

Tout d’abord de face et ensuite sur le côté - en 3/4 -, les danseurs avancent, tournent légèrement dans le fond de la pièce et se dirigent droit vers la caméra qui deviendra et restera frontale et fixe tout au long de la représentation.

Les corps s’approchent par deux et face à la caméra, les dames une par une, se baissent légèrement comme pour saluer le spectateur. Deux changements d’angle montreront le groupe en 3/4 face mais la danse est filmée de manière frontale.

message URL FIG69.jpg

Par deux, puis par quatre et enfin par huit, les danseurs s’approchent de la caméra et leurs regards sont braqués vers l’objectif. Les marcheurs sont donc filmés sans mouvement particulier (sauf si l’on considère les travellings arrières que réalisera la caméra lorsque les corps seront trop proches) et ce sont vraiment les corps (par leur circuit répétitif et leurs déplacements préparés et presque chronométrés par rapport à la musique) qui dynamisent la scène. Ce n’est pas la caméra qui donne de l’ampleur à la scène en bougeant. Sa fixité (ou semi-fixité, si l’on prend en compte le mouvement de recul) laisse une chance aux corps de s’exprimer au sein du cadre qu’elle impose. Distante donc par sa fixité et ses mouvements de reculs vis-à-vis des marcheurs qui évoluent de face, la caméra est également complice dans la mesure où elle adopte un point de vue frontal et s’inclut de fait dans cette scène de marche. Elle est , reconnue en tant qu’objet assumé de l’enregistrement du spectacle produit.

On remarque que, lorsque la caméra se place, par trois fois, en 3/4 (face ou dos), elle adopte un regard plus distant comme si elle avait la volonté de s’échapper de la scène ; elle n’en fait plus partie car les corps ou plutôt les personnages ne la considèrent plus comme présente. Or, la plupart du temps, pour rendre compte du mieux possible des déplacements physiques des danseurs, elle reste de face et laisse venir à elle les personnages. Complice, elle l’est également en acceptant les regards-caméra des personnages qui, arrivant près d’elle, n’hésitent pas à saluer (à nous saluer, nous spectateurs).

Les corps se déplacent donc pour la caméra. Ils deviennent ses complices privilégiés, ce qui n’est pas toujours le cas chez Pialat où, comme on a pu le constater juste auparavant, la caméra doit aller chercher d’elle-même (et de manière un peu sauvage) les déplacements physiques des personnages.

Avec cet exemple et grâce au texte de Jean Narboni (cité en grande partie dans les lignes suivantes) qui rejoint de près nos idées développées jusqu’ici, on sent que le corps devient, chez Pialat, le moteur de la scène, tant dans sa composition plastique ou plutôt esthétique que dans le récit qui utilisera ses déplacements (et notamment ses entrées et ses sorties dans le cadre) pour pouvoir constamment s’alimenter.

Les cadrages, ni complices ni distants, la façon qu’ont les acteurs-personnages de se mouvoir face à cette caméra, nous ramènent ainsi à la question d’une identité documentaire au sein de son oeuvre, tant on saisit que la prise de vue chez Pialat est affaire de capture, de captation, de point de vue qui privilégient l’expression totale, intacte et entière des corps. Comme le note Jean Narboni, la scène devient finalement le lieu ethnographique de toutes les expériences qui mettront en jeu les corps, leurs pulsions et impulsions, intrusions et éjections, au plus profond d’un espace et d’une oeuvre qui devront s’en accommoder pour raconter.

« Ce qui avait frappé Oudart au moment de L’Enfance nue était une sorte de miracle de la prise de vues, « ni distanciée, ni complice », dans ce cinéma à peine narratif, surtout pas existentiel.
Or, ce mystère de la prise de vues me semble être un trait commun à une sorte de courant ’ethnographique’ du cinéma français, cruel et exact (Rouch bien sûr, mais aussi Rozier, Eustache). Se demander si Pialat porte un regard, et de quelle nature, sur l’adolescence ou l’enfance, s’il s’agit dans ses films d’un point de vue adulte sur les jeunes, ou de l’obsession chez un vieux du regard que les jeunes, ’tels qu’ils les voit’, portent sur lui, se demander en un mot où il se tient dans tout ça, n’est sans doute pas sans intérêt, mais secondaire.
La cruauté et l’exactitude de ce cinéma ethnographique tiennent à une position de caméra (mais c’est encore trop ’physique’, il faudrait parler de position d’’expérience’) telle que puisse être saisi, et de là seulement ’ce qui fait mal où ça fait mal’. (...)
L’enjeu est d’épingler un état de surprise et comme de dénuement du corps d’acteur, avant que la narration, imminente, ne l’ait déclenché.
Le montage consistant alors à maintenir, tout au long d’un récit minimal (aucun liant), cet état antérieur de corps, en sorte que sous ce semblant de récit ne cesse de courir un refus de se plier à lui.
La scène-type du cinéma de Pialat pourrait être condensée ainsi :
quelqu’un fait irruption dans un lieu qui n’est ’pas habitué à lui’ et où se trouvent un ou plusieurs familiers de ce lieu.
Dans le plan et dans tous les sens (du décor, de l’acteur, des acteurs entre eux, de la prise de vues à tous ces éléments) se fait alors entendre un : ’pas de chez nous’.
Pialat : un cinéma de ’personnes déplacées’ (à entendre dans tous les sens). »
184

Notes
170.

Si la caméra donne à construire plus qu’elle ne construit elle-même, nous ne pouvons pas pour autant parler de démarche descriptive. En effet, sur les traces d’André Gardies, nous notons que la caméra, bien souvent chez Pialat, est présente dans la scène avant les personnages qui, comme nous le verrons plus loin, surgissent d’un hors-champ - effet et choix de mise en scène, qui ont tendance, comme nous le développerons dans le chapitre suivant, à donner une résonance fictionnelle à la scène en question -.

Les regards « enquêteur », « arpenteur » ou « découvreur » que désignent André Gardies dans son ouvrage cité plus bas, sont certes présents dans son premier film L’Amour existe (qui est un documentaire dont le but est d’évoquer la vie en banlieue parisienne) ou dans Sous le soleil de Satan mais ne se retrouvent pas forcément dans tous ses autres films.

Dans L’Amour existe, la caméra progresse dans une ville par un travelling avant qui donne au spectateur un savoir nouveau qui décrit plus qu’il ne raconte. L’histoire de la banlieue est traitée d’un point de vue général où aucun événement particulier ne viendra se dégager.

Comme nous l’avons énoncé précédemment dans la première partie de notre travail, Sous le Soleil de Satan traite d’une dérive humaine physique qu’aucun événement ne semble pouvoir venir détourner (lorsque l’on voit l’Abbé Donissan perdu dans la campagne, en train d’arpenter ou de découvrir un monde inconnu, on pense que c’est son quotidien qui nous est décrit ou rapporté). La caméra nous propose un regard sur le corps du personnage qui nous traduit la misère d’un homme égaré depuis toujours et pour toujours.

André Gardies, Décrire à l’écran, Editions Nota bene éditeur/Méridiens Klincksieck, Collection

« Du cinéma », Paris, 1999.

171.

Les écrits de Jean-Luc Godard nous aiguillent dans nos propos.

« Quand des effets de montage l’emporteront en efficacité sur des effets de mise en scène, la beauté de celle-ci s’en trouvera doublée, de son charme l’imprévu dévoilant les secrets par une opération analogue à celle qui consiste dans les mathématiques à mettre une inconnue en évidence.

Qui cède à l’attraction du montage cède aussi à la tentation du plan court. Comment ? En faisant du regard la pièce maîtresse de son jeu. Raccorder sur un regard, c’est presque la définition du montage, son ambition suprême en même temps que son assujettissement à la mise en scène. C’est en effet faire ressortir l’âme sous l’esprit, la passion derrière la machination, faire prévaloir le coeur sur l’intelligence en détruisant la notion d’espace au profit de celle du temps. »

Alain Bergala (pour l’édition), « Montage, mon beau souci » in Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, Paris, 1985, p. 93.

172.

Alain Philippon, A nos amours, Editions Yellow Now, Collection Long Métrage, Bruxelles, 1989, p. 15.

173.

S’agissant de cette dernière analyse, on pourrait retrouver des points communs avec le cinéma de Takeshi Kitano, qui exagère la coupure, le cut sec et surprenant au montage. En effet, on remarque chez le cinéaste japonais, les coupures franches et sèches qui nous interdisent de voir le début d’une action et d’en connaître donc les causes ou les conséquences. Dans Hana-bi notamment, le film commence par un plan où l’on voit le héros puis un autre où l’on voit un jeune garçon. Le silence et la rigidité des corps précédent le chaos du jeune qui, on le suppose, a dû subir physiquement la colère de l’homme (incarné par Takeshi Kitano) qui ne s’expliquera pas sur son acte. Takeshi Kitano se sert, joue de ces cuts imprévus pour créer la surprise et une forme burlesque du plan qui intervient sans même prévenir et sans que l’on ait besoin de trouver ni causes ni conséquences aux actes physiques des personnages qui deviennent donc des corps plus que des

personnages-pensants. Maurice Pialat aime jouer de ces effets de style pour privilégier la spontanéité et la surprise d’un réel qui n’a besoin que des corps pour exister et apparaître à l’image.

174.

Denis Vasse, « Le corps : le maintenant du passage du temps » in La Chair envisagée - La génération symbolique -, Editions du Seuil, Paris, 1988, pp. 10-11.

175.

L’effet de proximité remarqué dans cette scène s’explique par le travail d’un cadre sur lequel s’arrête notamment Isabelle Jordan déjà citée auparavant :

« Proximité du spectateur aux personnages de Loulou, étroitesse du cadre. Dans Loulou, les personnages sont souvent très près les uns des autres, qu’ils soient très nombreux (le bal du début, le déjeuner chez mémère, le café), ou qu’ils soient deux, proches l’un de l’autre, proches de nous.

Loulou projette sa tête taurine contre celle de l’adversaire : au bal il cherche plus de son mufle insistant à forcer la réserve de Nelly qu’à mettre leurs corps en avant.

Quel est donc le rôle du décor dans ce cadre serré, dans cette mise en scène rapprochée ?

L’appartement de Nelly et André, la rue où Loulou reçoit un coup de couteau sont parmi les rares lieux un peu larges et ceux où le conflit est le plus ouvert.

Ailleurs, il est comme en reflet sur les personnages, comme intériorisé et en correspondance avec leur comportement. »

Isabelle Jordan, « Le chercheur de vérité », op. cit..

176.

In Mireille Amiel, Cinéma 72 n°167, juin 1972.

177.

François Ramone, « Suzanne existe », op. cit.

178.

Car comme le note, Jean-Claude Guiguet, à propos du film La Gueule ouverte :

« Maurice Pialat n’attend rien d’autre de la vie que la vie elle-même. Il rejette l’illusion de l’art et la contemplation de son propre exercice comme une espèce de récompense. Bergman transfigurait le décor, les objets, les couleurs et les sons. Pialat les montre tels qu’ils sont ; mais la puissance expressive du constat est telle qu’il le dépasse malgré lui, malgré tout. Imposant une vision précise naturaliste, il fait naître à sa manière une terreur non pas mentale (Bergman) mais physique. Le formidable impact du film de Pialat, il faut l’attribuer à son ’refus de l’art’. Sa force tient dans la banalisation. Il joue la carte de la planitude et c’est le relief qu’il atteint.

Ici la mort ne sera jamais magnifiée ou sublimée. Elle se présente comme une perturbation banale, accidentelle mais horrible dans son déroulement clinique inéluctable, dans cette détérioration physique qu’elle fait subir au corps autant que dans l’attitude de retrait qu’elle imprime dans le comportement de ceux qui la contemplent au travail.

La force de Maurice Pialat n’est pas de nous dire, mais de nous montrer. Mieux : de nous faire pressentir quelque chose, quelque chose dans notre être physique. »

Jean-Claude Guiguet, « La Gueule ouverte » in La Saison cinématographique 1974.

179.

Richard Logier, « Le documentaire, le corps, la mesure et la démesure : question de point de vue » in

Le Documentaire ethnologique, Editions Presses du Centre UNESCO de Besançon, Collection Sociologie et Sciences Sociales, Série ’Ouvrage de référence n°1’, Besançon, 1998, pp. 57-71.

180.

Pour plus d’éléments au sujet de cette piste (que nous lançons, certes un peu au hasard de notre évolution), nous renvoyons le lecteur à l’intégralité du texte de Alain Ménil, qui nous éclaire sur les pensées de Gilles Deleuze au sujet de ce qu’il qualifiait d’« image-temps ».

Alain Ménil, « Deleuze et le « bergsonisme du cinéma » » in Philosophie n°47 - Gilles Deleuze -, Editions de Minuit, septembre 1995, pp. 28-52.

181.

Vincent Amiel, « Débordements » in Positif n°430, décembre 1995.

182.

Thierry Jousse, John Cassavetes, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, Collection ’Auteurs’, Paris, 1989, pp. 34-35.

183.

Ibid., p. 59.

184.

Jean Narboni, « Le mal est fait » in Cahiers du cinéma n°304, octobre 1979.