II.3 Solliciter la crise ou comment créer le récit

a). Le plan-séquence ou la confiance accordée à l’acteur

Comme nous l’évoquions précédemment, le corps peut devenir source de création narrative au sein de la scène filmique ; encore faut-il lui proposer les conditions idéales pour que cela puisse se produire. Pour que le corps puisse s’exprimer chez Pialat et devenir un matériau créatif, la mise en place d’un dispositif filmique précis (« la captation ») doit s’imposer.

Cela dit et avant même de définir ce que nous entendons par « captation » (terme qui rejoint nos réflexions antérieures sur la démarche documentaire repérée chez le cinéaste), allons d’ores et déjà plus loin dans notre réflexion en avançant,

peut-être avec précipitation, que, chez Pialat, le corps devient souvent (toujours ?) source de narration lorsque l’affrontement, la dispute ou l’acte sexuel interviennent.

Le corps dans son ultime et extrême expression - le sexe, la torture, la bagarre, etc., après que toute séduction ou affrontement verbal se soient consumés -, offre donc au récit, un nouveau tournant et par conséquent une nouvelle donne narrative.

Ce langage du corps (les moments d’expression physique), ce travail d’extériorisation physique engendré par le personnage et avant tout par l’acteur, seraient-ils donc à la base de la progression narrative du film ? Les personnages évoluent chacun dans leur monde190 et c’est lorsque la rencontre humaine (souvent le corps à corps) s’impose, que le récit prend une nouvelle direction. Cette rencontre est d’ailleurs souvent le point de

non-retour ou la phase désespérée de plusieurs moments dont les événements antérieurs se sont progressivement mis en place au fil du temps et au fil des scènes précédentes.

Ainsi, le récit de Van Gogh présente, à plusieurs reprises, diverses scènes où l’on voit des personnages évoluer séparément les uns des autres, dans des mondes éclatés ou détachés, avant qu’une rencontre ultime (moment intense d’une réunion physique imprévue) ne vienne conclure une phase narrative et en annoncer une autre.

Vincent Van Gogh dans les champs en train de peintre et de se reposer ; Gachet et sa fille en train de parler et de se disputer ; la vie du bar avec Mme Ravoux ; Théo et sa femme chez eux, etc. : autant de scènes intimes et autonomes (séparées, c’est-à-dire sans lien véritable les unes avec les autres) qui trouveront une conclusion (une progression ou une rupture violentes) grâce une autre scène où ils seront tous réunis (repas dominical chez Gachet par exemple) et où plusieurs règlements de comptes viendront finaliser ces situations vécues indépendamment les unes des autres (sans réels contacts physiques visibles entre les personnages). Notons que si cette réunion n’a pas lieu, c’est alors Vincent qui ira vivre un moment au sein de chaque groupe humain pour faire le lien et donner une nouvelle direction au récit (bagarre ou dispute avec Marguerite, son ami le peintre, Gachet ou son frère). Il projettera son corps dans chacun de ces clans en affirmant toujours son indépendance vis-à-vis d’eux.

Mais pour que l’expression du corps soit totale, le cinéaste choisit de lui offrir un terrain (un espace de déplacement) favorable.

La mise en place d’un dispositif filmique réfléchi, permet les déplacements du corps, qui deviendront, à divers moments, les seuls garants de la construction narrative du film. Aussi, si l’on part de l’idée que le corps de l’acteur devient le support ou l’objet même de la narration, alors attachons-nous au dispositif mis en place par le cinéaste pour développer cette démarche singulière.

Pour que le corps puisse s’exprimer et créer, le cinéaste choisit d’adopter et d’adapter plusieurs choix filmiques qui permettront cette révélation du personnage au sein de la scène.

« Peu de cinéastes donnent cette impression de peindre la réalité, de traquer le réel avec autant de vérité.
Le désir de Pialat est de capter avant tout le moment rare, l’instant fugitif.
Le cinéma de Pialat est avant tout physique. Tout le corps communique. On n’a jamais autant l’impression que ce sont des corps vivants, des êtres de chair qui constituent la matière première d’un réalisateur : corps sec et nerveux de l’enfant (L’Enfance nue), corps gauches des adolescents (Passe ton bac d’abord, A nos amours), corps lourds et massifs des hommes (Gérard Depardieu, Jean Yanne et Maurice Pialat), corps féminins ordinaires et vulnérables (Isabelle Huppert, Nathalie Baye, Marlène Jobert, Sandrine Bonnaire, Evelyne Ker), visage miné au seuil de la mort (Monique Mélinand dans La Gueule ouverte ou Jacques Dutronc dans
Van Gogh). (...)
Ces corps déambulent, traînent des pieds, s’affalent, nous rappellent sans cesse leur pesanteur, leur appartenance au réel. Ils n’expriment pas des sentiments par un jeu puisé dans une syntaxe préétablie, ils vibrent d’une présence opaque et toujours inattendue. Cela donne des sursauts de violence, ces sautes d’humeur, désamorcées très vite par un élément comique, comme la phrase du frère de Suzanne (A nos amours) à la fin d’une crise de la mère : « C’est mieux qu’au théâtre de poche ».
Ces bouffées de réel peuvent naître dans des moments d’improvisations, être le fruit du travail de l’acteur, arriver comme une surprise au milieu d’une tirade très écrite. »
191

Pour que ces bouffées de réel s’imposent, pour que le corps de l’acteur parvienne à créer de nouvelles situations et par conséquent de nouvelles directions narratives (pas forcément prévues à l’écriture d’ailleurs), pour qu’il y ait rencontre(s) de corps et nouveaux rapports humains entre les personnages192, le cinéaste met donc en place un « espace de liberté » dans lequel l’expression physique pourra devenir le moteur et la véritable matière de la scène en question. Le but serait de tendre un piège à l’acteur, de rendre perméable le tournage, pour tenter de voler un regard, une expression, un geste qui donneront au plan (séquence) toute la force et la densité physiques recherchées. La caméra est donc à l’affût et son rôle se situe dans l’exigence et le choix de ne pas couper lorsqu’il s’agira d’obtenir l’expression attendue dans un temps plus ou moins long.

Donner la responsabilité au corps (plus qu’à son personnage) de créer l’événement filmique, lui donner la mission de véhiculer l’émotion physique (pur moment de grâce) tant espérée, nécessitent donc, la mise en situation des acteurs et un dispositif filmique précis, qui provoqueront cette naissance, impossible à prévoir à l’écriture.

Comme chez Keaton, tout se vit de l’extérieur ; chez Pialat, l’émotion transmise au spectateur se fonde sur le mouvement, sur le laisser-aller du corps du personnage qui parviendra à se transcender, à se former et à se déformer dans la scène.

« Cela veut dire aussi que nous ne ressentons pas, nous spectateurs, l’émotion ainsi manifestée de la même manière que d’habitude. Il ne s’agit pas d’identification, au sens où nous prendrions la place de ce personnage qui souffre et qui, à sa façon, l’exprime ; il s’agit d’une certaine manière de se sentir « corporellement » transportés par cette image qui nous fait sortir de nous-mêmes. Comme dans un rêve, encore une fois, ou comme dans ces représentations oniriques de Chirico ou de Magritte, c’est « de l’extérieur » que nous ressentons la vérité émotionnelle de ce corps. Et non « de l’intérieur », comme l’indiquerait une représentation psychologique plus conventionnelle. Peut-être est-ce là, très précisément, l’expérience esthétique : l’émotion de la forme, ni intellectualisée ni objectivée, mais ressentie, comme par appropriation. Le corps de cet homme, au visage impassible, soudain soulevé de terre, et qui, sans réaction, se laisse ballotter par le mouvement qui l’entraîne, nous en verrons d’autres occurrences chez Bresson, en particulier dans ces derniers plans de Mouchette où le personnage - sous l’effet de quels sentiments ? - se laisse entraîner par la pente jusqu’à la noyade. Nous savons, comme pour Keaton, le sombre noeud affectif qui l’habite ; mais son geste n’est pourtant pas la conséquence d’une intentionnalité compréhensible. Comme pour lui, bien qu’elle s’y reprenne à plusieurs fois, l’essentiel est d’abord le pur mouvement du corps qui l’entraîne. Il y a un « laisser-aller », un « lâcher de corps » comme l’affect corporel au premier plan, parce qu’il faut un moment où le sentiment déborde de ses manifestations habituelles. » 193

Car Pialat fait confiance au réel, aux imprévus engendrés par la mise en place d’un tel dispositif particulier, en offrant à ses acteurs une liberté d’expression maximale. Il faut donc du temps à ces corps pour qu’ils puissent être en état et capables de manifester leur vérité naturelle et profondément humaine. Ainsi, il leur faut de l’air (de l’espace) et une certaine largesse temporelle pour qu’ils puissent s’étirer, dans les minutes qu’ils vont vivre au coeur du cadre.

« La méthode de Maurice Pialat suppose une forme d’abandon non pas du film, mais au film, à son cours ou à son courant, à ce que peut avoir d’erratique son cheminement. Il serait pourtant réducteur de postuler, à partir d’une telle démarche, que le réalisateur est en position de non-maîtrise absolue. A nos amours invite plutôt à repenser la question de la maîtrise, à la poser en des termes qui évitent tout manichéisme simplificateur. De fait, les choses sont loin d’être simples. Si les proches collaborateurs de Maurice Pialat insistent, pour l’avoir vécue, sur ce qu’ils nomment « liberté maximale », sur l’absence de directivité, sur l’ouverture et l’extrême autonomie qu’ils ressentent au tournage ou au montage, on peut se demander quelle est la place de Maurice Pialat lui-même, en quoi il est le maître du jeu – ce qu’il est, incontestablement. Sans doute, avec Pialat, la position de maîtrise est-elle d’autant plus impressionnante qu’elle se cache derrière son contraire.
En d’autres termes, maîtrise ou non-maîtrise n’existent pas seules, en soi, mais ne sont à considérer que dans un mouvement dialectique avec leur pôle opposé : dérapage ou perte de contrôle d’un côté, mise en place d’un protocole draconien de l’autre. Tout ce qui relève de l’aléatoire, tout ce qui semble arriver sous nos yeux comme par hasard, tout ce qui relève de l’improvisation (que Pialat évalue, pour A nos amours, à vingt ou trente pour-cent du film), ne peut exister que parce qu’ont été mises en place les conditions propices à l’avènement de la vérité. »
194

Aucun cadrage trop court ou trop serré (aucune sanction technique) ne viendra gêner ou diriger de quelques manières, la progression ou le déplacement physiques des acteurs.

Le résultat qui en découle, est une série de mouvements, de confrontations, de rencontres qui généreront du sens et donc du discours qui n’étaient pas forcément prévus au départ de l’action, du moins au stade l’écriture.195

La question de la direction d’acteurs fera l’objet d’une étude plus précise dans les pages suivantes, lorsque nous aborderons la méthode de travail utilisée par le cinéaste.

Revenons-en pour l’heure au sujet qui anime notre réflexion et qui a été soulevé dans la dernière citation d’Alain Philippon : la mise en place d’un dispositif filmique adéquat, « propice à l’avènement de la vérité ».

Le plan-séquence est un choix de filmage qui contient l’idée d’une liberté accordée aux acteurs, dont la mission est de donner vie à leur personnage.

Cela dit, si le plan-séquence est utilisé pour offrir aux corps, une marge d’expression maximale, il pourra être remonté de manière à re-dynamiser ou à donner un sens nouveau à la scène en question.196 Le montage organise d’autres mouvements sur les bases des déplacements physiques internes qui seront donc, par la suite, re-découpés et montés, de manière à restructurer la scène.

Le plan-séquence est une des nombreuses conditions mises en place et propices à l’avènement de la vérité ; il est l’un des moyens de provoquer les dérapages, les pertes de contrôle physiques qui généreront cet état de dessaisissement qui donne tout son sens et sa singularité à la narration.

Quelques fois, chez Pialat, on ressent donc ce refus de couper ; cette absence de découpage est utilisée pour reconstituer la vie ou le sens d’une scène, dans son intégralité. On ressent cette volonté de laisser totale liberté à l’acteur, dans son expression et son jeu.

Notons toutefois deux aspects relatifs à l’utilisation du plan-séquence : non seulement, le cinéaste utilise le plan-séquence pour laisser le corps s’exprimer dans un temps qui lui appartient mais le plan-séquence est également utilisé pour ne pas créer de confusion au sein d’une construction spatiale qui pourra être de temps en temps éclatée, comme nous l’aborderons prochainement.

Pour reprendre l’idée d’une liberté accordée aux acteurs, disons pour commencer que cette liberté est le résultat d’un choix de mise en scène assez fréquente chez le cinéaste. Ce dernier laisse vivre son acteur dans le champ et refuse de couper tant que l’expression émotionnelle (un regard, un geste, le déplacement d’un corps, etc.), l’étincelle, l’instant physique, le moment d’éternité n’ont pas envahi et créé le plan. Couper serait synonyme de rupture et de cassure par rapport à l’intensité physique si fructueuse pour la séquence.

Pas question de charcuter une scène où les corps semblent d’eux-mêmes prendre en main le sens du récit. Hors du temps et hors de l’espace, l’important est d’apporter un sentiment de vécu, de réel, de « cela se passe « ici et maintenant », sous nos yeux et dans quelques minutes cela sera fini ».

La simple présence du corps au sein de l’image, le sentiment indescriptible d’une force et d’une magie liées à une sorte d’immédiateté physique au coeur de la scène, nous interpellent.

Le plan-séquence nous offre la vision d’un corps qui se structure et se déstructure devant nos yeux, immédiatement, en direct, sans aucun recours au plan de coupe qui stopperait toute transformation active et immédiate de l’être. Le plan-séquence permet d’instaurer une « homogénéité spatiale »un étirement spatio-temporel dans lequel le corps peut s’étendre, se défouler, se consumer sans que le montage ne vienne détruire une certaine vérité, un certain état psychologique du personnage au moment où il est filmé.197

On comprend alors l’importance du temps généré et véhiculé par le corps.198

Aucune notion de temps n’apparaît clairement et c’est le corps, par ses mouvements, qui cristallise un moment précis.

Sa présence est le support temporel de la narration ; de lui, se dégage une temporalité proche de l’instant, du « moment » présents. Cette temporalité du plan-séquence (dans un certain espace donné) est donc l’alliée du réalisateur dans son désir de capturer l’instant fugitif et émotionnel de l’acteur.199

Dans A nos amours, Robert, le frère de Suzanne n’aura de cesse de répéter (lors du repas final), qu’en art, c’est le « moment » qui compte et qui doit être recherché.

« Ce qui compte, ce qui m’intéresse, c’est le « moment » » dit-il à l’assemblée.

Par « moment », on peut comprendre l’éternité de l’instant présent si difficile à capturer.

Nombreux sont les « moments » où justement, Antoine (Le Garçu) est filmé en train de jouer. Son corps évolue dans le champ et les gestes de l’enfant sont filmés sans qu’aucune action ne soit avortée ou privée d’un déroulement qui auraient pu disparaître au découpage lors du tournage ou lors du montage.

Au bord de l’eau, sur l’île Maurice, on attend qu’un événement se produise ; mais la longueur des plans désigne le corps de l’enfant (souvent au centre du champ) comme le seul sujet de la séquence. Il joue sur une barque, puis sur la plage. Son corps en mouvement devient la seule et unique expression de ce début de film.

Même Gérard (son père), ne comprendra pas cette situation qui lui semble être interminable et qu’il veut bouleverser en allant le voir presque violemment.

Le corps d’Antoine dirige donc la caméra qui suit ses mouvements sans en perdre une miette. La caméra s’efface au profit du corps d’Antoine dont les déplacements au sein du champ seront filmés dans leur intégralité grâce au plan-séquence qui donnera une consistance temporelle et spatiale à la scène.

A la garderie, lorsque Antoine court dans le parc, la caméra le suit sans coupure. Le cinéaste aurait pu choisir plusieurs angles de prises de vues pour découper cette longue course solitaire. Il n’en est rien. Un plan-séquence en caméra portée apporte une liberté et donne une importance à ce corps qui devient le pivot central du plan. C’est lui qui nous guide, que l’on suit, qui nous déplace. Le découpage aurait placé le spectateur en position plus autoritaire, plus maîtrisée, alors que sans découpage, le corps acquiert d’office une liberté sans que plusieurs plans ne l’emprisonnent ni n’effacent ce sentiment de gaieté présent à ce moment là. Dans ce cas, le spectateur devient l’esclave du corps de l’enfant. L’absence du découpage lui retire toute position de force qui aurait pu lui être attribuée par le découpage et la maîtrise des points de vues alors diversifiés. Le corps prend place dans le champ et la caméra est mise à son service et non l’inverse.

Mais cette impression de suivre un corps et d’être guidé par le personnage, nous ramène également à la vaste question du point de vue au cinéma. Dans la scène du jardin public (Le Garçu), la caméra (en travelling) donne au spectateur une place d’observateur discret, distant mais pas forcément invisible puisque l’enfant peut à tout moment se retourner et prendre à partie le cadreur qui tente de ne pas se faire remarquer. Le spectateur est un témoin de la situation que vit alors l’enfant, qui pourra à tout moment, l’interpeller et changer son statut confortable de « regardeur invisible ».200

Cependant, si le plan-séquence permet de suivre un corps en lui accordant une certaine liberté d’action et s’il donne à la séquence une véracité et un certain réalisme temporels, il est également utilisé pour construire le bloc-narratif si présent chez l’auteur. Ce bloc, résultat de plusieurs plans (souvent des plans-séquences), se constitue d’une action qui a souvent un début et une fin bien prononcés comme si une action ou un événement devaient être filmés non seulement sans coupure (c’est le propre du plan-séquence) mais également dans leur intégralité (avec un début et une fin). On retrouve chez Pialat cette même envie que l’on décelait chez Keaton à propos de la représentation du corps. Comme l’explique Vincent Amiel, l’absence de découpage permet chez le cinéaste américain d’explorer et de montrer le challenge, le défi physiques ; cette absence donne au corps une dimension où on le voit se consumer à mesure qu’il se déplace. Il se décharge, se recharge, se compose, se décompose et se recompose dans un mouvement continu (sans interruption) qui, parce qu’il est justement continu, parvient à donner une dimension sensible et physique à la scène.

On retrouve ce défi physique chez Pialat dans les bagarres où justement le fait de ne pas couper et de privilégier le plan-séquence, donne à la scène un « effet de direct » impressionnant. Les dépressions de la mère dans A nos amours ainsi que ses excès de violence et de désespoir sont toujours ininterrompus ; cette durée donne une contenance et une gravité qui n’existeraient pas si le personnage avait été coupé dans sa crise. L’impression d’une « performance » physique au coeur de la scène se vérifie à chaque fois que l’acteur a la possibilité de s’exprimer devant nos yeux (nous reviendrons sur cette idée de « performance physique » en toute fin de partie, lorsque nous évoquerons la thématique du personnage et de sa construction au sein de la fiction).

Chez Keaton, « lorsque la silhouette frêle de cet homme se trouve entraînée trop loin, flirtant avec le danger ou la folie, irrésistiblement aimantée par d’autres corps ou d’autres mouvements, sa fulgurance propre ne peut être rendue par aucun découpage articulé, par aucune focalisation. Il faut alors que la succession des plans échappe à l’ordre du discours, pour approcher de la contemplation, ou de la communion.
Et donc, tout simplement, que cette succession soit réduite à l’unité : unité d’espace, unité de temps, unité de geste. Sinon, l’on peut montrer toutes les acrobaties que l’on veut, toutes les fantaisies ou fantasmagories, elles seront toujours soumises à l’idée, réduites à la performance ou au gag. Le sentiment du corps, lui, épouse cette sorte d’emballement que la continuité du plan est la seule à donner à voir. (...)
S’il s’agit d’un impensable, effectivement, c’est dans le sens d’une vérité du corps qui n’appartient qu’à lui, et ne pourrait transiter par l’intellect. Or, si l’on veut que le geste ne se réduise pas à son idée, il ne peut être question d’en passer par sa décomposition fonctionnelle, laquelle privilégie nécessairement un accès intellectuel. Lorsqu’il s’agit de donner à sentir la démesure de la course, la précision du mouvement, l’épuisement et l’essoufflement dans ce qu’ils ont de proprement physique, le découpage est inadéquat. »
201

Chez Pialat, la construction narrative est, comme nous l’avions vu précédemment, le résultat d’une accumulation verticale de grands blocs spatio-temporels autonomes (sans véritables liens structurels) les uns vis-à-vis des autres. Cependant, au sein de ces blocs, le plan-séquence vient s’imposer et apporter une temporalité précise à la séquence en question. Alors que cette succession de grands blocs nous empêchait d’envisager toute temporalité globale du récit, le plan-séquence vient quelques fois stopper ou plutôt marquer le déroulement narratif par la révélation d’une temporalité proche du « moment présent ».

Nous verrons dans la troisième partie de notre travail que Pialat joue souvent avec la logique et le déroulement spatio-temporels du récit. Il déconstruit et éclate la narration ; en ce sens, le plan-séquence est un moyen d’y renoncer de temps à autre, afin de garder la vérité continue d’une action.202

Prenons un exemple précis. Dans Le Garçu, Sophie et Gérard partent en Auvergne pour voir le père de ce dernier au seuil de sa mort. Ils repartent quelques jours après à Paris. Sophie laisse Gérard devant chez lui et repart chez elle en voiture.

Gérard se dirige vers sa porte d’entrée et avant qu’il ne l’ouvre, le plan est soudainement coupé ; suit alors un autre plan (de profil) où l’on voit une porte d’entrée vue de l’intérieur d’un appartement. Logiquement, on s’attend à ce que ce soit Gérard qui entre avec son sac puisque le plan précédent le montrait prêt à entrer chez lui. Or, ce n’est pas lui qui rentre mais Sophie qui pousse la porte d’entrée de son appartement ; mais, l’auteur va encore plus loin puisqu’il nous montre que cette entrée n’a pas lieu le soir de son retour d’Auvergne. En effet, elle rentre, accompagnée d’Antoine et Jeannot qui n’étaient pas présents lors de ce voyage. Cette entrée dans l’appartement a donc lieu quelques jours ou quelques mois après le périple auvergnat qui s’est bel et bien terminé avec le plan où l’on voyait Gérard se rapprocher de la porte de chez lui. Non seulement le cinéaste montre que ce n’est pas Gérard qui entre et déconstruit donc l’espace en montrant Sophie en train d’entrer chez elle, mais en plus, il montre que cette entrée n’a pas lieu le soir du retour d’Auvergne puisqu’elle est accompagnée par Jeannot et Antoine. Il brouille la construction (du moins une certaine logique spatio-temporelle) et décompose à deux niveaux : au niveau spatial (Sophie succède à Gérard dans son entrée chez lui) et au niveau temporel (la présence de Jeannot et Antoine montre bien que l’arrivée de Sophie chez elle a lieu, bien après son retour d’Auvergne).

Le plan-séquence est justement le moyen utilisé par le cinéaste pour éviter toute confusion sur le déroulement d’une action ou d’un moment-clé de la narration ; sans coupure ni découpage, il n’y a aucun doute sur la construction ou la perception temporelles et sur la logique spatiale de la scène.

Ainsi, pour poursuivre sur notre voie, prenons l’exemple où justement le plan-séquence est utilisé pour marquer l’exactitude de l’« ici et maintenant ».

Un plan large dans la garderie propose l’arrivée de Gérard et Sophie qui viennent récupérer Antoine, fatigué à la suite d’une dure journée. De leur entrée dans cet établissement jusqu’à leur sortie dans la rue et leur départ en voiture, la caméra filmera en continu, leurs déplacements sans qu’aucune coupure ne vienne rompre l’action. Gérard et Sophie disent bonjour à leur fils. Ils sortent tous les trois vers le vestiaire ;

les parents habillent leur enfant, récupèrent son ’doudou’, descendent les escaliers et montent dans la voiture après un dernier changement (Sophie passera à l’arrière avec Antoine).

Pourquoi avoir filmé aussi longtemps ? Pourquoi ne pas avoir découpé ? Cette scène est très réaliste parce que le plan-séquence révèle la longueur d’une situation construite essentiellement autour d’un enfant fatigué dont les gestes et regards en sont la seule et véritable matière. Le plan-séquence propose l’intégralité de l’action sans que l’on puisse se poser la question de savoir si les plans sont liés les uns aux autres (puisqu’il n’y a qu’un seul plan). L’utilisation du plan-séquence apporte sans nul doute du réalisme à la scène.

Dans cet espace-temps qui leur est accordé, les acteurs ont simplement le rôle, le devoir ou la possibilité d’« être »...

« Si le montage avait, à la fin des années 60, une histoire complexe qu’en faisait une valeur potentiellement contradictoire, la durée était unanimement associée au plan-séquence, et à la réflexion « ontologique » à son propos qu’avait inaugurée André Bazin. Le plan long, tel que le cinéma l’héritait des ’Ambersons’ et de ’Littles Foxes’, tel qu’il avait été enrichi par le cinéma direct (avec notamment la caméra portée), était toujours associé à un désir de réalisme. Si le plan était long, c’était forcément pour capter quelque chose du réel, que ce soit sur l’acteur, sur la situation dramatique, sur les personnages (...). Sans doute quelque chose est-il capté du réel, à tout le moins la durée, le sentiment du temps qui passe et s’installe entre les gens – mais ce quelque chose reste vague, diffus, énigmatique. A l’issue du plan, nul résultat psychologique assuré, nulle certitude sur l’avenir des personnages ni du récit : rien de capitalisable.
On a bien eu du réel, mais consommable, sans reste. »52039

Jacques Aumont évoque la part de réalisme liée au plan-séquence. Le personnage comme son comportement se fabriquent sous nos yeux sans qu’un événement ou qu’une action majeure ne soient forcément présents au sein du récit.

Pialat utilise le plan-séquence non pour ce qu’il apportera à la narration (au développement de l’histoire) mais pour ce qu’il apportera « en réalisme » à la scène.

Le plan de la garderie évoqué précédemment (Gérard et Sophie vont chercher leur fils) en est un exemple. Qu’apporte ce passage à l’histoire globale ?

Rien si ce n’est un moment où les personnages donnent l’impression (plus que d’habitude, lorsque le découpage s’impose) d’être ensemble, soudés, en train de se construire, d’évoluer face à nous (spectateurs) dans un temps et un espace uniques et homogénéisés.

Ainsi, le plan-séquence offre au personnage la possibilité de se construire, de progresser, d’avancer, en direct, face à nous. Le corps trouve dans le plan-séquence le moyen de vivre entièrement ses déplacements, sans tricherie aucune.

Cela étant, lorsque le plan-séquence n’est plus (lorsque le montage vient le fragmenter pour reconstruire une séquence composée alors de plusieurs plans), Pialat comme beaucoup d’autres cinéastes, a le souci de retrouver une unité sensible par le biais du corps. C’est ce que nous avions vu dans les dernières pages de notre première partie et c’est ce que nous survolerons à nouveau grâce aux écrits de Vincent Amiel.

« Mais d’autres, chez qui le corps, peut-être, occupe une place moins essentielle, laissent au montage le soin de proposer une identique « unité fragmentaire » : Godard, Kieslowski, Welles d’une certaine manière. Chez les uns comme les autres, le montage par fragmentation ne se traduit pas par une succession de petits bouts (qui seraient le fait du découpage) mais par l’affirmation réitérée de l’existence et de l’importance des « jambes de fourmi » pascaliennes. Ce que le montage substitue à la succession mécaniste du découpage, c’est le sentiment de simultanéité, d’un ordre différent du temps non soumis à la stricte chronologie. (...) De sorte que, paradoxalement, c’est de cette opération sur le vif des images que naît le sentiment d’une dimension synthétique qui échappe à l’organisation chronologique ou mécaniste de la représentation. Et ce qui est vrai pour le montage en général l’est particulièrement rapporté au corps, auquel il confère une unité sensible, par accumulation d’éclats et de rythmes qui échappent chacun à l’hypothèse d’une instrumentalisation préconçue. » 204

Mais si nous avancions juste avant que le plan-séquence n’apportait rien d’un point de vue narratif, il existe des moments où l’action se fonde justement sur la longueur temporelle qu’offre le plan-séquence.

Dans A nos amours par exemple, les corps comme chez John Cassavetes sont mis à l’épreuve du réel. Ils ne peuvent être récupérés, sauvés par la technique ; l’acteur évolue sur la longueur, dans un temps et un espace qui le relient, quoi qu’il fasse, à son environnement.

La séquence de bagarre où Robert, Betty et Suzanne se battent violemment pour la deuxième fois en est l’un des meilleurs. Ainsi, s’il y avait eu découpage, posons-nous la question de savoir si la scène aurait pu avoir la même intensité et la même force (qu’avec l’utilisation du plan-séquence).

Tous trois sont présents dans la salle à manger. En quelques minutes, on assiste à de véritables chocs corporels. Suzanne arrive le sourire aux lèvres et repart battue et les larmes aux yeux. La mère, calme au départ, devient en quelques secondes, complètement hystérique et incontrôlable alors que le frère tombe dans une nervosité extrême...et ce, sous nos yeux, sans coupure, pour que les corps s’activent (car c’est bien d’une mise en action soudaine dont il faut parler), sans l’aide du découpage et à fortiori du montage.205

Gilles Deleuze a écrit un texte d’une importance immense dès lors que l’on se penche sur le sujet du mouvement. Il a notamment exprimé l’idée selon laquelle le mouvement peut jaillir de l’intérieur du plan ; ainsi, le « plan » est le « mouvement » même du cinéma où s’entrecroisent constamment les changements et déplacements générés par les notions d’espace et de durée. Le plan est un « tout », un « tout » qui se divise de sous-parties, soit de sous-mouvements internes qui n’ont de cesse de s’entrelacer et de se percuter. Le plan-séquence est donc un « tout », une « unité fragmentaire » composée de déplacements physiques internes qui imposent de nouveaux rapports au temps et à l’espace ; mais le plan-séquence a justement pour vocation (contrairement au montage dont la vocation serait de reconstruire ou de retrouver cette unité par le découpage) de réunir ces déplacements sous une seule et même perception

spatio-temporelle.

« Le plan en général a une face tendue vers l’ensemble dont il traduit les modifications entre parties, une autre face tendue vers le tout dont il exprime le changement, ou du moins un changement. D’où la situation du plan, qu’on peut définir abstraitement comme intermédiaire entre le cadrage de l’ensemble et le montage du tout. Tantôt tendu vers le pôle du cadrage, tantôt tendu vers le pôle du montage. Le plan, c’est le mouvement, considéré sous son double aspect : translation des parties d’un ensemble qui s’étend dans l’espace, changement d’un tout qui se transforme dans la durée. Ce n’est pas seulement une détermination abstraite du plan ; car le plan trouve sa détermination concrète dans la mesure où il ne cesse d’assurer le passage d’un aspect à l’autre, la ventilation ou la distribution des deux aspects, leur conversion perpétuelle. Reprenons les trois niveaux bergsoniens : les ensembles et leurs parties ; le tout qui se confond avec l’Ouvert ou le changement dans la durée ; le mouvement qui s’établit entre les parties ou les ensembles, mais qui exprime aussi la durée, c’est-à-dire le changement du tout.
Le plan est comme le mouvement qui ne cesse d’assurer la conversion, la circulation.

Il divise et subdivise la durée d’après les objets qui composent l’ensemble, il réunit les objets et les ensembles en une seule et même durée. Il ne cesse de diviser la durée en sous-durées elles-mêmes hétérogènes, et de réunir celles-ci dans une durée immanente au tout de l’univers. » 206

Aussi, dans le (et grâce au) plan-séquence, la dégradation physique est beaucoup plus intense, longue et sensible pour le spectateur si elle a lieu véritablement dans la durée, dans un temps presque interminable (pour ne pas dire insoutenable), qui défile au rythme de l’action vécue par les personnages.

C’est cette action (son début, son déroulement et sa fin) qui détermine la durée du plan et non, la durée du plan qui détermine l’action.

N’est-ce pas dans cette simple idée que se situe la clé de notre quête du réalisme ’pialatien’ ? L’épreuve du réel pour ces corps n’est-elle pas la source du réalisme filmique chez Pialat ?

Dans A nos amours, on retrouve à plusieurs reprises l’effet de création immédiate par le corps, alors (sur)présent dans la scène.

Reprenons la scène de la robe déjà évoquée auparavant pour l’une de nos études précédentes.

Après le départ du père, Suzanne constate dans sa chambre que sa mère a fouillé et jeté une de ses robes.

En colère, la jeune fille se rend dans le salon où l’attend sa mère. Commence alors la dégradation des rapports humains orchestrée par la mise en place d’un long plan-séquence.

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Au fond (profondeur de champ) de l’appartement, Robert et une ouvrière travaillent alors que devant (le champ est en effet composé d’un premier espace et d’un second), Suzanne demande des comptes à sa mère, silencieuse. La caméra ne bouge pas et ne bougera d’ailleurs jamais. Ainsi, la mère s’en va dans le fond vers son fils (la caméra ne la suit pas) et Suzanne reste dans son camp, dans la première partie de la pièce.

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Se dessinent alors deux camps bien distincts (celui de la mère et du frère, c’est-à-dire l’atelier en profondeur de champ) et celui de Suzanne (celui de la salle à manger).

L’enjeu de la séquence se situera sur les allers et retours de la mère dans un camp puis dans l’autre, pour démontrer qu’elle est encore chez elle et qu’elle peut faire ce qu’elle veut (y compris se débarrasser, si elle le désire, des affaires de sa fille). Tout déplacement du corps d’un camp à l’autre est une forme de création narrative interne pour la séquence en question. Aucun dialogue ne peut venir expliquer mieux que ces déplacements physiques, les enjeux de cette scène, basés sur un règlement de compte familial et sur la volonté de s’approprier un ou plusieurs territoires.

La mère s’en va, revient provoquer sa fille, repart sous les yeux inquiets de son fils. Puis d’un seul coup, elle saute sur sa fille pour la frapper ; le plan-séquence qui propose un cadre immobile, s’enrichit des mouvements explosifs physiques des personnages. Les allers et retours de la mère (non coupés par le découpage ou le montage) mettent sous tension cette scène ; on sent petit à petit que la violence et l’instabilité des corps s’installent et sans changer de point de vue, ni de taille de plan, la caméra filme l’explosion de la femme qui craque sous nos yeux. Un effet de « spectateur, tu es là au bon moment pour voir cette crise de nerfs tant attendue et tant sollicitée par la caméra qui ne s’est pas arrêtée de tourner » est présent dans cette séquence.

Le mouvement continu du corps de la mère, apporte à ce personnage une fragilité renforcée par l’effet de durée du plan-séquence, qui sera toutefois coupé lors du passage à une autre phase : celle de l’hystérie complète. Pialat choisira de couper pour montrer sous le même angle un autre moment de la crise ; cette crise sera fragmentée pour différencier et donner de l’importance aux multiples étapes de ce moment vécu par les différents personnages - (1) montée en tension, (2) explosion et (3) hystérisation du corps -.

Avec Pialat, le corps se transforme devant nos yeux et le changement apparaît au sein du plan (séquence) qui devient mobile non plus par un mouvement de caméra (mobilité externe) mais bien par un déplacement physique au sein du cadre (mobilité interne).

« En opérant ainsi une coupe mobile des mouvements, le plan ne se contente pas d’exprimer la durée d’un tout qui change, mais ne cesse de faire varier les corps, les parties, les aspects, les dimensions, les distances, les positions respectives des corps qui composent un ensemble dans l’image. L’un se fait par l’autre. C’est parce que le mouvement pur fait varier par fractionnement les éléments de l’ensemble à des dénominateurs différents, c’est parce qu’il décompose et recompose l’ensemble, qu’il se rapporte aussi à un tout fondamentalement ouvert, dont le propre est de « se faire » sans cesse ou de changer, de durer. Et inversement. C’est Epstein qui a le plus profondément, le plus poétiquement, dégagé cette nature du plan comme pur mouvement, le comparant à une peinture cubiste ou simultanéiste : « Toutes les surfaces se divisent, se tronquent, se décomposent, se brisent, comme on imagine qu’elles font dans l’oeil à mille facettes de l’insecte. Géométrie descriptive dont la toile est le plan du tout. Au lieu de subir la perspective, ce peintre la fend, entre en elle. (...) A la perspective du dehors il substitue ainsi la perspective du dedans, une perspective multiple, chatoyante, onduleuse, variable et contractile comme un cheveu hygromètre. ». » 207

Choisir le plan-séquence, c’est avant tout faire confiance aux corps (à leurs déplacements) et à leurs chocs ; c’est également solliciter la crise, celle qui naîtra devant nos yeux et qui sera provoquée sur la longueur, dans un temps et un espace donnés.

Le fait de découper, de segmenter davantage la confrontation, comme cela aurait pu être le cas dans l’exemple étudié auparavant, aurait probablement détruit la continuité, l’impression que l’action est en train de se faire sous nos yeux, l’intensité, la dégradation progressive de la lutte et aurait sûrement éliminé toute « théâtralisation », toute montée en puissance de la scène en question, qui trouve un excès de violence en son point ultime, grâce à la construction d’une durée et d’un espace, propices à cette évolution.

Pour faire le lien avec les réflexions qui vont suivre, prenons un dernier exemple précis qui semble mêler certains choix filmiques indissociables les uns des autres, lorsque l’on évoque l’idée d’une construction basée sur le plan-séquence.

Chez Renoir ou Welles, le plan-séquence s’accompagne souvent d’une grande profondeur de champ de manière à conserver une certaine continuité de l’espace dramatique et de sa durée 208.

Dans Van Gogh, une scène précise répond à cette exigence.

Marguerite revient chez elle après avoir passée la journée dans les champs avec Vincent Van Gogh. Son père l’attend et commence à discuter à table avec cette dernière.

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Le cadre est fixe et assez large. Les deux personnages s’expliquent et commencent à faire des allers et retours vers le fond. L’espace est toutefois bien délimité.

Une première pièce en avant est séparée d’une autre pièce visible à l’arrière, par le hall d’entrée et les escaliers qui montent au premier étage (à droite). La porte ouverte sur cette autre pièce et son embrasure accentuent l’effet de profondeur de champ. Tout d’un coup, Marguerite se dirige sur la droite du cadre et se place contre le mur à la limite du hall. Son père la suit et apprend de sa bouche qu’elle est amoureuse du peintre. Les corps sont proches et le cadre s’est légèrement resserré. S’en suivent alors des reproches sur les soi-disant idées libérales du père, qui n’est pas prêt à les appliquer à la vie de sa propre fille.

Lors de cette discussion, la caméra bougera très peu ; elle restera fixe avec un angle de prise de vue assez large pour permettre de voir intégralement les déplacements des personnages énervés et prêts à bondir (l’un sur l’autre). Cela dit, lors de la confrontation verbale, la caméra se rapprochera des visages pour insister sur la nervosité des personnages à ce moment précis de la discussion. A tout instant, grâce au plan-séquence, on peut s’attendre à ce que les corps s’échappent pour accentuer leur liberté ou leur force.

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Il n’en sera rien ; les corps restent à leur place, dans le champ comme si l’arène était bien définie (par les murs de chaque côté et par la profondeur de champ) et que la bataille ne pouvait avoir lieu ailleurs.

Puis, soudainement, toujours dans ce même plan, surgit du hors-champ gauche, Vincent Van Gogh qui surprend la famille Gachet en train de se disputer. Comme au théâtre, en plein plan-séquence (on comprend alors que Jacques Dutronc attendait en coulisse le moment d’entrer en scène), ce personnage arrive de l’extérieur pour interrompre la discussion qui commençait à se dégrader. Ainsi, le fait de ne pas avoir coupé et d’avoir conservé une certaine continuité spatio-temporelle amplifie la montée du drame, la dégradation de la dispute et donne un caractère plus incisif et plus inattendu à l’entrée du peintre. Une coupure avant que le peintre entre dans la maison de la famille Gachet aurait éliminé tout effet de surprise, tout effet d’immédiateté, de présence dérangeante du peintre qui arrive (alors qu’on ne l’attendait pas), pour mettre un terme à cette dispute. S’il y avait eu coupure, cette arrivée aurait été préparée (le spectateur aurait plus ou moins été averti qu’il allait se passer quelque chose) et donc l’effet de surprise n’aurait pas eu lieu.

Outre le fait que cette scène connaît une théâtralisation sur laquelle nous reviendrons plus loin, le plan-séquence, ici-même, est indissociable de la profondeur sur laquelle nous nous attarderons également dans les pages suivantes.

André Bazin a remarqué cette association chez certains auteurs qui ont rompu avec un découpage dit « classique » dès 1939.

« La notoriété de Citizen Kane ne saurait être surfaite. Grâce à la profondeur de champ, des scènes entières sont traitées en une seule prise de vue, la caméra restant même immobile. Les effets dramatiques, demandés antérieurement au montage, naissent tous ici du déplacement des acteurs dans le cadrage choisi une fois pour toutes. (...) Et en effet, si l’on recherche un précurseur à Orson Welles, ce n’est pas Louis Lumière ou Zecca mais Jean Renoir. Chez Renoir, la recherche de la composition en profondeur de l’image correspond effectivement à une suppression partielle du montage, remplacé par de fréquents panoramiques et des entrées dans le champ. Elle suppose le respect de la continuité de l’espace dramatique et naturellement de sa durée. (...) » 209

La suppression ou l’omission du montage pour un temps, donnent aux corps une liberté d’expression plus grande ou du moins une importance plus nette dans l’intensité dramatique de la scène.

Ainsi, le plan-séquence procure également (pour le spectateur) une sensation de liberté vis-à-vis des corps en mouvement dans le champ ; comme le note André Bazin, le cadrage fixe et la profondeur de champ impliquent (souvent) de la part du spectateur une attitude mentale plus active, «  ‘alors que dans le montage analytique, il n’a qu’à suivre le guide, couler son attention dans celle du metteur en scène qui choisit pour lui ce qu’il faut voir, il est requis ici à un minimum de choix personnel.’  » 210

La liberté existe aussi du côté du spectateur qui a face à lui, un espace plus large et une durée plus grande qu’il devra s’approprier dans sa lecture filmique.

L’effet dramatique de la scène sera à chercher dans le corps même du personnage et dans ses déplacements et non plus dans la construction liée au découpage de la scène en question.

« Il est évident, à qui sait voir, que les plans-séquences de Welles dans Magnificent Ambersons ne sont nullement « l’enregistrement » passif d’une action photographiée dans un même cadre mais, au contraire, que le refus de morceler l’événement, d’analyser dans le temps l’aire dramatique est une opération positive dont l’effet est supérieur à celui qu’aurait pu produire le découpage classique. (...)

En d’autres termes le plan-séquence en profondeur de champ du metteur en scène moderne ne renonce pas au montage - comment le pourrait-il sans retourner à un balbutiement primitif -, il l’intègre à sa plastique. » 211

Comme nous l’avons vu, la durée du plan-séquence et l’espace - à la fois vaste et clos - permettent aux corps de s’étendre, de se détendre, de se répandre, voire de s’hystériser, de manière à créer de nouveaux rapports humains (le plus souvent des conflits).

Comme nous allons le voir à présent, cette homogénéité spatio-temporelle s’accompagne fréquemment d’une grande profondeur de champ, qui offrira également aux personnages un vaste champ d’expression, en étant un support idéal, un terrain privilégié à la provocation d’événements le plus souvent inattendus ou non prévus à l’écriture filmique...c’est bien grâce à ce dispositif filmique mis en place chez Pialat, que l’on peut affirmer ainsi que les corps sont mis à l’épreuve du réel...

Notes
190.

Cf. chap. 3 b) de la 1ère partie de notre travail...ou comment le corps (corps-satellite, corps-pivot,

corps-relais, etc.) de Sandrine Bonnaire dans A nos amours et Sous le soleil de Satan, se situe non seulement au sein des espaces sociaux mais également au coeur de la narration filmique.

191.

Jacques Kermabon, « La musique du réel » in La Revue du cinéma n°389, décembre 1983.

192.

« Mais la psychologie intéresse moins Pialat que la mise en scène des corps : Pialat est d’abord un grand filmeur de corps, de gestes, de postures, de mouvements, dont la figure privilégiée est ce plan où les corps de Suzanne, de Robert et de la mère n’en font plus qu’un, inextricablement mêlés les uns aux autres dans ce qui apparaît comme la transposition strictement physique de l’indéfectible noeud familial. La violence de ces quelques scènes ne tient pas qu’à la justesse ou à la réalité des coups donnés, des larmes versées, des cris jetés et des postures bouleversées (celles de la mère surtout, totalement hystérique). Elle tient tout autant à la façon qu’elle a de surgir sans prévenir, sans que Pialat passe par la moindre progression dramatique : le coup, le cri, est systématiquement en avance sur la perception du spectateur, et ce d’autant plus que Pialat ménage fréquemment un très bref temps d’attente avant que la scène ne reprenne de plus belle. »

Alain Philippon, A nos amours, op. cit., p. 32.

193.

Vincent Amiel, « Le transport hiératique » in Le Corps au cinéma, op. cit., pp. 23-24.

194.

Alain Philippon, A nos amours, op. cit., p. 23.

195.

L’idée d’un corps libre, se mettant en scène lui-même de manière instinctive sans aucune direction, se retrouve dans beaucoup d’entretiens consacrés à l’auteur qui revient souvent sur sa méthode de travail qui y est pour beaucoup dans le résultat des déplacements créatifs des personnages.

« - D. P. : Vous aimez casser les scènes par des ruptures de rythme en provoquant les réactions-surprises des comédiens.

- M. Pialat : Si tout se passe bien, il s’instaure une sorte de mise en état des acteurs avec un non-dit avant certaines scènes. J’ai même réussi à le faire pour moi et à oublier que je mettais aussi en scène. »

Danièle Parra, « Entretien avec Maurice Pialat » in La Revue du cinéma n°389, décembre 1983.

196.

« -  A. P. : Au tournage, le plan-séquence est fondamental. Mais Maurice Pialat ne semble pas avoir la religion du plan-séquence en tant que tel, puisqu’il n’hésite pas à le remonter...

- Y. Dedet : Tout à fait. Sur le tournage, c’est le temps réel qui fait grimper la sauce. Une vraie accélération ou une vraie descente se passe dans le temps. Après au montage, on essaie d’en retrouver la ligne en enlevant, dans un premier temps, ce qui est mauvais, et en essayant de glisser d’un sentiment à un autre, ou d’un geste à un autre. »

Alain Philippon, « Entretien avec Yann Dedet » in A nos amours, op. cit., p. 113.

197.

Un texte d’André Bazin appuie avec force l’idée soulevée dans notre réflexion. Dans « Montage interdit », ce dernier explique que le plan-séquence est une figure filmique garante d’une vérité, d’un réalisme synonymes d’« homogénéité spatiale ». Si montage il y a, alors les prouesses et les relations accomplies et entretenues par les personnages des films pris comme exemple dans son article (les animaux du réalisateur Albert Lamorisse notamment) n’ont plus le même sens et le même impact sur le spectateur qui adhérera davantage à la scène et à l’exercice qui s’y déroule grâce à l’utilisation du plan-séquence ou du respect d’une certaine contiguïté physique du cadrage. Mais le plan-séquence s’accompagne souvent pour cela d’une utilisation de la profondeur de champ que l’on observe évidemment chez Orson Welles.

« « Quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit. » Il reprend ses droits chaque fois que le sens de l’action ne dépend plus de la contiguïté physique, même si celle-ci est impliquée. »

André Bazin, « Montage interdit » in Qu’est-ce que le cinéma, op. cit., pp. 49-61.

198.

Cette idée nous est notamment venue à la lecture des écrits de Jean-Louis Schefer qui a travaillé sur le corps en tant que véhicule d’une temporalité permettant l’identification spectatorielle. Le corps est l’empreinte du temps qui passe ; il est le réservoir des intentions et des bouleversements humains.

Jean-Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, op. cit..

199.

« (...) Les plans-séquences qui se suivent sont vécus comme autant d’épreuves de vérité. Pas question de se protéger, même derrière une formidable technique : la durée du plan aura toujours raison d’eux.

Pas question même de se sauver dans ’l’action-out’. Parce que ’l’action-out’ suppose le montage (qu’on coupe une fois le climax atteint), alors que là, la caméra continuera d’enregistrer, (...) quitte à prendre l’acteur en pleine chute, en pleine descente.

Les acteurs de Godard se défont pendant la prise, sous nos yeux, comme « en direct ». L’acteur chez Cassavetes, n’a qu’une solution : se donner, s’exposer totalement, se mettre à nu. »

Hervé Le Roux, « L’être chair » in Cahiers du cinéma n°389, novembre 1986.

200.

Joël Magny, « Et au cinéma, on focalise aussi ! » in Le Point de vue - De la vision du cinéaste au regard du spectateur -, Editions Cahiers du cinéma et Centre National de Documentation pédagogique, Collection les petits Cahiers, Saint-Germain-du-Puy, 2001, pp. 58-62.

201.

Le morcellement du corps par le montage et les enjeux généraux du découpage pour ce dernier sont largement abordés dans le chapitre de Vincent Amiel cité précédemment.

Vincent Amiel, « Renoncer au découpage » in Le Corps au cinéma, op. cit., pp. 108-114.

202.

« Au-delà du découpage, à l’inverse, c’est à une autre synthèse qu’invitent les morcellements de Bresson et Cassavetes. Leur paradoxal rapport à l’unité élimine également toute hypothèse préconçue, toute articulation mécaniste. C’est dans le principe du montage qu’il faut chercher une explication (cf. quatrième chapitre de notre première partie). Car le montage, opération d’assemblage a posteriori, ne peut, dans un premier temps, que prendre en compte des gestes saisis hors du projet ou de l’idée, pour les utiliser dans la lumière du seul mouvement, et poser celui-ci dans son autonomie ; dans un second temps, la juxtaposition de ces éclats leur donne, en tant qu’éclats, un statut essentiel. (...) Commencés trop tard, coupés trop tôt, les plans qui composent ces films cueillent le geste dans son arbitraire, et systématisant le procédé, hissent au rang de principe la perception fragmentaire. »

Ibid., p. 112.

203.

Jacques Aumont, « Les causes perdues » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., p. 110.

204.

Ibid. pp. 112-113.

205.

« Le découpage est la détermination du plan, et le plan, la détermination du mouvement qui s’établit dans le système clos, entre éléments ou parties de l’ensemble. Mais, nous l’avons vu, le mouvement concerne aussi un tout, qui diffère en nature avec l’ensemble. Le tout, c’est ce qui change, c’est l’ouvert ou la durée.

Le mouvement exprime donc un changement du tout, ou une étape, un aspect de ce changement, une durée ou une articulation de durée. Ainsi, le mouvement a deux faces, aussi inséparables que l’endroit et l’envers, le verso et le recto : il est rapport entre parties, et il est affection du tout. »

Gilles Deleuze, L’Image-mouvement - Cinéma 1 -, op. cit., p. 32.

206.

Ibid., pp. 33-34.

Mais pour aller plus loin et engager d’ores et déjà notre réflexion sur la voie d’une association entre

le plan-séquence et la profondeur de champ, citons à nouveau Deleuze qui, dans son autre ouvrage, évoque la notion de « centre » chez Orson Welles ? Chez ce dernier, la combinaison « plan-séquence/profondeur de champ » s’accompagne forcément d’une re-définition du centre du plan, son point de gravité et d’équilibre.

« (...) le plan-séquence à profondeur de champ marque puissamment les volumes et les reliefs, les oppositions et les combinaisons du clair et de l’obscur, les violentes zébrures qui affectent les corps quand ils courent dans un espace de claire-voie (...). On pourrait dire que Welles faisait subir à la notion de centre une double transformation qui fondait le nouveau cinéma : le centre cessait d’être sensori-moteur, et, d’une part, devenait optique, déterminant un nouveau régime de la description ; d’autre part, en même temps, il devenait lumineux, déterminant une nouvelle progression de la narration. »

Gilles Deleuze, L’Image-temps - Cinéma 1 -, op. cit., pp. 186-187.

207.

Ibid. p. 38.

208.

Nous empruntons une fois de plus cette formule à André Bazin que nous retrouvons également dans l’un de ses textes qui aborde la question de « l’évolution du découpage cinématographique depuis le parlant ». Chez Luchino Visconti ou Orson Welles par exemple, « embrasser la totalité de l’événement, se traduit par la profondeur de champ et d’interminables panoramiques. »

Cf. intégralité de cette partie d’article in Qu’est-ce que le cinéma, op. cit., pp. 71-80.

209.

André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ?, op. cit., pp. 73-74.

210.

Ibid., p. 75.

211.

Ibid., pp. 74-75.