c). Intrusion(s), éjection(s) : les corps créateurs

Si une certaine distance est respectée au sein de la scène, si la place de la caméra est toujours contrôlée et si la psychologie des personnages est reléguée au second plan au profit de l’expression corporelle, posons-nous alors les questions suivantes : comment la fiction advient-elle au film, comment le déplacement vers la fiction est-il possible alors que tout porte à croire que dans chacun des films de l’auteur toute écriture préétablie, toute préparation ordonnée, tout travail de mise en scène prévisible (et d’ailleurs visible) par le spectateur, sont inexistants ? Comment se créent le drame, la fracture, l’événement, la trame fictionnelle au sein de la scène qui, comme nous le soulevions, accueille souvent les manifestations inattendues et imprévisibles du réel ?

En effet, la scène chez Pialat repose essentiellement sur la liberté des corps et sur la capacité qu’ils ont à créer au coeur de celle-ci. Ainsi, le déséquilibre, la force de rupture qui seront des éléments-clés dans la constitution fictionnelle du récit, ne sont pas forcément annoncés et amorcés par des événements antérieurs. La plupart des éléments fictionnels arrive donc sans prévenir et à des moments précis. Ce sont justement cette surprise, cette intervention (d’un personnage oublié), cette intrusion corporelle imprévue qui construisent petit à petit la fiction au travers des réactions qu’auront les personnages les uns vis-à-vis des autres.

La charge du récit, l’engagement fictionnel, sont laissés aux personnages qui s’expriment au sein du cadre ; mais ils ne peuvent assumer à eux-seuls cette responsabilité. Certes, leur engagement physique dans la scène constitue quelques grands moments événementiels et permettent au récit d’avancer (les bagarres souvent sans cause entre Suzanne et Robert dans A nos amours permettent d’instaurer des rapports nouveaux entre les autres personnages du film, les gestes impulsifs de Jean dans Nous ne vieillirons pas ensemble préparent doucement et indirectement ou inconsciemment - le spectateur - au départ de Catherine, etc.) ; mais souvent, le besoin de stimuler pour relancer, se fait sentir.

En ce sens, la stimulation narrative est physique.

Cette stimulation fictionnelle repose donc sur les intrusions et éjections des corps.

Tout le cinéma de Pialat est à envisager sur l’intrusion d’un personnage au sein d’un environnement qui ne lui est pas forcément familier.

Les récits du Garçu ou de L’Enfance nue fonctionnent sur cette idée.185

François est introduit (malgré lui) dans une famille d’accueil qu’il n’a pas choisi et la trame fictionnelle se mesure sur les capacités qu’il aura à s’intégrer dans ce nouvel espace familial complètement recréé. Les crises du garçon ou celle de Raoul se concrétiseront par une fugue hors de l’espace d’accueil, du foyer familial. D’ailleurs, lorsque Raoul se plaindra de son sort, il menacera Mémère de s’enfuir chez les boucaniers pour aller travailler. La grande angoisse de Mémère qui deviendra d’ailleurs celle du spectateur et constituera donc le fondement narratif du film, sera de savoir « où est passé François ».

Où est-il allé ? Où s’est-il projeté ? Ces questions marquent chacun des films de l’auteur dont les récits sont également fondés sur l’intrusion inattendue d’un personnage dans un lieu qui lui est plus ou moins hostile.

Dans Le Garçu, Gérard construit la narration par ses allers et retours et interventions imprévues dans l’univers de son ex-femme. Il s’incruste à n’importe quelle heure du jour et de la nuit dans cette famille qui, par la force des choses, devient un peu la sienne.

La nuit, il vient apporter un cadeau à son fils, le jour il l’espionne au café, accompagné de l’ami de Sophie et intervient dans leur intimité pour faire une partie de flipper et boire un café avec Jeannot (Dominique Rocheteau).

Citons également A nos amours, film sur lequel nous reviendrons dans la dernière partie, où l’appartement devient au fil des jours et des bagarres, un lieu dangereux pour Suzanne qui, à bien des moments, sera considérée comme une étrangère dans le foyer avant d’en être éjectée. Parce que son frère souhaite gérer sa vie et maîtriser du mieux possible - et assez sévèrement d’ailleurs - la nouvelle vie familiale, Suzanne sera vite écartée du groupe ; lorsqu’elle y reviendra, elle ne sera pas la bienvenue (colère, disputes, violences physiques seront les réactions du frère face aux arrivées de Suzanne dans l’appartement). Par deux fois, elle reviendra dans l’appartement en territoire ennemi et sera considérée comme ne faisant plus partie de ce qui reste du noyau familial.

Dans Police enfin, Mangin s’introduit dans ’le milieu’ et aura même une relation avec Noria, une femme faisant partie du clan adverse (il ira même jusqu’à lui prêter les clefs de son appartement comme s’il était désespérément en quête d’une liaison sentimentale avec cette femme quoi qui lui en coûtera). Cependant, elle-même s’introduira dans la vie de l’inspecteur pour, au final, s’enfuir et ne choisir aucun clan en particulier. L’avocat (Lambert) sera lui aussi en porte-à-faux avec les gens qu’il défend (les frères Slimane), Noria avec qui il couchera et Mangin, son ami policier.

La scène du restaurant est l’exemple le plus concret de ce que nous avançons ; Noria est invitée par Mangin à une soirée où l’on retrouvera Lambert et Lydie (Sandrine Bonnaire). Lydie a ’couché’ avec Mangin et Lambert, qui ont également tous deux ’couché’ avec Noria.

Les déplacements narratifs qui fondent donc le sujet du film, se situent dans ces rapports à demi-cachés et presque voilés, qui existent entre les personnages. Chaque personnage s’introduit donc (par le biais de l’affaire de drogue qui concerne l’amant de Noria en prison et qui reste le principal prétexte à ces rencontres inopportunes) dans l’univers de l’autre pour y être finalement vite refoulé. Lambert coupera les ponts avec Mangin (son ami) à cause de Noria qui coupera elle-même les ponts avec Mangin à cause de son implication malhonnête dans l’affaire de drogue. Mangin ira même jusqu’à pactiser avec les frères Slimane (Roger et René) pour sauver sa tête et surtout celle de Noria.

Même si les personnages sortent de leur milieu, passent outre leurs propres fonctions et détruisent les frontières spatiales, (seul) le lien narratif assure une cohésion et une cohérence dans le récit. Le personnage de Noria est ce lien (ce pilier corporel) qui nous permet d’évoluer de clans en clans. Comme nous l’avons analysé dans la première partie, elle est l’objet, le prétexte qui permet ce mélange, ces intrusions, ces débordements physiques.

Le récit filmique chez Pialat semble donc être fondé en profondeur sur l’idée d’une intrusion d’un personnage dans un groupe social inconnu ou lointain. Mais cette idée, dévoilée de manière succincte, ne suffit pas à créer la scène filmique en elle-même. Comment alors, sur ce postulat, s’organisent le plan et la séquence ?

Comment est traduite concrètement cette idée au sein de la représentation filmique ?

Un premier exemple assez simple pourrait être le début d’une réponse à ces questions.

Au début de Nous ne vieillirons pas ensemble, Jean et Catherine travaillent ensemble sur le tournage d’un documentaire sur un marché camarguais ; Jean s’énerve et renvoie Catherine qui s’enfuit, ne supportant pas cet élan de colère injustifié : première expulsion, le ton est donné, à savoir que Jean et Catherine ne peuvent se supporter l’un et l’autre et c’est Catherine qui craquera. Pour bien nous faire comprendre que ces deux personnages « ne vieilliront pas ensemble », Pialat en remet une couche et place à nouveau la scène des retrouvailles sur le même terrain. Ainsi, Jean rentre à l’hôtel et au lieu de s’excuser ou au lieu de relancer une discussion qui aurait apaiser la situation, il s’emporte à nouveau et somme Catherine de partir sur le champ : deuxième expulsion qui contraint une fois de plus Catherine à sortir du champ. Celle-ci s’en va et se fait une fois de plus expulser de la vie de Jean mais également du champ, en prenant la porte sur le côté gauche du cadre. Aussi, l’expulsion physique du cadre participe énormément à la construction de l’histoire chez Pialat. Les personnages ne discutent pas ou très peu dans le champ (du moins leurs discussions sont vaines) ; ils vont, ils viennent, ils partent, se font introduire de force dans le cadre, reviennent et repartent, se font expulser, etc.

Le déplacement physique - sous forme d’intrusion ou d’éjection -, est un élément-clé dans la manière de concevoir la narration chez l’auteur.

« Lieux de passage, c’est-à-dire tout autant lieux où l’on ne fait que passer, que lieux où le temps passe, où ça dure, parfois jusqu’à l’insupportable. Et l’on n’a qu’une envie : le quitter ou en expulser l’autre. Au début de Nous ne vieillirons pas ensemble, Catherine ne supporte plus de rester avec Jean dans l’appartement où elle est obligée de se cacher des voisins. Peu après c’est Jean qui la met, excédé, à la porte de la chambre d’hôtel marseillaise. Tous les films de Pialat sont construits sur une alternance de stagnations pesantes, de fuites et d’expulsions. » 186

Notons à ce sujet que Catherine reviendra dans les bras de Jean de manière naturelle. Suite à la dispute et à la séparation camarguaises, par un effet de montage (coupe sèche et franche), on assiste à une discussion entre elle et Jean comme si rien ne s’était passé. Dans ce cas comme dans beaucoup d’autres, l’ellipse temporelle nous permet de croire que plusieurs jours (plusieurs semaines ?), se sont écoulés après cette rupture et qu’ils ont dû peut-être parler tous les deux pour décider de repartir à zéro. Une fois de plus, on ne connaît donc pas l’origine de leur réconciliation ; on suppose ou du moins, le plan qui suit directement le départ de Catherine, nous laisse supposer un tas de choses. Le retour de Catherine dans les bras de Jean est un retour inexpliqué ; le montage s’impose pour recadrer ou diriger (sèchement) l’histoire, dans une direction insolite : celle du « on oublie tout et on recommence ».

La fiction se met en place sur le surgissement d’un drame ou d’un événement imprévus (par la narration).

Ce surgissement se concrétise souvent par la rentrée d’un personnage dans le champ qui constitue une intrusion que les personnages devront assumer et gérer.

Prenons l’exemple de la séquence de Van Gogh où l’on voit les deux frères en conflit. Une première scène montre une dispute entre ces deux personnages ; Théo se voit reprocher par Vincent de profiter de sa peinture (comme tous les autres marchands d’art en vogue alors à l’époque) et de ne pas la vendre à sa juste valeur. Vincent, à ce moment précis du film (à la fin très exactement) s’en prend violemment à son frère qui ne comprend pas cette réaction soudaine. Si Vincent s’emporte verbalement, Théo, quant à lui, reste assez calme et lui dit qu’il exagère. La caméra est fuyante et tournoyante et marque la nervosité du moment. Dans le salon de Théo, le corps de Vincent bouge (ce qui accentue son anxiété) et tourne autour de celui de son frère qui le suit calmement des yeux. La caméra (portée à l’épaule pour plus de mobilité), est en mouvement elle aussi, mais ne suit pas forcément les déplacements physiques de Vincent. Elle capte les visages des deux personnages qui s’affrontent verbalement. Vincent revient sur leur passé familial et avance que personne, à l’époque, ne croyait en ce qu’il faisait. Vincent ira même jusqu’à rappeler que leur mère se plaignait même des toiles qui traînaient dans la maison ; Théo demandera à Vincent comment il peut se permettre de dire cela.

Cette dispute est surtout le moyen pour Vincent de montrer sa détresse car, sans raison apparente et alors que rien n’annonçait une telle réaction (sauf peut-être la visite de marchands d’art chez Théo que Vincent refusera de voir), il s’énerve et évoque son

ras-le-bol de la peinture et de son succès qui ne vient pas et auquel il ne croit plus.

Notons aussi que cette discussion animée ne trouve pas de fin.

En effet, les personnages semblent ne pas pouvoir stopper cette confrontation. Aucun des deux ne semble pouvoir prendre le dessus sur l’autre, probablement parce que Théo reste trop figé et ne donne pas suite aux attaques de son frère. Malheureusement pour la suite du récit, il ne renchérit pas. Aucune issue, aucun gagnant, aucune solution ne s’imposent réellement. Les corps se déplacent mais ne se percutent pas et aucun des deux frères ne sort de la pièce pour mettre un terme à cette longue scène. C’est donc, une fois de plus et comme nous l’expliquions auparavant, le montage (la coupe sèche et nette qui s’impose sans avertir) qui vient suspendre le débat et offrir au spectateur la suite d’un récit qui n’aura du coup, pas forcément évolué.

Ainsi, la scène qui suivra cette dispute verbale se déroulera dans le même salon avec les mêmes protagonistes. Pialat aura sans doute souhaité donner une suite à cet accrochage entre les deux frères.

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Vincent arrive du fond. Théo et sa femme sont à table au premier plan et Vincent fait irruption dans la pièce depuis la profondeur du couloir (situé en arrière-plan).

Cette irruption inattendue est violente et stimulera le récit ; c’est ce que nous attendions à vrai dire un peu dans la scène précédente mais qui n’est jamais venu.

Il s’introduit dans le salon et saute sur Jo (la femme de Théo) pour la chatouiller.

Cette dernière ne comprend pas cette réaction physique surprenante alors que Théo sourit, préférant sans doute ne pas relever. Vincent s’assoit et fait quelques réflexions sur la soupe qu’il jettera par terre en cassant l’assiette.

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La crise est à son comble. Les deux frères se battent violemment ; les deux corps s’emmêlent, se projettent au sol et contre l’armoire.

Relevons deux idées importantes :

La première concerne le déplacement symbolique qui entoure cette scène.

Nul doute que cette bagarre est le résultat, la suite logique de la scène précédente qui n’avait justement pu trouver d’issue claire et nette. Cette bagarre prolonge et met un terme à la situation malsaine qui précédait. On note donc un effet de déplacement et de prolongement entre deux scènes qui sont intimement liées.

La deuxième réflexion à apporter, concerne directement le sujet abordé actuellement. En effet, on remarque que Vincent, présent dans la pièce auparavant, revient dans la même pièce en faisant irruption par le fond ; il aurait très bien pu y rester. Son corps est projeté dans la scène et c’est ce déplacement, cette arrivée inattendue et agressive dans la pièce (au premier plan), qui donne un ton nouveau à la rencontre entre les deux personnages. Les deux hommes se réconcilieront et se prendront dans leurs bras après cette bagarre. Vincent partira dans le fond de la pièce par où il était entré.

On comprend que le récit peut progresser sur des rapports humains forts qui se dégagent des personnages. Lorsque ces rapports ne sont pas assez marqués, le cinéaste décide donc de relancer une scène pour les stimuler à nouveau (en cherchant le conflit, seule source d’évolution narrative ?). La relance en question se concrétise par l’irruption d’un corps dans la scène. Ce corps est souvent en manque de contact physique, d’où la volonté de récupérer ce que la parole n’aura pas pu résoudre ou mettre à jour précédemment.

On notera aussi qu’en ayant créé la scène de la première dispute, Pialat génère de fait une situation instable pour les personnages. Cette situation fragile est le moyen efficace de faire en sorte que le personnage soit à tout moment menacé d’expulsion (de l’environnement dans lequel il est ou même tout simplement du plan). La première dispute verbale laissait présager que les deux personnages pouvaient à tout moment régler leur compte d’une autre manière. Et c’est par une brusque irruption de Vincent dans le champ (la tension et l’événement arrivent par le fond du couloir), que la narration prend tout son sens.

Dans Loulou, lorsque André demande à Nelly de revenir travailler pour lui alors qu’ils ne sont plus ensemble (cette dernière l’ayant quitté pour Loulou), le cinéaste crée une situation malsaine entre deux êtres qui, physiquement, ne peuvent plus cohabiter (André malheureux pense pouvoir oublier Nelly en travaillant à ses côtés alors que cette dernière n’imagine pas les souffrances de cet homme). Nelly sera violemment rejetée par André qui lui dira qu’il ne supporte plus de la voir se prélasser devant lui en sachant qu’elle a dû faire l’amour toute la nuit avec un autre individu. Elle sortira en hors-champ droit, ce qui mettra un terme à leur relation. Encore une fois, l’expulsion d’un personnage de la scène et du plan, est un élément narratif important pour la compréhension des rapports qui s’instaurent entre les personnages - on constate notamment que Nelly n’a pas de caractère et qu’elle ne sait pas trop où elle va. Elle part du bureau sans rien dire. Elle semble se moquer de tout ce qui se passe autour d’elle car les provocations verbales d’André ne la feront pas réagir -.

A la sortie précipitée du champ s’ajoute ainsi, la séparation physique entre deux personnages incapables de vivre ensemble. Qui dit « sortie physique en hors-champ », dit forcément chez Pialat, « rupture profonde entre deux êtres ». 

Autre situation instable : l’invitation de Noria par Mangin dans Police. A la fin du film, ce dernier invite la femme à dormir chez lui. Cette invitation devient un élément fort du récit dans la mesure où leur relation est interdite et inconnue des autres personnages. Lors de cette soirée, Lambert arrive à l’improviste chez l’inspecteur qui est obligé de cacher sa liaison - Lambert a eu, lui-même, une liaison avec Noria -. Lambert vient chez Mangin, seule personne en qui il peut avoir confiance en lui disant qu’il est au bord du gouffre et que les frères Slimane le soupçonnent d’avoir volé l’argent. Il dira également à Mangin que Noria est dans le coup (que c’est elle qui l’a volé) et que c’est une femme dangereuse sur qui on ne peut pas compter. A cette réplique, Mangin baissera les yeux et Lambert comprendra alors qu’elle se cache dans une pièce voisine. Il partira vite de l’appartement en disant à Mangin qu’il est fou. Cette scène est un bon exemple des rapports nouveaux qui s’installent entre les personnages après l’irruption d’un corps étranger dans un lieu. Le surgissement inattendu (par la porte d’entrée, filmée de face) crée la nouvelle direction narrative, le nouveau tournant que l’histoire prendra ; ainsi Mangin et Lambert ne se verront sans doute plus jamais et Noria quittera le policier, consciente des problèmes que générera leur relation amoureuse.187 En ce sens, le corps raconte.

La relation interdite que Mangin entretient avec Noria est représentée par une autre scène qui, une fois de plus, propose l’intervention d’un corps intrus. Mangin amène Noria au commissariat pour prendre sa déposition suite aux menaces que la famille Slimane a proférées à son égard. Ils décident avant cela de faire l’amour en cachette dans un coin du commissariat. Debout, Noria se colle à Mangin qui est dos à une baie vitrée et ils s’embrassent. Le cadre est séparé en deux. Du côté gauche et en avant plan, on voit les deux amants et à droite, il y a le couloir et sa profondeur de laquelle peut surgir n’importe qui. Ce sera le cas, car au moment où ils seront tous deux collées l’un à l’autre, s’approchera progressivement un policier qui pourra à tout moment les surprendre. Le spectateur voit l’avancée de l’homme qui surgit du

hors-champ alors que Mangin et Noria ne peuvent le voir car la baie vitrée les en empêche. L’homme qui s’avance devient un danger au sein du cadre et son intervention marque l’idée que ces deux amants sont traqués et que leur amour est et sera impossible.

Dans Pas de Printemps pour Marnie d’Alfred Hitchcock, la séquence du vol fonctionne sur le même type de mise en scène. Le personnage dérobe un objet sur la gauche du cadre alors qu’une femme de ménage, sur la droite, s’approche tout doucement de l’endroit où elle pourrait surprendre la voleuse. Cette dernière n’en sait rien et le savoir spectatoriel est supérieur à celui des deux personnages.

Une dynamique de tension se crée au sein même du cadre qui trouve une composition par les déplacements des corps positionnés à des endroits stratégiques du champ.

Si une tension est travaillée au sein même du champ, le hors-champ est également utilisé pour mettre en valeur les déplacements des corps. Ainsi, pour comprendre le personnage un peu perdu et constamment imprévisible de Gérard dans Le Garçu, Pialat développe une situation insolite, qui met en scène l’arrivée du personnage dans l’appartement de son ex-femme et de Jeannot.

Le plan est fixe et le recul de la caméra impose une profondeur qui place le salon en avant et le couloir d’entrée en arrière plan (la caméra est déjà , fixe et lointaine, elle attend l’événement). Rien ne se passe sauf qu’à un moment, dans la pénombre du couloir, s’ouvre discrètement la porte et surgit immédiatement Gérard avec un énorme cadeau dans les bras. Cette intervention produit une force de déséquilibre, dans la mesure où les personnages, qui sont obligés de le recevoir, ne s’attendaient pas à cette visite et doivent supporter cette présence presque destructrice. En effet, Gérard incarne le corps étranger et dévastateur qui peut, à tout moment, rompre l’équilibre et la sérénité de la famille recomposée par son ex-femme. Gérard s’introduit dans l’appartement pour offrir un camion énorme et bruyant à son fils (qui était en train de dormir). Cette irruption sera le moyen pour Gérard de démontrer (via ses regards en coin lancés à Jeannot qui restera impassible) qu’il est encore présent dans la vie de son fils, qui le reconnaît bien comme son père. Cet envahissement est un cri ou une provocation physique par rapport à l’autre. Jeannot comprend alors que, quelque part, avec ce genre d’attitude (il y en aura une autre du même type au café lors de la partie de flipper), il n’est pas franchement chez lui - d’ailleurs, Gérard n’a t-il pas les clefs de l’appartement ? -.

Le départ de Sophie en Auvergne avec Gérard énervera profondément Jeannot ; ce dernier ne supportera plus ces départs et retours imprévus qui confirment l’idée que sa femme est encore un petit peu avec Gérard et que la séparation physique n’a pas vraiment eu lieu entre les deux personnages.

Comme le note Noël Burch188, Ozu, Bresson ou Antonioni ont su, grâce au travail du hors-champ et du champ vide, créer deux espaces dépendants l’un de l’autre dans leur fonction narrative. Le plan assez long d’un champ vide qui accueille ensuite un corps est le moyen de mettre en tension ces deux espaces, l’un réel, l’autre imaginaire.

Le hors-champ qui peut à tout moment se manifester par le biais d’un corps qui en surgira, est une source de création. En ce sens, le corps chez Pialat est créateur ; il arrive du hors-champ (qui reste le lieu de toutes les suppositions pour le spectateur) et vient bouger dans le champ.

Dans la séquence du camion, le champ est vide de toute présence humaine pendant quelques secondes ; la porte s’ouvre et le corps de Gérard apparaît. S’en suivent des tourbillons, une forte activité physique au sein de l’espace qui accueillira les autres personnages de la maison. C’est bien la tornade-Gérard qui dévaste tout sur son passage. Il tourne avec son fils installé à bord de son jouet et crée le spectacle sous les yeux agacés et surpris de Sophie et Jeannot.

Souvent chez Pialat, le surgissement ou l’expulsion ont lieu respectivement « du » ou « vers » le hors-champ ; notons alors que ce déplacement a souvent un lien avec les rapports qu’entretiennent les personnages entre eux au sein même de l’histoire globale du film. Ainsi, Gérard qui rentre dans la scène (dans l’appartement) par le hors-champ à n’importe quelle heure de la nuit, c’est aussi et surtout Gérard qui s’introduit, s’immisce habilement dans la vie de son ex-femme.

Comme dernier exemple directement lié à la question du hors-champ, notons la scène la plus flagrante. A la fin de A nos amours, la famille invite quelques amis à un repas. Sont présents entre autres Betty, Robert ainsi que sa femme et son beau-frère, Suzanne et son mari. La discussion porte sur la peinture et le beau-frère de Robert avoue son désintérêt profond pour Picasso.

A ce sujet, le mari de Suzanne se manifestera et Suzanne dira que son peintre préféré est Bonnard. Robert montrera aussi son amour physique pour sa soeur. Il sera même assez possessif et insistera sur la peau de Suzanne, qu’il trouve sensuelle et agréable à croquer ou à sentir. En pleine réunion familiale, surgit donc du hors-champ (par la porte située à gauche dans le fond) le père qui revient à l’improviste (notons que l’on assiste toujours aux entrées dans leur intégralité ; jamais, le cinéaste ne nous privera de l’entrée, c’est-à-dire du rituel qui montre la porte qui s’ouvre et le corps qui s’infiltre dans la scène). Le prétexte narratif à ce retour est la visite de l’appartement dont le bail doit être renégocié prochainement.

Le père entre donc avec un ami et très vite, il décide de s’asseoir en voyant la charlotte posée sur la table. Il est en bout de table et préside. Sa présence est imposante.

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Son imperméable gris supprime toutes formes physiques et lui donne plus de stature, plus d’assise dans le cadre.

Filmé frontalement, il commence à attaquer l’assemblée et s’en prendra tout particulièrement au beau-frère (éditeur de livres) avec qui, son propre fils (écrivain) a, selon lui, pactisé pour l’argent aux dépens d’une certaine liberté artistique et intellectuelle. Il dira même, citant Van Gogh avant sa mort, que ces gens autour de lui « sont tristes ».

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Roger revient régler ses comptes et en profite pour affirmer sa supériorité dans l’espace.

Il sera en revanche exclu de la pièce par sa femme qui le sommera de partir. Il évacuera les lieux par la gauche (d’où il est venu) et se glissera en hors-champ sous les yeux stupéfaits de l’assemblée qui restera passive face à cet événement insolite. L’intérêt d’une telle arrivée réside dans la volonté pour le cinéaste de dynamiser une scène peut-être trop calme à son goût. Ainsi, les gens discutent et le cinéaste (sans avertir les acteurs mais avec la seule complicité du cadreur mis au courant quelques minutes auparavant) décide de rentrer dans le champ pour recadrer ou stimuler un peu plus l’histoire et la scène (sûrement un peu trop statique à son goût).

L’intrusion du corps (le fait que ce soit le cinéaste lui-même qui intervient dans le champ fera l’objet d’une étude particulière prochainement), devient un effet ou un procédé dynamiques et stimulants pour la scène, surtout lorsque l’on sait que l’auteur n’avait pas prévu sa propre intervention. Le réalisateur joue incontestablement de cette situation instable où tout peut, à tout moment, déraper, s’enflammer au profit d’un récit qui pourra en conséquence prendre une direction insolite, puisque aucun des acteurs présents, n’a été averti de cette arrivée pour le moins brutale. Le corps arrive et repart ; le personnage vient s’exprimer quelques minutes sur une scène filmée de manière frontale. La façon dont est filmé Roger est très cadrée, très contrôlée presque théâtralisée tellement le point de vue de la caméra est fixe, lointain, frontal.

« (...) le fameux retour du père. Je ne puis m’empêcher à chaque vision, de songer à l’entrée de Dude/Dean Martin dans le saloon, au début de Rio Bravo de Howard Hawks, ou mieux, l’intrusion soudaine du Shérif Chance/John Wayne par la porte de derrière du même saloon un peu plus tard. Elles ne se soutiennent que de la seule présence des acteurs sur l’écran et de leurs gestes. Chaque personnage de Pialat, via l’acteur ou l’actrice, fraie lui-même son chemin dans la fiction, le plan, le cadre : il génère son propre espace. Il génère surtout sa propre raison d’être, incontestable, faite avant tout d’évidence : il importe peu de savoir pourquoi il est là et comment il en est arrivé là, mais seulement ce qu’il fait et dit, ce qu’il est et devient une fois entré dans le film. Le génie de Pialat est, un peu à la façon de Hawks, celui de l’évidence : un personnage n’est pas une construction intellectuelle, un mélange de biologie, de psychologie et de sociologie, c’est un être qui ne consiste vraiment que dans l’espace du film. » 189

Ainsi, le personnage (à l’image du père qui arrive chez lui sans prévenir) existe dans l’espace par son corps, par sa gestuelle et parce qu’il y est entré ou qu’il est sur le point d’en partir (volontairement ou malgré lui).

Difficile alors de parler de motivations psychologiques lorsque l’on voit ces êtres pleins de vie, de consistance physique, nourrir des plans par leurs simples déplacements au sein du cadre.

Ils sont vivants parce qu’expressifs et expressifs parce que définitivement et entièrement libres...libres car enfin, comme nous allons le voir à présent, la construction et le traitement de l’espace filmique le permettent.

Notes
185.

« L’espace est conçu comme un bloc homogène (et un bloc d’espace-temps), portant en soi ses propres tensions et résolutions. Perçu comme littéralement inhabitable, il est relativement indifférent. Aucun personnage de Pialat n’est attaché à son lieu, à son décor, à la façon dont peut l’être un héros minnellien, par exemple. Il y est au contraire projeté malgré lui (à la suite de la catastrophe), affronté à un vague inconnu

vis-à-vis duquel il conservera toujours une altérité radicale. L’itinéraire de François dans L’Enfance nue est celui d’un être introduit successivement dans les lieux nouveaux qui ne sont pas toujours hostiles (chez les Thierry), mais qu’il récuse viscéralement. A la différence de son aîné Raoul, il ne fugue pas mais se fait expulser d’un espace qu’il a rendu invivable pour les autres. S’adapter reviendrait à nier la blessure, la souffrance, la catastrophe et, par là, le souvenir (même inventé) d’un lieu et d’un temps de bonheur. Le passage d’un lieu à un autre ne saurait accepter de solution de continuité. Pour qu’il y ait fuite ou expulsion, il faut qu’il y ait entre deux espaces successifs une hétérogénéité radicale. »

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p. 48.

186.

Ibid. p. 48.

187.

Les déplacements physiques à la base de l’évolution narrative filmique...idée que l’on ne pourrait retenir chez Cassavetes à en croire Vincent Amiel.

« La vieille lune qui veut que les acteurs soient, surtout dans le cinéma américain, les indicateurs externes de la psychologie des personnages est, chez Cassavetes, absolument caduque. Il n’y a pas chez lui de récit à double niveau, récit des gestes et récit d’une volonté ; il n’y a même peut-être pas de récit, nous le verrons plus loin. Le corps n’est pas narratif au sens conventionnel, et, s’il manifeste et éprouve le désir, l’épuisement, la souffrance, il ne peut en exprimer ni la durée ni les raisons. Deleuze, reprenant Blanchot, dit pourtant à ce propos, commentant l’oeuvre de Cassavetes : « Ce corps n’est jamais au présent, il contient l’avant et l’après, la fatigue, l’attente » ; ou encore : « L’attitude quotidienne, c’est ce qui met l’avant et l’après dans le corps, le temps dans le corps, le corps comme révélateur du terme. » Mais que le temps soit dans le corps n’implique pas qu’il s’y manifeste, ou mieux que cette manifestation soit lisible. Et c’est bien ce qui importe, et fait de ce cinéma un coin enfoncé dans le système de la représentation narrative classique : chaque moment du corps se vit pour lui-même, et non dans l’articulation mécanique d’une succession. L’image lui donne ce poids, image de cinéma traversée nécessairement par une durée, mais que la présence aspire. »

Vincent Amiel, Le Corps au cinéma, op. cit., pp. 72-73.

188.

In Une Praxis du cinéma, Editions Gallimard, Collection Folio / Essais, La Flèche, 1986, pp. 39-58.

Noël Burch souligne également l’importance du son en hors-champ qui précise l’arrivée imminente d’un personnage dans le champ. Le son comme prolongement, comme lien physique et comme matérialisation du déplacement du corps dans le champ...une idée qui prend tout son intérêt dans Loulou et dans Van Gogh.

Dans une scène de Loulou, l’ami de Loulou, Lulu, aide Marie-Jo à étendre son linge. L’intervention du mari (Thomas) de cette dernière dans le champ, se fait par la voix qui vient du premier étage. Cette irruption sonore accentue le malaise dans la mesure où ce personnage, apparemment très jaloux, menace violemment Lulu et sa femme. On ne le voit pas mais on l’entend ; on ne peut donc (sa)voir ce qu’il compte faire. Le danger est encore plus grand pour le spectateur qui cette fois-ci, en voit moins que les autres personnages.

De même pour Van Gogh et l’arrivée du père dans son salon. Il fait irruption par la voix en questionnant sa fille Marguerite au piano. Cette dernière s’adressera toujours à une voix localisable en hors-champ, ce qui accentuera la complexité des rapports qui existent entre le père et sa fille.

189.

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p. 59.