c) Créer l’espace, créer l’événement filmique : théâtraliser

Choisir de temps à autre le plan-séquence et la profondeur de champ, nous amène à savoir ce que cela engage concrètement du point de vue de la narration.

Dans quelles mesures ce dispositif particulier va t-il influencer les comportements et déplacements physiques des personnages présents dans la scène ?

Comment cette profondeur de champ et ce choix du plan-séquence peuvent-ils, à un moment donné, devenir les outils du cinéaste dont le désir serait de créer la part « événementielle » ou « dramatique » de la scène, avec comme seul matériau, le corps de ses acteurs ?

Un début de réponse à ces questions nous est fourni par Jean-Paul Sartre. Ainsi, la théâtralisation de certaines scènes filmiques passe par la représentation du personnage et de sa position ou de ses relations par rapport au monde dans lequel il évolue. Chez Pialat, à certains moments, le personnage explose. Le corps rentre dans une courte phase de sur-activité souvent violente.

« Le théâtre montre le moment de l’arrachement, du dénouement de la liberté : il montre la liberté comme choix et comme source du temps. Le cinéma montre le moment de l’objectivation de la liberté, la liberté dans le temps. Le pôle fondamental du théâtre, c’est l’action en tant qu’elle ouvre un monde. Celui du cinéma, c’est le monde en tant qu’il inscrit en lui et conditionne l’action. Cette différence donne la raison pour laquelle le décor peut ne pas avoir au théâtre l’importance qu’il a au cinéma. Au théâtre, il n’y a, dit Sartre, que « l’homme dans un décor de carton ». Celui-ci n’est que signe, simple prolongement de l’action. Au contraire, « le décor de cinéma vient prendre l’homme et le casse ou le sauve ». Il n’est jamais un simple décor, mais le monde dans son épaisseur, toujours en interaction avec le déploiement de la liberté humaine. » 222

Dans A nos amours, à plusieurs reprises, la mère (ou plutôt son corps) s’hystérise ; cette violence se manifeste toujours lorsque l’espace-temps (défini par la profondeur de champ et le plan séquence) est bien défini. L’espace est clos (généralement la violence se manifeste dans une pièce bien particulière et n’en sort pas) et le temps continu (pas de recours au découpage).

La profondeur permet au personnage de se libérer et donc de porter ou de supporter à lui seul l’objet du drame. Ainsi, ce drame naît et vit par le corps dans un espace-temps donné, comme au théâtre, c’est-à-dire sans aucun recours à des événements extérieurs qui pourraient stimuler et faire progresser indirectement la crise.

Au théâtre, tout doit avoir lieu et tout doit être raconté avant que le monde ou sans que le monde qui englobe les personnages, ne prenne le pas sur ces mêmes personnages.

A ce moment précis, le corps peut prendre le dessus sur son environnement et devenir le seul pôle d’attraction de la scène. Il n’est plus vraiment mis en scène, il se met en scène, en échappant justement à toute construction extérieure, c’est-à-dire influencée par une écriture préétablie ou par le regard créateur du cinéaste qui perd en partie, le contrôle du jeu offert par le personnage.223

Comme au théâtre, les crises de nerfs de la mère et du reste de la famille se déroulent dans un lieu précis, à un moment précis, du moins clairement identifiable pour le spectateur. Aussi, comme nous le notions précédemment, si la profondeur et le plan-séquence accordent au corps un sentiment de liberté d’expression, l’espace de la scène est plutôt théâtral (en d’autres termes assez cloisonné). La caméra est frontale et fixe ; la profondeur et plus particulièrement le mur situé en arrière plan, délimitent le fond de la scène. Sur les abords extérieurs de la pièce, deux murs rappellent les deux côtés spécifiques de la scène théâtrale (côté cour et côté jardin).

« L’axe, plus d’une fois frontal, du filmage de ces scènes, en renforce la théâtralité. A qui s’étonnerait que soit évoquée la théâtralité à propos d’un cinéma qui en semble à l’opposé, on pourrait répondre par une réplique de Robert à l’issue d’une de ces scènes (« C’est mieux qu’au Théâtre de Poche ! ») ou, plus sérieusement, par la constatation que la scène de ménage, au cinéma comme dans la vie, est, par essence, théâtrale - ce qu’ont compris aussi bien les tenants de la scène dramatique (Bergman, Eustache, Doillon, Pialat) que les plus brillants représentants de la comédie américaine (de Hawks à Lubitsch). La problématique de Maurice Pialat n’en est pas pour autant celle du « The world is a stage », ni même celle du Renoir de La Règle du jeu mêlant, dans la longue et superbe séquence de la fête, les diverses scènes, mi-comiques mi-tragiques, qui s’y jouent, et dépliant les côtés du cube scénographique pour en dévoiler le hors champ. »82240

Les deux hors-champ latéraux amplifient donc cet effet de coulisses que l’on repère sur la scène théâtrale.

Le hors-champ, dans la mise en scène théâtrale propre à Pialat, n’a pas une valeur dramatique comme c’est le cas dans Nana de Jean Renoir (nous l’avions déjà plus ou moins évoqué auparavant). Comme nous l’explique Noël Burch (déjà cité au sein de la partie précédente « Intrusion(s), éjection(s) : les corps créateurs »), Jean Renoir se sert du hors-champ pour dynamiser le champ et pour donner à l’espace visible, un enjeu dramatique plus poussé. Chez Pialat, certes le corps extérieur (celui qui ne fait pas partie du lieu présentement visible) peut quelques fois (comme nous l’avons vu dans la partie précédente), intervenir pour déstabiliser le personnage présent dans le champ, mais lors des bagarres et autres crises d’hystérie, il n’en est rien.

La caméra est posée et elle attend l’arrivée d’un personnage dans le champ comme si cette arrivée (en l’occurrence celle de Suzanne) était prévue (par les plans précédents), logique ou indispensable au récit. L’arrivée de Suzanne dans le champ n’est donc pas une irruption imprévue ou surprise. Certes, elle peut se faire surprendre par son frère qu’elle ne croyait pas si violent mais l’espace est construit de manière à ce que ce moment soit un moment à part entière et complètement amené (au spectateur).

En somme le spectateur est averti (ou plutôt préparé) qu’il va être un moment au théâtre et qu’il va voir entrer un personnage dans le champ, personnage qui devra se battre avec d’autres individus avant un départ programmé, toujours en hors-champ.

Le champ vide n’existe pas chez Pialat ; la coupe nette et le passage à un autre plan

après l’orage de la bagarre suivent toujours la sortie du personnage en hors-champ.225

Dans le film A nos amours en particulier, la mère (accompagnée de ses deux enfants) s’exprime donc dans un espace scénique théâtral clairement défini

(les coordonnées spatiales du lieu sont affichées en un seul et unique plan) et le plancher de la pièce (la salle à manger couplée à l’atelier) accentue cette ressemblance (avec le dispositif scénique théâtral).

Suzanne est le seul personnage à utiliser le hors-champ pour entrer ou sortir des pièces de l’appartement ; la mère et le frère sont et restent définitivement liés à l’espace (aux lieux de l’appartement). Implacablement rivée à la pièce centrale de l’appartement où elle attend désespérément le retour de sa fille, Betty jette son corps dans cet espace où le spectateur est vraiment un spectateur de théâtre, du fait de sa place frontale située et identifiée comme quatrième versant de l’espace.

Cet espace clos permet une expression physique pouvant s’étendre uniquement dans la profondeur et sur les côtés de la pièce. L’aspect théâtral se vérifiera dès que le personnage sortira par la droite ou par la gauche de la pièce (en hors-champ même si, comme nous venons de l’exposer, ce hors-champ n’est pas le lieu surprenant d’une tension physique et dramatique) comme s’il sortait ou entrait en coulisse (côté cour ou côté jardin) pour laisser la place à un autre personnage.

Ainsi, pour poursuivre cette idée, remarquons que dans Le Garçu, l’entrée de Gérard dans l’appartement de son ex-compagne (Sophie) se manifeste souvent par une arrivée impromptue (du hors-champ).

Dans l’une des scènes du film, Jeannot reçoit un coursier qui lui apporte des paquets. Le livreur entre par la porte située à droite du cadre et la caméra le suit (ainsi que Jeannot) vers la table située pour sa part, à gauche du cadre. Un panoramique permet de suivre leur déplacement ; mais très vite, le son de la voix de Gérard se fait entendre dans les escaliers car la porte d’entrée est restée ouverte.

La caméra rejoint donc Gérard par un autre panoramique latéral, et le suit (encore sans aucune coupure) jusqu’à ce que Jeannot ait dit au revoir au livreur qui part. On a donc affaire à un plan-séquence qui durera jusqu’à l’installation des deux personnages autour de la table de la cuisine. Ce plan-séquence confirme donc notre idée déjà énoncée précédemment et qui concernait la liberté accordée aux corps ; mais cette porte d’entrée qui se veut être le point névralgique de la rencontre et du départ des personnages, est une sorte d’ouverture théâtrale qui s’offre à l’espace scénique.

Le plan-séquence démontre que Gérard Depardieu devait attendre depuis longtemps dans le couloir avant de pouvoir entrer sur scène (tel un acteur de théâtre qui attend son tour) puisque aucune coupure ne vient rompre la continuité de cette séquence.

Mais allons un peu plus loin...

Les personnages s’assoient autour de la table et discutent. Ils sont filmés dans le même cadre jusqu’au moment où ils ne seront plus d’accord ; jusqu’à ce moment précis, on est encore dans une phase théâtrale mais dès que la discussion prend une autre dimension sur le ton du désaccord, alors le champ/contre-champ devient le moyen utilisé pour opposer les deux personnages. C’est à ce moment précis que le cinéma (en découpant et en structurant cette conversation par un effet de champ contre-champ) prend le dessus sur la part théâtrale de la séquence. Mais quelques secondes après, la porte s’ouvre et comme Jeannot ou Gérard peu de temps avant, Sophie arrive et intervient comme au théâtre sur le devant de la scène (le plan s’élargit alors pour capter cette entrée). Elle s’installe sur la planche de travail et l’espace clos et

re-théâtralisé par cette arrivée en hors-champ, se voit à nouveau enrichi d’une troisième présence. Très vite, elle va devenir le point central des regards qui vont stimuler cette conversation. Jeannot d’un côté et Gérard de l’autre ; Sophie est au centre (du découpage ou du triangle composé par les personnages) et écoute les phrases ironiques que les deux hommes s’échangent.

Mais plus que cela, elle leur donne la parole.

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Ainsi, la caméra re-découpe, recadre chaque personnage et à nouveau le cinéma reprend à sa charge la construction de la scène comme pour distribuer les temps de paroles et orienter le spectateur vers tel ou tel personnage, ce qui n’aurait pas été possible si le cadre avait été plus large et la plan filmé en continu dans une certaine profondeur ; dans ce cas là, le spectateur n’aurait sans doute pas pu voir que Sophie dirige cette scène des yeux. En effet, on voit Gérard critiquer Jeannot, elle le regarde et tout de suite après, elle tourne les yeux vers Jeannot de manière à faire le jeu et à lui offrir la possibilité de répondre à Gérard. Puis elle fera ça d’autres fois comme si cet arbitrage silencieux et uniquement véhiculé par le corps (ses yeux en l’occurrence) était un moyen purement filmique et non plus théâtral de créer une rythmique, un langage et un rapport entre les personnages, par le biais du montage (grande spécificité du cinéma) et par le biais d’une variation des échelles de plans (gros plans sur les visages pour voir les yeux). On remarque donc que la porte d’entrée de cet appartement appartient à une dimension et à une construction théâtrales qui seront rompues et désorientées dès lors que les personnages installés, verront leur discussion filmée en plans serrés. La porte est cette passerelle vers la création d’une nouvelle scène et vers de nouveaux rapports entre les personnages. Elle donne accès à la scène théâtrale où vont pouvoir s’exprimer les personnages souvent filmés en plans fixes et entre quatre murs (trois murs distincts et la barrière instaurée par la position de la caméra). La porte permet ce mouvement transitoire du corps qui vient ou repart ; elle permet (par le panoramique) d’installer ou de rejeter un personnage avant ou après qu’il ne se soit exprimé dans le champ filmico-théâtral évoqué par ailleurs.

On l’a vu avec Sophie qui rentre avant que Gérard ne ressorte à son tour...les corps arrivent, repartent, se succèdent...la dynamique du cadre passe par cette ouverture vers l’extérieur matérialisée par un hors-champ actif et constructeur de nouveaux rapports entre les personnages. Comme au théâtre, on arrive et on (res)sort ; l’« ailleurs » n’existe finalement pas, du moins personne n’y fait référence...tout se déroule dans l’« ici et maintenant »...rien n’a l’air d’exister dans les coulisses, c’est-à-dire dans les vies menées par les personnages, hors du champ...on assiste uniquement à ce qui se déroule dans l’espace clos que nous avons en face de nous et que nous fermons également de par notre position ou de par le regard que la caméra nous offre (nous spectateurs).

La porte est donc aussi une fermeture sur le monde extérieur à savoir que le personnage commence vraiment à exister chez Pialat dès lors qu’il a poussé cette porte et qu’il sera dans le champ (le champ pialatien est alors « centripète » et non « centrifuge »), dans l’espace scénique qui lui sera alloué.

On retrouve cette idée dans A nos amours, lorsque Suzanne (dans la seconde bagarre), rentrera dans la pièce par une porte située à droite, se battra avec son frère qui la fera sortir violemment par cette même porte en la projetant vers l’extérieur.

On remarque donc que les bagarres sont précisément organisées, localisées et localisables en des espaces scéniques où se mélangent à la fois, une liberté d’action (par la largesse de l’espace-temps) et un cloisonnement assez étouffant, comme si ces altercations entre personnages ne pouvaient pas exister à l’intérieur de différents lieux ou à divers moments qui seraient alors régis par un découpage et un montage filmiques quelconques.226

Hormis la construction physique d’un espace particulier, plusieurs autres signes nous incitent à envisager certains moments filmiques chez Pialat, comme des sortes de mini-représentations théâtrales.

Tout d’abord, essayons d’éclaircir des notions de vocabulaire que nous exploitons depuis longtemps dans notre travail sans pour autant avoir tenter de déterminer exactement le sens de ces mots, sens qui pourra sans aucun doute faire progresser notre réflexion.

Ainsi, entre « scène » et « séquence » semblent alors se dessiner les frontières entre « régime théâtral » et « régime filmique ».

Le mot « scène » nous fait inévitablement penser à la formule « scène de ménage »227 ; il est vrai que l’on repère la figure théâtrale chez Pialat surtout lorsque les accrocs se manifestent entre les personnages. La bagarre est inextricablement liée à l’espace scénique.

« Suivons Bazin encore un instant : s’il est un cinéma dont « l’unité sémantique et syntaxique n’est en aucune façon le plan », c’est bien celui de Maurice Pialat, dont l’unité n’est pas le plan, mais la scène : dramaturgique, théâtrale, hystérique. Pialat est, fondamentalement, un cinéaste de la scène d’affrontement, ou de la scène de ménage, purement et simplement - et A nos amours n’est pas le premier film, loin de là, où Pialat donne le sentiment que c’est là qu’il trouve son territoire de prédilection, ou du moins le lieu où son cinéma se met véritablement à consister. » 228

Mais la scène fait référence également à la scénographie, c’est-à-dire à la mise en perspective des corps à travers l’espace représenté. La construction en profondeur, à savoir la manière dont les corps ont la possibilité de se mouvoir dans un espace profond et clos en largeur (ce qui n’empêche pas de retrouver des ouvertures vers le hors-champ) rappelle étrangement quelques scénographies théâtrales voire picturales (idée que nous évoquions juste avant).

La présence et l’activité du corps, présent en tous points de l’espace, créent inévitablement les coordonnées du lieu. Le corps qui se théâtralise, devient le centre de la scène.

« Si la scénographie théâtrale, en effet, est une technique, la scénographie picturale, elle, ne se conçoit qu’en relation à un modèle abstrait, celui de la perspective. Dans le film, la technique mobilisée - celle du décor - n’est pas visible, elle n’a pas la présence de la technique théâtrale, tandis que l’abstraction spatiale n’y a qu’un modèle, celui de l’espace visible, celui de la profondeur - du creux dont on a parlé -, bref de la scène. Quoi qu’on fasse, la scénographie, au cinéma, ramène à la scène.
Mais la scène, alors ? N’y serait-ce pas l’inverse ? La scène picturale, unité de lieu par la grâce unique de la perspective (et encore, non sans repentirs : la peinture est plusieurs fois tentée de revenir à un espace éclaté, davantage écrit, sur le mode du « gothique international »), mais plus que problématique unité de temps et unité d’action. Je ne reviens pas sur la condensation, le montage qu’opère le tableau narratif-représentatif. La peinture n’aurait-elle pas au fond, une scénographie sans scène ? Paradoxalement, la « scène filmique » apparaît comme bien plus unitaire, parce que bien davantage unité d’action - Metz en avait eu la parfaite intuition dans son étude de la segmentation - : plus difficile à définir rigoureusement dans l’espace que la « scène picturale » - l’unité de lieu y est toujours incertaine -, la scène filmique n’existe que comme bloc dramatique, et surtout comme bloc imaginairement infrangible. »
229

La problématique du temps intervient dès que l’on veut comparer « mise en scène filmique » et « mise en scène picturale ou théâtrale ». En tout état de cause, affirmons sans hésitation que la « scène filmique » apparaît dès que l’on retrouve une unité d’action. Ainsi, l’unité spatio-temporelle des scènes du film A nos amours est indéniablement associée aux crises d’hystérie de la mère ou aux bagarres des personnages environnants. L’affrontement se déroule dans une unité qui se met en place dès lors que la bagarre en question a un « début », un « déroulement » et une « fin ».

On remarque ce schéma assez souvent ; Suzanne entre par une porte dans l’atelier, elle se fait malmener par son frère et sa mère et elle est obligée de sortir du lieu par un côté. Il y a bien une progression et une certaine unité actionnelle qui n’a aucunement besoin du découpage pour exister et qui trouve donc sa force dans l’unité ou la linéarité (absence de découpage) spatio-temporelles en question.

Mais, comme nous l’indiquent certaines études, la scène filmique est à distinguer de la séquence. C’est ce que nous avions commencé à émettre comme idée au départ lorsque nous souhaitions distinguer « régime théâtral » et « régime filmique ».

En prenant appui sur les réflexions de Christian Metz, André Gardies a proposé une analyse fort intéressante qui va dans le sens de notre étude actuelle.

« D’où vient ce sentiment d’avoir affaire à une séquence et non à une scène ? N’est-il pas lié au constant changement de point de vue qu’implique le travelling ? Plus précisément, au fait que la caméra se déplace au sein de l’espace du filmage. Cela, du reste, Christian Metz l’entrevoit lorsque, parlant de la séquence il dit :
« Exemple-type : les séquences de poursuite (unité de lieu, mais essentielle et non plus littérale ; c’est ’le lieu de la poursuite’, c’est-à-dire la paradoxale unité d’un lieu mobile) ». L’homogénéité du syntagme et sa cohérence sémantique, en dépit des ellipses et des « sautes » abruptes dans l’espace, viendraient du fait que ce moment narratif (la séquence de la poursuite par exemple) se déploie dans une sorte d’espace essentiel qui serait justement celui de la poursuite. En somme c’est un regard mobile que construirait la séquence.
La scène, au contraire, est plutôt d’ordre statique ; encore qu’une telle assertion appelle des précisions. Il ne s’agit évidemment pas de l’immobilité de la caméra. Les mouvements d’appareil ne sont pas incompatibles avec ce type de syntagme. Il ne s’agit pas non plus d’une nécessaire permanence de l’espace (quelque forme d’unité de lieu). Plus précisément, ce n’est pas par le caractère unitaire de l’espace profilmique que la scène se définit. Son caractère statique serait plutôt lié au regard qu’elle suppose, et pour être plus exact encore, au regard qu’elle construit. Car le propre du syntagme, particulièrement du syntagme chronologique, c’est de construire le regard spectatoriel. »
230

Malgré ce que nous avancions avec certitude dans nos pages précédentes, il transparaît à la lecture de ces quelques lignes, que la représentation théâtrale au cinéma n’est pas forcément et seulement rattachée à une quelconque unité de lieu. L’idée encore plus forte, qui nous est soumise par André Gardies, prend racine sur la construction d’un regard ; le regard en question (celui du spectateur) serait à la base de la construction scénique et cela se vérifie dès lors que l’on s’attarde un peu sur les situations hystériques au sein du film A nos amours. Les crises de la mère sont à chaque fois montrées comme le centre d’une scène ou comme le point sensible vers lequel le regard spectatoriel sera inévitablement attiré. Ainsi, la caméra pose notre regard dans l’espace grâce à sa position par rapport à ce personnage. Un mur au fond, deux murs latéraux, la caméra s’emploie à fermer l’espace de manière à ce que notre regard soit orienté et puisse construire un espace scénique privilégié. En tant que spectateur, il sera difficile d’avoir une meilleure position pour assister tranquillement au spectacle dramatique qui se trame.

« Cependant c’est moins le sentiment de mon inscription au sein de l’espace diégétique qui l’emporte, que le type de regard qui est ainsi élaboré : par un effet de centrement, c’est un regard panoptique qui est construit. Je suis placé en une sorte de lieu idéal d’où je puis embrasser l’espace avec le meilleur champ de vision. Le monde diégétique se construit autour de moi, qui suis en son centre. » 231

Etre au centre l’action...une idée déjà évoquée lorsque nous abordions la question du mouvement des corps dans la première partie de notre travail (cf. chapitre I.3 exactement). Nous avions notamment cité Serge Daney qui, avec sa métaphore du cyclone, parlait de l’espace dégagé au sein de la scène ; ‘« (...) Pialat n’invente pas seulement des personnages et des péripéties (ce serait mesquin), il invente l’espace autour d’eux. Invisible, incertain mais très réel. (...) C’est la caméra qui dégage un espace au coeur de la mêlée : trop près des coups pour les voir partir, trop loin de l’émotion pour ne pas la voir fuir. ’ » 232

La caméra construit le champ, l’espace scénique complètement ouvert où peuvent ainsi se mettre en mouvement des corps alors narratifs, c’est-à-dire des corps raconteurs d’histoires grâce à leurs pulsions et leurs déplacements toujours dévastateurs.

Cette idée de positionnement scénique de la caméra aurait-il un lien avec la prise de recul observée dans le premier chapitre de cette partie, consacré à l’identité documentaire de certaines scènes filmiques ? On retrouve en effet la question du positionnement de la caméra qui crée un point de vue particulier, un certain regard transmis ainsi au spectateur.

Un tel espace statique, c’est-à-dire unique et stable où le regard spectatoriel se centre (se concentre ou est concentré), s’enferme, se fixe pour construire un monde qui paraîtra justement et selon une expression de André Gardies, s’organiser autour de lui.
La différence entre « séquence » et « scène » serait donc à chercher non plus dans l’appréhension du temps et de l’espace filmiques mais dans la construction d’un regard spectatoriel qui prend forme à certains moments du film.

Lorsque les personnages se battent dans A nos amours, c’est bien l’impression du monde qui se construit autour du spectateur, qui ressort de ces scènes souvent tragiques.

Le statisme de ces plan-séquences (la durée et la fixité du cadre) et sa grande scénographie (les déplacements des corps au sein de ces vastes espaces clos et uniques) apportent une grande intimité entre les personnages et le spectateur. On est bien dans le régime scénique où le spectateur parvient à trouver un point de vue privilégié au coeur du plan ; le monde se construit autour de lui et il en est le témoin de par le regard qui lui est offert.

« Le monde diégétique se construit autour de moi, qui suis en son centre. Dès lors on comprend que la scène procure si souvent le sentiment qu’elle se déroule nécessairement en un lieu unique et stable. Toutefois, on le voit, ce n’est pas la confrontation profilmique ou diégétique du lieu qui est à l’origine de cette impression, mais le caractère centré du regard : l’espace paraît s’organiser autour de lui ; en ce sens, et en dépit du pléonasme, on pourrait dire de la scène qu’elle élabore un « regard-vision ». La séquence, elle, implique un regard qui parcourt l’espace, dans le même temps qu’il le construit. Les localisations successives de la caméra vont enchaîner des fragments d’espace qui, réunis (en l’unité de sens que suppose tout syntagme), construisent la cohérence sémantique, et éventuellement topographique, de cet espace. Les localisations successives sont comme autant d’étapes du parcours qu’organise la séquence. C’est un regard mobile, engagé dans un déplacement vectorisé, de type linéaire (alors que la scène serait de l’ordre de la circularité), que cette dernière construit. On pourrait alors le qualifier de « regard-action ». » 233

Comme nous le suggère à nouveau André Gardies, la différence entre « régime scénique » (régime théâtral (?)) et « régime séquentiel » (régime filmique (?)) se situe essentiellement selon lui dans la manière de localiser la caméra au coeur de l’espace.234 Grossièrement, une localisation statique de la caméra construit un point de vue unique, un pôle visuel ou un regard qui embrassent le monde, le champ de vision, en situant le spectateur au centre de l’espace filmé. Lors des différentes crises d’hystérie de Betty dans A nos amours, on constate que le regard et la localisation de la caméra répondent aux suggestions de André Gardies et que par conséquent, la construction de l’espace correspond aux caractéristiques d’un régime dit « scénique ».

La caméra ne propose pas de localisations successives, de déplacements qui pourraient désorienter ou stimuler différentes phases actionnelles ou différents lieux physiques. Le lieu est clos ; la mère se démène dans cet espace unique très localisé et n’en sort pas. Son corps se dépense dans une seule pièce en long en large et en travers (dans la profondeur) mais jamais il ne sort du champ imposé et créé par la caméra, placée en avant de manière à dégager l’espace frontal en question. Dans ce cas, nous sommes plutôt en face d’un régime scénique du regard ; nous sommes, en tant que spectateurs, davantage face à une « scène » qu’à une « séquence » filmiques. Un seul point de vue, une seule localisation visuelle nous sont proposés.

Aussi, dès lors que l’on considère que ce regard vis-à-vis de l’espace est davantage scénique, on comprend aisément les liens qui s’établissent avec une théâtralisation du plan. Si cette relation ne fut pas le principal sujet de André Gardies - ce dernier ouvrit tout de même une brèche en fin de réflexion - 235 , essayons de poursuivre dans la direction qu’il a indiquée à la fin de son article, pour comprendre quels enjeux jaillissent de cette conception et de cette représentation scéniques.

Nous ressentons plutôt à première vue et sans pourtant avoir au préalable creuser cette idée, que le régime scénique d’un plan ou d’une action propose et impose souvent une théâtralisation du corps, un aspect excessif ou sur-démonstratif du geste et du comportement humain, comme si le personnage sortait de lui-même pour entrer dans une phase nouvelle. Cette phase nouvelle est celle d’une crise du personnage qui sombre dans une démence et une sur-ractivité physiques incontrôlables souvent violentes et déchaînées. Les crises de nerfs de Betty dans A nos amours répondent à ces comportements imprévus et repérables dans des lieux toujours clos, comme si l’enfermement au sein du lieu, était celui du personnage alors confronté à une douloureuse détresse intérieure.

Car si le régime scénique chez Pialat s’apparente à une représentation basée sur l’utilisation du plan-séquence, de la profondeur de champ et d’un regard localisé et spatialement unique, ce régime suppose ou permet une accentuation, une sorte d’accélération du corps qui, en toute liberté dans cet espace clos, parvient à s’hystériser, à s’extérioriser à outrance, à se mettre dans des états jusqu’alors insoupçonnés.

Ainsi, parler de théâtralisation dans le cinéma de Pialat, c’est parler presque à chaque fois d’hystérie, de comportements physiques toujours violents et présents au coeur du dispositif filmique mis en place.

Le cinéma aurait tendance à étaler (durant l’enchaînement des séquences) les drames du personnage ; au fil des plans, les comportements physiques se dilatent, se déplacent et communiquent. Au théâtre, le processus est bien différent. A l’inverse du cinéma, l’espace clos de la scène théâtrale ramène le corps dans une singularité humaine de l’acteur qui n’aura pas la possibilité d’utiliser différents temps ou lieux pour s’étaler et communiquer.

Le théâtre condense la réaction physique, le drame humain ; alors que par l’utilisation des localisations successives - changements d’angles, de points de vues ou de plans - et par un enchaînement de conditions - événements, etc. - plus ou moins liées entre elles, le cinéma permet le « déplacement », l’étirement, l’éclatement, la dispersion, l’étalement du personnage.

Par l’hystérisation du corps, les scènes de crises chez Pialat sont donc du côté d’une théâtralité qui condense ou concentre en un seul point, en un seul lieu et en un seul temps donnés, les déplacements et autres comportements des personnages en question. En ce sens, le corps contient à lui seul le temps, la durée et l’espace filmiques. Il est l’identité, le support, la base, le cheminement (et sûrement bien d’autres choses encore) spatio-temporels du film.

« De même la représentation de l’individu change de nature quand on passe du cinéma au théâtre. En donnant au monde comme condition globale de toute action une importance capitale, le cinéma ne dilue pas l’individualité humaine. Au contraire, il possède de ce fait, au même titre d’ailleurs que la littérature, la capacité de représenter « l’individualité singulière ». (...)
L’être humain est singulier parce qu’il est « au-monde ». La singularité est l’effet d’un complexe de déterminations. C’est cette complexité et cette multitude des liens de l’individu à son milieu que, pour Sartre, le cinéma et la littérature ont les moyens de montrer de façon privilégiée.
Le théâtre quant à lui n’a pas la possibilité matérielle de représenter le singulier. Et d’ailleurs, sa vocation est autre : au théâtre, « le personnage doit être individualisé par le drame ». L’individualité qui se montre alors n’est pas singulière ; elle est, dit Sartre, « mythique » : il s’agit de « trouver un personnage qui contienne de façon plus ou moins condensée les problèmes qui se posent à nous à un moment donné ». On pourrait dire que le cinéma universalise le singulier, il montre l’universalité de la singularité humaine tandis que le théâtre singularise l’universel : il condense en un point singulier, l’universalité des problèmes d’une époque.
Concluons cette brève analyse : si le théâtre peut être dit représentatif d’une « esthétique de la liberté », le cinéma l’est, quant à lui, de ce que l’on peut appeler une « esthétique du déterminisme ». »
236

Dans A nos amours, plusieurs moments sont le résultat d’une condensation des problèmes vécus par les personnages. Betty est l’exemple type du personnage qui va contenir et faire rejaillir toute la douleur jusqu’alors inexprimée. Ce personnage a emmagasiné pendant fort longtemps de la haine et de la détresse ; le fait qu’elle se déplace dans l’atelier, en tournant comme un fauve en cage autour de sa fille, en est la meilleure expression. Dès que le moment se présente c’est-à-dire lorsque sa fille rentrera dans le foyer (par trois fois), la mère explosera, l’agressera dans cet espace construit pour faciliter cet assaut et cette extériorisation. Son corps se contorsionnera, se démembrera ; la haine et la tristesse de cette femme ressortiront dans la manière de mettre en avant son corps, de ne plus assumer ou contrôler ses réactions et ses détériorations (postures, violence des coups, etc.).

Elle communique sa solitude à travers la violence de son corps ; dans les excès ou les dérives de ses comportements (gestes qui partent dans tous les sens, visage qui se désagrège, jambes qui se tordent, poings et mains qui n’appartiennent plus aux bras, etc.), Betty manifestera sa souffrance à son entourage.

L’appartement déserté, participe aussi au malheur de cette femme. Betty n’en sortira d’ailleurs jamais, préférant se morfondre dans des pièces sans vie (Suzanne lui fera remarquer qu’elle ne prend plus soin d’elle et qu’elle se laisse aller). Constamment enfermée, elle subit ce lieu car elle ne parvient pas à maîtriser ni à digérer l’éclatement familial. L’appartement était le symbole d’une unification familiale ; à présent, vidé de ses membres, il est le lieu d’une hystérie violente et passionnée.

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Comme l’a très bien étudié Thierry Jousse pour les personnages féminins des films de John Cassavetes, chez Pialat et à des périodes précises, ‘« la langue de l’hystérie est (devient - c’est nous qui le rajoutons pour évoquer le phénomène de « transformation » -) celle du corps.’  » 237

Betty possède un corps qui va devenir hystérique, un corps qu’elle ne maîtrisera plus, à l’image de la nouvelle vie familiale qu’elle ne pourra plus assumer non plus.

Lorsqu’il y a affrontement physique avec sa fille, son corps «  ‘(...) semble échapper au contrôle du sujet, régi par des lois qu’il ignore.’  » 238

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Lors de la première bagarre, Suzanne accuse sa mère d’avoir fouillé dans ses affaires personnelles. D’un seul coup, alors que rien ne le préparait, Betty va devenir nerveuse et violente ; elle va tellement s’emporter que son corps va se transformer, s’étirer, se plier en deux. ‘« Ce corps est la proie de forces qui le tordent, l’électrisent, l’hystérisent.’  » 239

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On a l’impression que Betty sort d’elle-même, qu’elle mute en quelque sorte. Thierry Jousse définit cette impression par l’hystérie qui ‘« est ce qui fait le lien entre l’intérieur et l’extérieur du corps, à la fois émanation de l’organisme qui fait craquer le corps et manifestation extériorisée d’une électricité inassimilable (...). Elle ne se confond jamais avec une pure excitation comme on le croit trop souvent. Elle requiert une mobilisation complète de l’individu et exige un rapport très étroit entre le visible et l’invisible. C’est le nerf qui fait la différence, le nerf comme production d’énergie et comme mystère du corps.’  » 240

Ce corps hystérique est aussi et surtout un « corps cérémoniel » au sens où l’entendait Gilles Deleuze. Il est « cérémoniel » car il devient tordu, grotesque, angoissé et reflet de la souffrance vécue par la femme. Mais si ce corps s’inscrit dans une « cérémonie », c’est parce qu’il se théâtralise et c’est dans cette théâtralisation que le corps devient (peut devenir) la source créatrice de l’histoire du film, idée qui sous-tend notre travail depuis le départ.

La notion de « gestus »241 - l’accumulation des gestes et comportements complètement indépendants de la trame narrative filmique -, apparaît alors comme une réponse à cette responsabilité créatrice laissée aux corps du film.

« L’attitude quotidienne, c’est ce qui met l’avant et l’après dans le corps, le temps dans le corps, le corps comme révélateur du terme. L’attitude du corps met la pensée en rapport avec le temps comme avec ce dehors infiniment plus lointain que le monde extérieur. (...)
Mais il y a un autre pôle du corps, un autre lien cinéma-corps-pensée. « Donner » un corps, monter une caméra sur le corps, prend un autre sens : il ne s’agit plus de suivre et traquer le corps quotidien, mais de la faire passer par une cérémonie, l’introduire dans une cage de verre ou un cristal, lui imposer un carnaval, une mascarade qui en fait un corps grotesque, mais aussi en extrait un corps gracieux ou glorieux, pour atteindre enfin à la disparition du corps visible.
(...) la capacité qu’aurait le cinéma de donner un corps, c’est-à-dire de la faire, de le faire naître et disparaître dans une cérémonie, dans une liturgie. C’est là peut-être que nous pourrons saisir un enjeu dans le rapport théâtre-cinéma. (...)
Ce qui compte, c’est moins la différence des pôles que le passage de l’un à l’autre, le passage insensible des attitudes ou des postures au « gestus ». (...)
Ce que nous appelons gestus en général, c’est le lien ou le noeud des attitudes, entre elles, leur coordination les unes avec les autres , mais en tant qu’elle ne dépend pas d’une histoire préalable, d’une intrigue préexistante ou d’une image-action. Au contraire, le gestus est le développement des attitudes elles-mêmes, et, à ce titre, opère une théâtralisation directe des corps, souvent très discrète, puisqu’elle se fait indépendamment de tout rôle. »
242

Cassavetes est encore une fois l’exemple type du cinéaste qui a su se servir du corps de l’acteur pour créer son histoire ; plus que Pialat (qui travaille davantage dans et avec la scène et qui ne s’étale pas - qui ne découpe pas -, du moins pas autant que le réalisateur américain), Cassavetes a utilisé le geste, le corps du personnage pour reconstruire les données spatiales du film tout entier, que ce soient leurs connexions ou leurs rapports à l’établissement d’une certaine cohérence (constructive) narrative.

« C’est la grandeur de l’oeuvre de Cassavetes, avoir défait l’histoire, l’intrigue ou l’action, mais même l’espace, pour atteindre aux attitudes comme aux catégories qui mettent le temps dans le corps, autant que la pensée dans la vie. Quand Cassavetes dit que les personnages ne doivent pas venir de l’histoire ou de l’intrigue, mais l’histoire, être sécrétée par les personnages, il résume l’exigence d’un cinéma des corps : le personnage est réduit à ses propres attitudes corporelles et ce qui doit en sortir, c’est le gestus, c’est-à-dire un « spectacle », une théâtralisation ou une dramatisation qui vaut pour toute intrigue. (...)
En règle générale, Cassavetes ne garde de l’espace que ce qui tient aux corps, il compose l’espace avec des morceaux déconnectés que seul un gestus relie. C’est l’enchaînement formel des attitudes qui remplace l’association des images. »
243

Les attitudes et postures corporelles deviennent excessives, imposantes à prendre dans le sens de « trop présentes ». Ce corps hystérique en fait trop : «  ‘il ornemente, surcharge les attitudes. C’est presque un corps maniériste.’  » 244

Pour en revenir à la première bagarre, le corps de Betty se théâtralise car il se surcharge de « manières » qui ne correspondent plus vraiment, ni au caractère du personnage ni à la situation.

Nous sommes face à un corps, qui se débat, seul, qui pédale dans le vide, devant le regard des autres personnages environnants ; il tourne sur lui-même ; les jambes, la tête et les bras partent dans tous les sens comme si la femme voulait s’extérioriser à outrance, se déployer jusqu’à n’en plus pouvoir. Son corps (comme pressé ou conditionné par des forces maléfiques et extérieures) est propulsé sur Suzanne qui parvient plus ou moins à canaliser cette violence. Suzanne n’en rajoutant pas, les corps à corps prennent fin lorsque le personnage de Betty se détruit lui-même, comme en se consumant après s’être totalement défoulé.

Mais pourquoi y a-t-il tant d’exagération, de violence hystérique dans un tel corps ?

La réponse à cette question serait probablement à chercher dans les études psychiatriques qui ont accompagné depuis longtemps le phénomène du « corps hystérique ou hystérisé ».245

Le « siège » de l’hystérie est introuvable ; les causes des crises de Betty seraient peut-être (sûrement) à chercher dans le départ du père (son mari), dans un passé qui nous est inconnu, dans des raisons sociales et psychiques dont les origines ne nous sont pas livrées car, comme nous l’avons antérieurement expliqué, les causes, les origines chez Pialat sont toujours absentées. Pas d’histoire, pas de vécu clairement délivrés en ce qui concerne le personnage pialatien : pas d’explications possibles à ses comportements.

« Le problème, c’est qu’on n’a jamais su trouver, vraiment, où nichait la cause de l’hystérie. On n’a même jamais vraiment trouvé où elle nichait, elle, l’hystérie.
Convulsions, certes. Esprits surchauffés, poussées réciproques et la « femme nerveuse » explose, elle branle en tous sens : spasmes, mouvements dits, avec pudeur, « irréguliers ». Vapeurs, certes ; - l’hystérie s’y spécifiant par son « tempérament bilieux-mélancolique » agrémenté de quelque chose qui ne va pas bien dans la matrice ; mais quoi ? - Classifier, mettre l’hystérie en rangs d’hystérie ?
La « venimeuse », la « chlorotique », la « ménorragique », la « fébrile », la « viscérale », la « libidinosa » ? Et puis ?
Tout l’effort de l’anatomie pathologique aura été, au XIX
ème siècle, non seulement de configurer la maladie, la distribution des symptômes, mais encore, mais surtout, de subsumer cette configuration : de localiser l’essence du mal, - le signe même de la maladie étant désormais moins symptôme que lésion. » 246

L’extériorisation physique du personnage est le seul indice, l’unique interface vis-à-vis d’une recherche ou d’une explication intérieures impossibles à déceler. On constate alors des signes physiques plus que des causes morales ou psychiques...idée qui n’est pas étonnante lorsque l’on considère, comme nous l’avons déjà fait, que le cinéma de Pialat est d’abord un cinéma du corps (le fait, la conséquence, la présence, etc.) plus qu’un cinéma lié à la psychologie où tout acte et comportement humains auraient une explication visible (cause, origine, explication, absence, etc.).

« Cause d’erreur, oui. C’est que l’hystérie, essentiellement, est un grand coup de paradoxe asséné à l’intelligibilité médicale. C’est un mal non de « siège », mais de parcours, de multilocalités. Un mal non de « cause », mais de quasi-causes, aux statuts temporels antithétiques, de quasi-causes disséminées, et dont l’efficacité serait plutôt celle du paradoxe même, c’est-à-dire la genèse en acte, toujours en acte, de la contradiction.
Si vous voulez bien admettre un instant que l’utérus n’est pas un animal, c’est-à-dire quelque chose qui se meurt de soi-même, il vous faudra donc bien aller incriminer ailleurs. - Où cela ? - L’hystérie ne serait-elle pas folie ? Mais alors : trouble de sensation ou trouble d’âme ? Humeur ? Maladie de la passion ? - Ah, peut-être : la passion (l’une des six choses « non naturelles », selon la tradition galiéniste) offrait comme une providentielle « surface de contact » entre âme et corps ; peut-être ; mais cela n’aura pas suffi tout à fait ; il aura aussi fallu entremettre le concept d’irritation : « La faculté que les tissus possèdent de se mouvoir par le contact d’un corps étranger » ; ainsi, « les femmes hystériques se sentent d’abord tourmentées par un sentiment de chaleur et d’âcreté aux organes sexuels ; (...). Puis on s’enferra en très ou trop subtiles distinctions des causes, lointaines ou prochaines, spécifiques ou con, ou per, ou intercurrentes, pré-disposantes ou déterminantes, physiques ou psychiques ou morales, ou imaginaires, ou bien, ou bien. (...) Fourre-tout chaotique et fantastique des causes, encore, encore. Dissémination de la causalité. Circulus vitiosus : mais n’est-ce pas celui-là même, spécifique et comme stratégique, de la temporalité hystérique ? »
247

Trouver des causes ou des origines aux actes et comportements physiques des personnages, c’est tout l’enjeu d’un cinéma où les êtres ne semblent vouloir ou pouvoir eux-mêmes écouter leur propre corps, leur intimité, leur profondeur alors imperceptible...c’est que se situe le secret d’un cinéma qui propose des corps qui parlent finalement pour les personnages eux-mêmes.

Le personnage de Betty est l’exemple du personnage hystérique qui communique sa souffrance aux autres par le biais des comportements violents incontrôlés et incontrôlables. Cet état de transe (l’acteur se transcende, comme s’il parvenait à sortir un moment de son corps) se met en branle grâce au dispositif théâtral (profondeur, localisation statique de la caméra, longueur temporelle du plan, etc.) créé par l’auteur. C’est vraiment la création de cet espace particulier qui permet à l’acteur d’atteindre des sommets dans son jeu et dans son expression physique qu’il ne pourra même plus contrôler tellement la caméra aura su le provoquer, le solliciter dans ce sens.

La caméra comme objet provocateur de la « transe » et de l’exaltation des corps des acteurs : ne peut-on pas voir à travers cette phrase, l’âme et l’idée même d’un certain cinéma dit « ethnologique » ?

La caméra et les conditions qu’elle propose aux individus que le spectateur a face à lui, favorisent-elles ou sollicitent-elles davantage l’acteur ou le personnage du film ?

L’hystérie du corps étudié jusqu’à maintenant, appartient-elle plus au personnage de « Betty » qu’à l’actrice « Evelyne Ker » ?

Qui détient réellement l’identité expressive du corps qui se déplace face au spectateur : l’acteur ou le personnage ?

Notes
222.

Ibid., p. 79.

223.

« Par opposition au théâtre, le cinéma ne représente pas exactement l’autre versant de la situation qui serait celui de la facticité sans la liberté , car il n’y a pas, pour Sartre, de représentation de l’être humain sans représentation de la liberté. Il représente plutôt le moment où la liberté humaine s’engage dans la facticité du monde et subit la réaction du monde sur elle.

Il faut sans doute plus développer ce point : ce qui a toujours frappé Sartre au cinéma, c’est la présence massive du monde. Dans un film le monde s’impose. »

Ibid., p. 78.

224.

Alain Philippon, A nos amours, op. cit., pp. 32-33.

225.

« Les segments spatiaux sont définis, dans Nana  comme dans tous les films, d’abord par les entrées et sortie du champ. Dans Nana, plus de la moitié des plans commencent par une entrée dans le champ et (ou) se terminent par une sortie du champ, laissant plusieurs images du champ vide avant et (ou) après. On peut affirmer que tout le film est rythmé par les entrées et les sorties, dont l’importance dynamique est d’autant plus grande que le film est presque entièrement en plans fixes, avec seulement une demi-douzaine de travellings ou panoramiques (dont nous parlerons plus loin). (...) Nous avons dit que ces segments sont « définis » par les entrées et sorties du champ. Nous entendons par là que ces parties de l’espace prennent corps dans l’imagination du spectateur chaque fois qu’un personnage y entre ou en sort. (...) Les sorties et entrées par les portes situées au beau milieu du cadre, précédées ou suivies par des champs vides, abondent dans le film (voir surtout le traitement du grand salon et du boudoir chez Nana). Or, c’est surtout le champ vide qui attire l’attention sur ce qui se passe hors champ (et donc sur l’espace-hors-champ lui-même) puisque rien, en principe, n’en retient plus (ou encore) l’oeil dans le champ proprement dit.»

Noël Burch, « Nana ou les deux espaces » in Une Praxis du cinéma, op. cit., pp. 39-58.

226.

Concernant le plan-scène, c’est-à-dire l’unité spatio-temporelle liée à une action des personnages,

contentons-nous de citer l’échange entre Philippe Roger et Barthélémy Amengual qui se sont tous deux intéressés aux réflexions de Gilles Deleuze au sujet du théâtre et des liens pouvant être établis avec le septième art.

Echange entre Philippe Roger et Barthélémy Amengual, « Gilles Deleuze et la théâtralité » in Cinéma et théâtralité, sous la Direction de Christine Hamon-Sirejols, Jacques Gerstenkorn et André Gardies, Editions Cahiers du G.R.I.T.E.C, Aléas, Institut de la Communication et des Arts de la Représentation, Université Lumière-Lyon 2, Lyon, 1994, pp. 45-49.

227.

« On le voit l’usage du mot « scène » affiche une certaine disparité. Méthodologiquement il paraît donc difficile de s’engager à rechercher une base sémantique commune qui serait comme une sorte de noyau insécable, susceptible d’assurer le lien entre ces multiples emplois. Plus rentable sera la démarche qui tente de repérer, à travers cette diversité un « paquet » de traits sémiques récurrents.

Le premier trait serait lié à la vue (...).

Le second est lié à la localisation (...).

Le troisième fait que la scène comporte quelque chose d’excessif (c’est à la scène de ménage notamment que l’on songe), qui la rend éminemment repérable, qui attire l’attention publique, qui constitue un moment singulier fortement spectacularisé.(...). »

Ibid., pp. 51-52.

228.

Alain Philippon, A nos amours, op. cit., p. 31.

229.

Jacques Aumont, L’OEil interminable - Cinéma et peinture -, op. cit., p. 161.

230.

André Gardies, « Scène ou régime scénique ? » in Cinéma et théâtralité, sous la Direction de Christine Hamon-Sirejols, Jacques Gerstenkorn et André Gardies, op. cit., p. 54.

231.

Ibid. (au sujet de Peter Brook...), p. 55.

232.

Serge Daney, « Pialat dans l’oeil du cyclone », op. cit.

233.

André Gardies, « Scène ou régime scénique ? », op. cit., pp. 55-56.

234.

« Entre elles deux, la différence n’est pas seulement de l’ordre de l’ellipse ou de la continuité

spatio-temporelle (ce n’est là qu’un effet de surface) ; elle se situe dans le type de regard spectatoriel qu’elles construisent. Il conviendrait alors de parler non de « scène » et de « séquence » mais de régime scénique et de régime séquentiel. Il y a un régime scénique du regard et un régime séquentiel. »

Ibid., p. 56.

235.

« Par ailleurs, la vision panoptique qu’élabore le régime scénique (et le centrement que ce dernier implique) fait de la « scène » un moment narratif tout à fait singulier : elle est ce moment où le film montre en toute clarté, où le fait de montrer (de donner à voir) constitue un acte essentiel. Le cinéma africain le sait qui, dans sa quête d’identité, a si souvent recours à la scène pour donner à voir les actes de la quotidienneté sociale. Paradoxalement le régime scénique construit le regard de façon à ce que l’acte de monstration s’efface derrière la chose vue. Il vise à la transparence. Est-ce cela qui explique sa présence quasi exclusive dans de multiples séries télévisuelles, comme Amoureusement vôtre par exemple ?

Cependant il lui arrive, par une sorte d’excès dans le geste de monstration, par une sorte d’ostentation dans le montré, d’entretenir un rapport privilégié avec certaines formes de théâtralité au cinéma. En particulier lorsqu’il donne à voir pour mieux donner à entendre. La critique si communément admise (mais pas nécessairement fondée) selon laquelle le cinéma de Pagnol ne serait que du théâtre filmé ne trouverait-elle pas là son origine ? On devine qu’à peine posée, cette question du rapport entre la scène et la théâtralité soulève de tels enjeux qu’ils ne sauraient être développés ici. On se contentera d’y avoir fait allusion. »

Ibid., pp. 56-57.

236.

Philippe Foray, « Théâtre et cinéma selon Sartre : esthétique de la liberté et esthétique du déterminisme »,

op. cit., pp. 79-80.

237.

Thierry Jousse, « Le corps hystérique » in John Cassavetes, op. cit., p. 81.

238.

Ibid., p. 79.

239.

Ibid.

240.

Ibid., p. 80.

241.

Pour Giorgio Agamben, le geste est un support de la communication de l’être humain. Il rend visible, exhibe, assume un moyen de communication plus qu’il n’exprime à lui seul une idée ou un événement à part entière.

Le geste est révélateur de l’« être » plus que du « faire ».

« Ce qui caractérise le geste, c’est qu’il ne soit plus question en lui ni de produire ni d’agir, mais d’assumer et de supporter. (...)

Pour qui veut comprendre le geste, la plus sûre façon de se fourvoyer consistera par conséquent à se représenter d’abord une sphère des moyens subordonnés à un but (exemple : la marche, comme moyen de déplacer le corps du point A au point B), puis d’en distinguer une autre sphère, qui lui serait supérieure : celle du geste en tant que mouvement ayant en soi sa propre fin (exemple : la danse comme dimension esthétique). Une finalité sans moyens n’égare pas moins qu’une médialité qui n’a de sens que par rapport à une fin. Si la danse est geste, c’est au contraire parce qu’elle consiste tout entière à supporter et à exhiber le caractère médial des mouvements corporels. Le geste consiste à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel. »

Giorgio Agamben, « Notes sur le geste » in Trafic n°1, hiver 1991, P.O.L Editeur, Paris, 1992.

242.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., pp. 247-250.

243.

Ibid., pp. 250-251.

244.

Ibid., p. 85.

245.

Georges Didi-Huberman a condensé toutes les études notamment proposées par Freud et Lacan dans le but de réunir toutes les informations concernant l’hystérie.

Son unique ouvrage sur le sujet (cité plus loin), tente de réunir les causes et les effets de ce phénomène ; si les effets sont largement visibles, les causes (qui expliqueraient donc les origines du comportementales du personnage) sont par contre plus difficiles à discerner.

Problème de cause...encore : aussi, même si l’étude psychanalytique de l’hystérie semble ne pas avoir sa place au sein de notre travail, relevons cependant quelques points qui seront également quelques pistes, qui mettront en avant - une fois de plus -, l’impossibilité de trouver une véritable origine aux types de comportements hystériques rencontrés chez certains personnages ’pialatiens’.

246.

« Malum sine materia », ibid., pp. 72-73.

247.

Ibid., pp. 73-74.