II.4 La toute-puissance du créateur : les traces de la subjectivité

a). Etre et jouer : la méthode Pialat

Après avoir analysé quelques aspects du déplacement des corps au sein du cinéma de Pialat et avant de poursuivre et de compléter notre travail par des études plus pointues, il apparaît intéressant, de se rapprocher à présent du cinéaste et de sa méthode de travail ou tout simplement, des relations extra-filmiques - dirons-nous corporelles -, qu’il entretient avec son environnement.

Que ce soient la presse ou bien les rumeurs sur les tournages de ses films, tout ce qui nous est rapporté à propos de Maurice Pialat, dénonce le caractère « physique » de l’homme ou du moins son côté très relationnel et même parfois trop corporel (certains acteurs s’en plaindront) face aux choses, au monde, aux êtres.

On ne peut, en quelque sorte, prétendre étudier les corps des personnages des films du cinéaste, sans avoir au préalable aborder les nombreuses correspondances importantes qui existent entre l’artiste et ses choix de travail ; choix qui déteindront forcément sur le produit artistique final, sur le corps tout entier du film, si l’on peut s’exprimer ainsi. Aussi, il paraît important d’étudier les déplacements contaminatoires qui existent entre une méthode (celle d’un cinéaste) et une création (celle d’un film).

Envisager et comprendre ces déplacements et ces liaisons fructueuses pour la fiction chez Maurice Pialat, reviendrait aussi à comprendre entre autres le cinéaste et les rapports entretenus, pendant la création de son film, avec le monde qui l’entoure.

Engager une réflexion de ce type, équivaut dans un premier temps à comprendre la méthode que le cinéaste met en place pour parvenir à ses fins. Quelles sont ses fins ? Le cinéaste a d’abord la prétention de façonner (de formater) ou de reconstruire l’acteur de manière à ce que le personnage ait une consistance particulière (proche du naturel). Pour que l’acteur parvienne à trouver sa liberté sur le plateau et au coeur de la scène, pour qu’il devienne le véritable et seul créateur de la fiction, il doit supporter un certain nombre d’épreuves que le réalisateur va lui faire subir. Trouver ses marques sur un plateau de tournage, déplacer son corps de façon à devenir l’objet et la nature même de la création filmique, engagent de la part de l’acteur un investissement psychique et physique souvent placé sous le signe de ce que nous nommerons « pressions atmosphériques ».

Dans son article, intitulé L’épreuve de vérité248, Serge Toubiana a bien résumé l’intérêt et les enjeux de la méthode de travail de Maurice Pialat.

En effet, il part d’une expression très imagée et utilisée par le cinéaste pour tenter de représenter le style et surtout l’esprit (du tournage) dans lequel se réalise un film.

L’expression en question est la suivante : « Filmer, c’est rentrer dans le chou du

plan. »

Comme le souligne Serge Toubiana, dire « ‘filmer, c’est rentrer dans le chou du plan’ », revient à dire : ‘« filmer, c’est rentrer dans le chou des personnages’. »

Dès lors, il nous est assez simple d’étudier, de comprendre et non d’imaginer (comme ont pu le faire - trop souvent - certaines critiques, dans l’unique but d’alimenter des rumeurs, au sujet des tournages des films du metteur en scène), ce qu’une telle phrase signifie par rapport aux moyens de travail utilisés.

Tout est rapport de force sur un tournage de Maurice Pialat.

Tous les intervenants (qu’ils soient techniciens, acteurs, producteurs, etc.) doivent donner (physiquement et psychologiquement) de leur personne. Cela semble être le prix à payer pour obtenir le résultat escompté.

Maurice Pialat travaille au corps son entourage pour tirer le meilleur qu’il puisse espérer en obtenir. Le but est de déplacer ces personnes impliquées dans un esprit collectif (commun à tous) de manière à ce que chaque acteur amène son corps libéré de toute trace antérieure qui pourrait peser sur la construction de son personnage.

Jacques Kermabon, dans son article « Le pouvoir de l’abjection » note ce climat de crise qu’il dit être indispensable et comme faisant partie de la création (du geste créatif).

« Il n’est nul besoin de rappeler tout ce qui court sur les méthodes de travail d’un Pialat, qui ne semble pouvoir engendrer que dans la douleur. Coups de gueules, affrontement physique avec les acteurs, disparitions inopinées du tournage, les légendes vont bon train et ont fait de Maurice Pialat un individu ne pouvant pas vivre sans cracher sa bile, sans répandre un tant soit peu de mal. » 249

Les individus qui gravitent autour du cinéaste doivent passer un cap et ce cap doit se franchir par le corps. Le corps est le moyen de mouler un être (neuf) qui sera alors lavé et rafraîchi de tout comportement indésirable ou non-conforme aux exigences du cinéaste.

Les acteurs ou autres personnes participant à l’aventure d’un film ne peuvent rester neutres ; personne n’en sortira indemne, au contraire, tout le monde, doit prendre parti et devra subir (physiquement) la loi Pialat. L’accouchement doit se faire dans la douleur, seule condition pour obtenir le meilleur de tous.

L’affrontement est le terrain commun à tous où tout le monde est traité sur le même pied d’égalité, où l’on n’a plus affaire à des acteurs, à des techniciens, à des gens du métier (quels qu’ils soient) mais à des corps.

Il y a cette volonté de travailler avec l’essentiel, de travailler avec le seul outil qui ne trompe pas : le corps. Travailler, évoluer avec son corps au milieu d’autres corps qui se côtoient, qui se mêlent et se démêlent au fil des jours de tournage serait le but à atteindre.

Un tournage chez Pialat, est donc avant tout un voyage de corps, avec des conflits, des pulsions mais aussi, bien sûr des unions corporelles, guidés par le seul capitaine du navire : le cinéaste.

Christian Fevret et Serge Kaganski (sans vraiment franchement s’en préoccuper), soulèvent dans leur article250 consacré au cinéaste, cette question liée à la tension ou aux conflits existants sur les tournages, qui selon eux, serviraient de quelques manières le jeu des acteurs.

Alors posons nous la question de savoir pourquoi user de la sorte, pourquoi entreprendre une méthode si brutale, si physique, avec des acteurs ou des techniciens, aux risques de les « décontenancer » (comme le dit le réalisateur lui-même) et de passer à côté de leurs véritables capacités.

Serge Toubiana pourrait en donner l’une des réponses à savoir que

« la méthode sied parfaitement aux acteurs, elle les brutalise, mais elle contribue à les rendre plus physiques, authentiques... on ne comprend rien au cinéma de Pialat si l’on ne saisit pas à quel point il lui importe de capter le plus souvent à leur corps défendant ces instincts de vérité, ces moments magiques où les comédiens expriment la justesse d’un sentiment, d’une émotion, d’un geste, la bassesse d’un regard ou, plus rarement, la grandeur morale.
Dés qu’un personnage apparaît dans le plan, il lui faut affronter le rapport de force, avec les autres, avec le texte qu’il a à dire, avec la caméra. »
251

D’une mauvaise humeur, d’une angoisse, d’un geste hystérique, d’un coup de poing ou d’une poignée de main, d’un climat délétère ou d’une heureuse communion entre les différentes personnes présentes sur un lieu de tournage, naîtront ce petit plus, ce moment où l’on sait que l’on est enfin arrivé à la source, à l’origine des choses de la vie, que l’on a enfin atteint ce moment digne d’être filmé.

Plus que jamais, les acteurs doivent accepter (et cela fait partie de leur travail au sein du groupe) de rentrer en contact physique (et le terme n’est pas trop fort) avec leur entourage, avec l’équipe du tournage et cette participation, qu’elle soit conflictuelle ou harmonieuse, est nécessaire au bon déroulement de la création du film.

Jacques Loiseleux, chef opérateur lumière pour le film A nos amours, disait dans un entretien252, qu’il avait besoin de l’affrontement et qu’il préférait bien plus une certaine violence dans les rapports humains, sur le plateau à un certain moment.

Pialat se nourrit de cette brutalité physique et il projette d’une certaine manière, les élans pulsionnels de son propre corps sur son environnement.

« Il a une légende qui le précède - confie Evelyne Ker, actrice du film A nos amours - On le présente comme un sadique, un bourreau. On m’avait dit : «  Tu vas vivre un enfer. » En fait, il ne faut pas exagérer. Car sur le tournage, on s’amusait souvent beaucoup. Il y avait une grande complicité et de grosses rigolades. Maurice Pialat, c’est vrai, a aussi besoin de psychodrame, de tension pour créer. Alors il y avait des affrontements. Selon ses angoisses, selon ses jours, il a sa tête de turc. Il faut qu’il se passe ’quelque chose’ qui vienne des autres pour que le déclic chez lui fonctionne, sinon il s’ennuie, il tourne à vide. Mais quand c’est parti, c’est sans limite, c’est un moment de vie donné, il nous bouffe ! » 253

Conclure sur cette phrase « il nous bouffe ! », est assez évocateur de tout ce que l’on a pu dire à propos de la méthode de travail du cinéaste. On sent dans ces quelques mots tout l’investissement corporel d’un homme qui a besoin des autres pour se nourrir et pour accomplir son acte créatif.

Nous pourrions nous appuyer sur les idées que Joël Magny a développées dans l’un de ses chapitres issus du livre254 consacré au cinéaste, pour illustrer notre réflexion.

Toujours dans l’optique d’effectuer sur les acteurs, un travail particulier sur leur corps (afin, comme il dit, de les « mettre à nu » et de les « dépouiller de leur couche protectrice », pour en extirper le meilleur - comme un fruit, si l’on peut se permettre cette métaphore, l’acteur est pelé pour que l’on puisse en extraire tout son jus -) Maurice Pialat aurait une exigence se rapprochant de celle de Jean-Luc Godard ; à savoir, que l’acteur ne doit pas être un élément neutre ou passif, qui se contenterait d’être dirigé.

Son travail doit aller bien plus loin. Pialat lui demande d’être là au sens « physique » du terme, présent et participant à l’élaboration du film où son geste ne serait pas soumis à celui du démiurge mais plutôt uni, mêlé à celui du cinéaste.

A ce sujet, il se plaindra très souvent de ses acteurs, qui pour la plupart, ne font qu’un bref passage sur ses tournages, ne s’investissant pas comme il le voudrait, à cause d’une trop faible participation humaine et imaginative de leur part.

Comprenons bien que le travail corporel de l’acteur ne se réalise pas uniquement lorsque ce dernier pénètre dans le champ de la caméra le temps d’une prise de vue ; sa participation est antérieure à ce moment. Il y a une sorte de mise en condition, de mise en tension du corps pour une meilleure prestation au sein du cadre...pour une meilleure improvisation future.

Le moment de la création est donc avant tout enrichi par une conjugaison de corps, de gestes, de présences, qui sont issus de toutes parts ; cette participation physique collective, profite selon nous à la phase créative et devient pour beaucoup la matière même de cette création. Et ce dernier point est bien sûr à ne pas négliger, surtout lorsqu’on sait que Pialat fut peintre avant d’être cinéaste.

S’il est intéressant d’aborder le passé de peintre du réalisateur, c’est qu’il y a forcément des séquelles provenant de cette expérience dans cet autre champ artistique.

Concernant sa méthode de travail, Pialat oriente son action comme un peintre.

Dans ce sens, il est avant tout à la recherche de la « matière ».

Son but est d’accéder par n’importe quel moyen à la source. Il veut arriver à coller, à embrasser (pour mieux embraser), le moment unique où l’acteur se fabrique en même temps qu’il façonne le personnage qu’il incarne.

Un seul moyen pour le réalisateur d’atteindre la matière première : accompagner, l’acteur, comme nous l’avons déjà suggéré, jusque dans la confection de son propre corps, de ses mimiques et de ses propres gestes.255

Dans ce cas précis, dans cette quête active et forcenée, on peut alors se permettre d’utiliser le mot « matériau » pour parler du corps de l’acteur.

L’artiste ne travaille plus avec un acteur, un personnage, un homme ou une femme, il travaille de manière directe, frontale avec le corps comme un peintre utilise de la peinture, de la gouache, en bref le matériau d’où jaillit la création finale.

Raphaël Bassan, évoque pour sa part un artiste qu’il dit être « un homme de la matière ».

« Pialat qui fut plasticien avant de devenir cinéaste, est un homme de la matière : il traite ses fictions, comme ses personnages et leurs actes, d’une manière concrète, physique, sans chichis ni débordements oniriques. » 256

Pialat désire ce corps à corps, ce rapport palpable, ce toucher si important avec la matière première pour pouvoir comme le peintre la malaxer, la bouleverser à son gré, la créer, la recréer, la tordre, la retordre, la rendre souple.

Dans l’un de ses écrits intitulé Pialat et la Nouvelle Vague 257, Marc Chevrie tente de trouver des origines au cinéma de Pialat dont la méthode de travail aurait des points communs avec certains réalisateurs issus de la Nouvelle Vague.

Alors que nous avons parlé de peintre, lui préfère parler de sculpteur.

Maurice Pialat serait un sculpteur ; mais peintre ou sculpteur, il s’agit toujours de « matière ».

« Un sculpteur : sa matière, ce qu’il travaille, ce sont les corps.
Ces corps qui se tournent autour, explosent en cris, en gestes, en coups dans une sorte de sculpture en mouvement où il s’agit de traquer les acteurs, de leur faire subir ’ le traitement’ du tournage pour les atteindre à vif. Ni acteurs, ni modèles : des corps. Ni non plus les acteurs - personnages qu’avait dû s’inventer la Nouvelle Vague, de Léaud à Juliet Berto. Mieux : des natures. Cette mise à la torture de l’acteur dans le dispositif du tournage - et d’un acteur vierge de cinéma (non professionnel) ou de ce cinéma là (Depardieu, Sophie Marceau, Dutronc), repartir de la première fois pour atteindre la vérité, un cinéma des corps et pas de scénaristes-dialoguistes, Pialat a bien sûr cela de commun avec la Nouvelle Vague. »

Peintre ou sculpteur, il y a à n’en pas douter, cette volonté de rendre le corps de l’acteur assez malléable, suffisamment élastique pour qu’il puisse par la suite (tout en retrouvant - puisque c’est le but - toute sa fraîcheur initiale) être retravaillé, dans un autre moule : celui du film tout entier.

L’une des principales raisons de cet exercice que subissent les corps, vient du fait que Pialat brigue une suppression totale de la distance entre le moment de la création et lui-même.

Il souhaite un contact sauvage, primaire et direct avec sa création.

Il est à la recherche d’un corps à corps, d’une contamination du corps de l’oeuvre sur l’artiste et du corps de l’artiste sur l’oeuvre ; le déplacement du corps sur l’oeuvre est aussi celui de l’oeuvre sur le corps de l’acteur.

Pialat recherche la construction d’un univers corporel et psychique assez fluide, assez nourricier pour que la création filmique trouve sa voie toute seule, en complète autonomie et presque inconsciemment, sans mise en scène trop voyante mais ordonnée grâce aux corps noyés, scellés, accrochés les uns aux autres, dépendants d’un univers sensible et physique plus ou moins contrôlé par le créateur.

Didier Goldschmidt dans son article intitulé La vie est à nous 258 fait allusion à cette tentative de suppression de la distance qui existe entre le créateur et la matière.

« Pialat, filme comme un peintre, il prend la couleur au tube, l’applique directement sur la toile, l’étale avec le pouce, se recule, regarde et reprend.
Il sait garder la nature et la répétition parce que le vivant gît dans leurs fibres fragiles. »

Nous pourrions assimiler la technique de Pialat à celle d’un metteur en scène de théâtre moins connu mais aussi talentueux dans son art : Bruno Meyssat.259

Ce dernier dira que son travail avec du théâtre sans texte (qui s’appuie forcément sur un travail plus important des corps qui devront assumer à eux seuls la communication et la charge narrative de l’oeuvre), nécessite, comme préparation antérieure à l’élaboration d’une pièce, une forte mise en condition des acteurs.

Pour ce faire, les acteurs doivent subir de multiples exercices corporels par l’unique biais de la sensation (tenir de la glace dans leurs mains pendant trois minutes, rencontres avec la nature, entraînements en piscine, etc.) avant de pouvoir être prêts pour la suite. Comme il dit : ‘« Il faut une remise à zéro des horloges pour tout le monde.’  » « Sacrifier » son être et ce qu’il représente, « laver » son corps pour retrouver une certaine virginité dans son expression, sont autant d’actes à assumer pour l’acteur lorsqu’il décidera de participer à l’aventure Pialat.

Cette remise à zéro des horloges équivaudrait à une quête : celle d’une fraîcheur, d’une virginité de l’acteur dont le but serait d’arriver à travailler ensemble afin de repartir sur de bonnes bases. La préparation physique (véritables épreuves à supporter) va permettre à l’acteur de s’échapper, de se libérer des mauvaises attitudes ou gestes trop peu naturels. Une renaissance complète de la personne passe par un travail physique en profondeur où chaque épreuve mettra en place les futurs schémas du jeu qui naîtra souvent par l’improvisation ; la pièce sera ainsi constituée de micro scènes (sans cesse différentes au fil des représentations théâtrales) où les acteurs - peut-on parler dans ce cas de personnages ? - se laisseront aller à leur plus simple expression, nourrie alors des expériences passées et inconnues pour le spectateur qui verra en quelque sorte le résultat final d’une longue démarche collective.

Cet aspect se retrouve également dans une discipline plus sportive où le corps est sollicité de la même manière. Ainsi, les débuts de cours en aïkido sont souvent le moment où le professeur demande à ses élèves de retrouver un état primitif de leur corps. Par la violence des exercices physiques (souvent pénibles à effectuer) ou par une phase d’échauffement (relaxation et centrement de son corps dans l’espace), le pratiquant devra évacuer tous les mauvais gestes ou mauvaises attitudes accumulés durant une semaine passée sans aïkido et ce, dans le but de travailler au même niveau que son compagnon d’exercice qu’il retrouvera plus tard dans la discipline. Le corps est alors sollicité dans ses plus lointaines, plus extrêmes et plus profondes (dans le sens de « cachées » voire « insoupçonnées ») expressions sensibles.

En ce qui concerne le metteur en scène, l’important est d’organiser cette matière du corps que les acteurs proposent. En dehors du tournage et avant ou après la prise de vue, Pialat aura donc le souci d’atteindre le corps de l’acteur de façon à créer un électrochoc ou une réaction qui nourriront la narration fragile du film en cours.

Remettre tous les corps à un seul et même niveau est une preuve que, chez Pialat, aucun personnage n’est (dans la façon dont il est considéré et filmé) rehaussé, grandi par rapport aux autres. Il y a un équilibre, une force émanant d’un ensemble et pas seulement d’un corps vedette au-dessus des autres.

De ce rééquilibrage et de cet approfondissement jusqu’au coeur même de l’être humain, naîtra un univers commun à tous, sensible et physique, où les corps alors dressés, réajustés à ce même niveau, pourront prétendre à une plus grande liberté voire à une improvisation (accordées par le cinéaste) dans leur jeu et dans l’action. Se dessine alors un espace où le corps devient le résultat de la mixture 260 d’un état d’être (l’acteur ou l’homme en tant que tel) et d’un état de paraître (le jeu, c’est-à-dire le personnage incarné). Laisser cette liberté et faire confiance au corps plus qu’à un acteur ou qu’à un personnage, génèrent forcément des déplacements entre ce que l’on pourra considérer comme le jeu et ce que l’on appellera le non-jeu de l’acteur-personnage de la fiction.

Chez Pialat, la nature des corps, se fonde sur les déplacements et violences internes qui opposent non seulement l’acteur, mais aussi le personnage incarné.

Pour avoir les moyens de communiquer avec autrui, il faut déjà au départ pouvoir et savoir déployer, extérioriser sa propre nature, son intérieur propre.

Le corps est lui-même « espace » pour l’acteur et son personnage.

Quelle est la nature de cet espace ? Quelles en sont les frontières ? Existe t-il des similitudes, des dissonances, une transformation ou une évolution de l’acteur et du personnage incarné, par rapport à ce seul et même corps ?

Quels sont les déplacements visibles ou perceptibles entre l’acteur et le personnage campé ?

L’acteur incarne un personnage mais la question est de savoir si c’est le même corps qui est en jeu. Tout l’enjeu d’une telle remarque réside dans l’analyse sémiologique du jeu du comédien qui convoque trois niveaux complexes, étudiés par Iouri Lotman et repris par André Gardies. Si l’on devait s’attarder sur une réflexion pointue sur la constitution du personnage via la « figure actorielle », il faudrait alors considérer trois niveaux d’études distincts :

« Le premier, celui du comportement, est en prise directe sur une sémiologie du quotidien (...) ; il s’agit de la gestuelle reproduite par référence à l’usage social et donc extra-cinématographique. (...)
Le second, en relation avec certains codes de la production artistique (particulièrement ceux du genre), serait composé « d’un entrelacement de plusieurs systèmes d’organisation structurelle sémantique hétérogènes » (...). La façon dont parle et agit le comédien subit, par rapport à la vie « réelle », une série de distorsions propres à la transposition cinématographique, elle-même accentuée par les nécessités spécifiques d’un genre. (...)
Quant au troisième niveau, il concerne le rôle du réalisateur. Celui-ci régule le jeu du comédien grâce à deux types d’intervention différents. Par ce qu’il est convenu d’appeler la « direction d’acteur », il oriente, guide et contrôle le comportement scénique de son interprète. (...) Ensuite, par une activité spécifiquement cinématographique (puisqu’elle touche aux codes propres à l’image mouvante), il découpe cette réalité profilmique - grâce au cadrage, à l’éclairage, à la composition, etc. - pour la faire rentrer alors dans l’ordre du filmique. »
261

Dans A nos amours, le corps que nous voyons à l’image, appartient-il (plus) à Suzanne ou à Sandrine Bonnaire ? Dans Police ou Loulou, le corps de Gérard Depardieu déborde t-il, se déplace t-il sur celui des personnages (Mangin et Loulou) incarnés dans et pour la fiction ?

Le corps est avant tout présent sous deux aspects : celui de l’acteur et celui du personnage

Si l’on se réfère aux pistes énoncées précédemment par André Gardies, qui reprenait l’étude de Iouri Lotman, on comprend que chez Pialat, l’étude est alors à considérer sous les angles du premier et troisième niveau.

En effet, le corps de l’acteur-personnage est gorgé d’une quotidienneté et d’un naturel, qui fondent justement les signes comportementaux et psychologiques de l’être visible à l’image. Ce dernier ne subit par là même aucune « distorsion » visible, au sens où l’entend André Gardies dans son analyse - « visibles », car comme nous venons de l’exposer, le cinéaste exerce une pression et impose un univers (avant le tournage ou hors de la prise de vue et donc « invisible » à l’écran), qui contribueront à la fabrication d’un corps créateur et singulier au coeur de la scène filmique -.

Le corps et ses différents aspects ou formes d’expression, ne répondent pas à la nécessite spécifique d’un genre cinématographique précis.

Le troisième niveau (repris par André Gardies), est quant à lui et de toute évidence, à prendre en compte ; c’est ce que nous avons tenté de faire et c’est ce niveau qu’il faut maintenant raccrocher à notre analyse présente, car chez Pialat, le jeu du comédien dépend du dispositif filmique mis en place et procure en conséquence immense une liberté d’action au sein du film - par la largeur du cadre, l’utilisation du plan-séquence et la profondeur de champ notamment -...liberté que la direction d’acteurs262, propre au cinéaste, ne pourra venir entamer, mais qu’elle viendra au contraire faciliter et protéger.

Pour reprendre une des idées que Gilles Deleuze développe dans son ouvrage L’Image-temps, souvent, les corps principaux des films de Pialat « n’ont pas fait leur choix. » Ils restent en fait en porte-à-faux entre l’acteur et le personnage. Leur espace reste confus, non délimité, difficile à discerner.

Ces corps relèvent d’une mixture, d’un amalgame de deux états.

Combien de postures, de mimiques, appartiennent à Sandrine Bonnaire et ont nourri le personnage de Suzanne dans A nos amours ? Prenons l’exemple de la fameuse scène de la fossette où toute la grâce et l’émotion d’un tel moment émanent du sourire, du visage et surtout du naturel de l’actrice, qui ne compose pas mais vit tout simplement l’instant présent.

Il y a aussi ce moment du film où Suzanne fait la fête avec des amis (première scène de fête du film) ; tous sont réunis, les uns collés aux autres. Les corps sont entraînés dans une gestuelle collective avec ces jeunes qui se touchent, se frottent, s’embrassent. Tout à coup, au milieu du lot, Suzanne remonte sa chevelure afin de la replacer derrière son oreille.

Ce détail noyé dans un grand flux de mouvements gestuels, n’est pas un acte composé, étudié, ou réfléchi. Il est instinctif, disons plutôt naturel, appartenant, sûrement plus à l’actrice qu’à sa composition. Ce genre d’élément est à l’origine des fondations du personnage. Il acquiert de ce fait toute sa crédibilité (dans la manière dont il est joué ou plutôt, devrions-nous dire, vécu). Cela a beaucoup intéressé Jacques Fieschi qui en a fait un article.263

Pour lui, ce genre de détail est l’oeuvre de l’acteur qui va lui-même devenir le créateur. C’est ce petit plus qui va jaillir d’un acte corporel, instantané et avant tout senti, qui va donner au personnage toute sa sève et sa raison d’être.264

De même que s’inscrivent dans le même sens, les allures et diverses attitudes (souvent poussées à l’extrême) très féminisées de Robert, le frère de Suzanne.

Sa démarche ou par exemple la manière dont il tient son verre de champagne, à la fin du film au moment de l’apéritif, ont amené certains critiques comme Yves Stavridès (dans son article intitulé Une comédie inclassable 265) à dire qu’il avait des tendances homosexuelles ; idée (peut-être vraie pour Dominique Besnehard) qui devient vite incertaine voire ambiguë, lorsqu’on voit à quel point il aime et est constamment aux côtés de la femme avec qui il est marié.

Cependant, Dominique Besnehard a donné à son personnage (volontairement ou non) des airs qui lui sont naturels, vivants (les siens en l’occurrence) qui font que, comme l’a dit Deleuze pour d’autres exemples : «  ‘son corps gardera toujours l’empreinte d’une indécidabilité qui n’était que le passage de la vie.’ » 266

Le corps de Dominique Besnehard-Robert est (comme tous les autres) ancré dans le domaine de l’indécidable, à savoir qu’il est et reste corps avant tout enfermé, - peut-être le mot est-il trop fort et devrions nous dire, l’inverse, c’est-à-dire en totale liberté - entre deux pôles bien distincts : celui de la nature même (ou du naturel) propre à l’acteur et celui de l’acte de jouer, de la composition qu’il fait du personnage en question.

Le déplacement interne que nous évoquions auparavant a lieu ici-même, dans la composition du personnage. Beaucoup d’écrits sur le théâtre267 ont évoqué cette dualité constructrice, mais en matière de cinéma, il nous faut citer l’étude novatrice de Nicole Brenez qui s’est intéressée au corps de l’acteur et aux aspects de l’iconographie filmique. Elle expliquera notamment que le corps de l’acteur a le pouvoir et la capacité de créer à lui seul (avec d’autre corps évidemment) le récit, idée qui nous est chère lorsque l’on s’intéresse à la narration chez Pialat. A en croire Nicole Brenez, chez certains cinéastes (elle citera volontiers John Cassavetes et Maurice Pialat), le corps peut donc être à l’origine de la création narrative.

« Le personnage n’est pas d’abord une biographie, une individualité, un corps ou une iconographie, il est une circulation symbolique faite d’éléments plastiques, de schèmes narratifs sémantiques.
Souvent (ce pourrait être une caractéristique d’un usage classique de la cinématographie), cette circulation a pour but de se cristalliser, de produire des effets de synthèse, sur le mode d’une personnification typique ou celui d’une individuation singulière. Mais on peut envisager bien d’autres modèles de circulation : par exemple la dissémination, la fragmentation, la soustraction.
(...) En ce sens, les plus beaux personnages de cinéma ne sont que mouvement simultanément physique et psychique, comme ce personnage de grand-père dans Murmur of Youth (Lin Chengsheng, Taïwan, 1997) qui n’existe que d’un déplacement en travelling. »
268

Comment s’opère cette construction narrative par le corps de l’acteur ?

Le personnage est un « noeud de références ».

« (...) dans sa fonction d’« embrayeur », le personnage renvoie à l’instance d’énonciation ou de narration, représentant d’une manière ou d’une autre le délégué de l’auteur ou, par le biais de celui-ci, du spectateur ou des deux à la fois.
(...) En tant qu’aide mnémotechnique, le personnage-anaphore garantit au cinéma la cohésion et la cohérence fictionnelle entre les plans, les séquences et les blocs narratifs du récit. Il facilite pour le spectateur la distribution de l’information dans l’univers spatio-temporel de la diégèse par les voies de la parole et de sa présence visuelle réitérée. 
Le personnage au cinéma devient ainsi une construction de plus en plus dense, oscillante et dynamique : à travers la combinaison, toujours singulière, des facettes et des fonctions diverses, il est d’emblée pris dans un jeu de références en tant que composition fictionnelle intégrée dans le contexte diégétique et narratif d’un film particulier et dans une culture donnée. »
269

Les corps sont donc au coeur d’un état constant d’instabilité.

Ils récupèrent toutes les séquelles des différentes phases d’évolution, d’existence et (surtout) de confrontations, qui sont présentes dans le travail que font les acteurs pour donner de l’importance, de la crédibilité et de la profondeur à leur jeu.

« Pourquoi inventer des personnages, à quoi cela sert-il, ne suffit-il pas de décrire les choses et d’affiner les formes documentaires, qui permettent de faire connaissance avec d’inoubliables « autopersonnages » ? C’est que, justement, le personnage de cinéma vise rarement le singulier, ne relève pas de l’incomparable, au contraire : bien plus souvent il est une silhouette chargée de donner forme, provisoirement, à une valeur, une fonction, une idée, il est astreint au significatif là où la description du vivant tout au plus libère des signes et dérange nos croyances. A l’acteur la charge ou les résistances de la singularité, le personnage, lui, constituera un exemple, un cas un emblème, un vecteur réclamant interprétation : littéralement, il est un faire-valoir. » 270

Aussi, Betty-Evelyne Ker (A nos amours), semble être le meilleur exemple de ce que nous avançons.

Les quelques postures montrant cette femme (repliée sur elle-même, avançant souvent un corps rigide, spectateur de ce qui se déroule autour de lui) fumant une cigarette - lors du départ du père dans l’appartement vide et durant le repas final -, sont tellement révélatrices d’un état dit « naturel » que l’on aurait tendance à les attribuer davantage à Evelyne Ker qu’à son personnage (Betty).

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Plusieurs exemples peuvent aller dans ce sens ; notamment celui où elle s’exprime, jetant ses bras en avant, lorsqu’elle parle de son passé à sa fille qui prépare son mariage. Ce mouvement de bras n’est pas une composition de l’actrice mais bien un geste naturel appartenant à la femme qu’est Evelyne Ker (la « personne » et non pas le « personnage » incarné, à en croire une fois de plus Margrit Tröhler et Henry

M. Taylor, cités précédemment). De plus, on notera au passage que ce moment appartient autant à Betty qui passe un cap dans sa vie (sa fille se marie et quitte le foyer familial) qu’à Evelyne Ker qui termine le film dans lequel elle joue en tant qu’actrice, en tant que « personne humaine ».

Ses multiples gesticulations sont sans aucun doute celles de Betty...via Evelyne Ker.

Notons également sa démarche, qui projette son corps en avant et qui peut faire penser quelquefois aux attitudes d’un pantin désarticulé tellement les muscles semblent détendus, s’activant dans tous les sens.

Les critiques des Cahiers du cinéma présentèrent très bien ce double caractère corporel de la mère qui la montre comme ‘« à la fois l’hystérique du film et l’actrice hystérique du tournage.’ » 271

L’ambiguïté est telle que l’on peut même se demander si le jeu déployé par Evelyne Ker n’est pas le résultat d’une « performance autonome » au sens où l’entendaient Richard Maltby et Ian Craven. Le dispositif filmique étudié dans le chapitre précédent favorise indéniablement l’expressivité excessive du corps ; Evelyne Ker manifeste des signes de violences ou de sur-expressivité (en ce sens et comme pourraient à nouveau le noter Margrit Tröhler et Henry M. Taylor, son corps est porteur d’indices psychiques - hystérie, dépression, souffrance intérieure, etc. -), qui donnent à son corps un caractère et un statut particuliers. Son corps devient en effet le lieu significatif où l’on sent alors que le personnage échappe à l’acteur et que la personne humaine (Evelyne Ker, l’actrice) qui prête son corps au personnage (Betty) dépasse, déborde et déplace les codes ou styles figuratifs que la narration semblait vouloir imposer de fait.

Si nous nous interdisons d’établir une typologie du personnage272 à ce stade de notre travail, relevons simplement que

« le corps filmé représente le personnage en ce qu’il est perçu de façon pour ainsi dire phénoménologique, son effet quasi-physique. Dans le film de fiction classique fondé sur l’image analogique mise en mouvement, il renvoie à un corps humain extrafilmique, par définition absent et qui est perçu dans l’image bidimensionnelle du film comme un corps tridimensionnel. Gardies, sans parler de corps, définit cet aspect du personnage de la façon suivante : c’est « la forme matérielle de traces repérables sur la pellicule même, c’est la figure iconique de l’acteur - dont la photographie n’est qu’un aspect ». Le corps représente ainsi la base sensuelle du personnage sur les plans sonore et iconique, une instance primaire (mais non indispensable) dans l’implication émotionnelle ou plus encore empathique du spectateur. (...)
Si cette présence du corps à l’écran est une facette attributive du personnage, la « performance », le corps en action, représente son complément prédicatif : c’est l’expression du corps filmé par le mouvement. Richard Maltby et Ian Craven distinguent la performance « intégrée » et la performance « autonome ». La première se rapporte à la concordance entre la performance figurative de l’acteur (le jeu actoriel), la présence esthétique et la mise en scène du corps, et son intégration dans la narration. Il y a en revanche performance autonome lorsque le corps se donne en spectacle (...). Ces moments spectaculaires dépassent souvent le cadre de l’histoire racontée et perturbent le flux de la narration. »
273

Dans son article274 concernant un autre film du réalisateur, Sous le soleil de Satan (qui rejoint de près ce que nous venons d’énoncer pour A nos amours), Alain Philippon s’est intéressé, entre autres, au combat de l’acteur contre son personnage et à cette confrontation qui, d’une part restreint, voire efface, l’écart qu’il peut y avoir entre les deux, et qui fait d’autre part, qu’entre ces deux figures, le corps en ressent les conséquences, s’en nourrit d’ailleurs, en utilisant cette double caractéristique pour y générer toute son ambiguïté, tout son état d’indiscernabilité dont parlait Gilles Deleuze.

Pour Alain Philippon, Pialat est « un génial filmeur de corps » et ceci est dû notamment au fait que, les corps qu’il filme, sont ou deviennent « eux-mêmes doubles. »

Or, on retrouve cette dualité chez Maurice Pialat lui-même. Comme nous le verrons plus loin, c’est autant le corps du réalisateur que celui de Roger (le père) qui intervient au milieu de ses acteurs et des personnages du film A nos amours (lors du repas final).

Pour en revenir à Sandrine Bonnaire-Suzanne, beaucoup de critiques à la sortie du film, ont consacré leur article au thème de la jeune et belle « nature innocente », (à prendre dans le sens de non-expérimentée), - « chair fraîche » pourrait-on dire -, au corps plein de vitalité, de vigueur, à la fois naïf et surprenant.

On peut dès lors affirmer que tous ces qualificatifs peuvent être attribués autant au personnage de Suzanne qu’à la personne de Sandrine Bonnaire, qui faisait - est-il besoin de le rappeler ? - ses premiers pas dans le monde du cinéma, encore ignorante et vierge de tout rôle qui aurait pu par le passé, entamer toute la grâce et la fraîcheur dont elle use (inconsciemment bien évidemment) dans A nos amours.

Plusieurs scènes pourraient être prises comme exemples de ce que nous venons d’avancer ; notamment celle où Suzanne et Luc se retrouvent au bord de l’autoroute dans des dunes.

Les deux personnages sont filmés en plan d’ensemble.

Il questionne Suzanne pendant qu’elle, debout près d’une mare, baigne machinalement ses pieds dans l’eau. C’est justement cet geste sans grand intérêt (du moins pour le déroulement du récit) qui nous donne l’impression que rien ne sépare l’actrice de son personnage.

Ceci est valable pour Suzanne, mais l’est aussi pour ses ami(e)s avec qui elle passe la plupart de son temps.

Evoquons les sourires de Martine et Suzanne lorsqu’elles se retrouvent toutes les deux couchées dans le même lit au début du film, moment où l’on voit le père pour la première fois.

Ces expressions illuminent et donne une émotion naturelle à leur personnage.

Lorsque Suzanne fait la fête avec tous ses amis et ses amants, ses attitudes, complètement naturelles, participent évidemment à la construction du personnage.

A un moment donné, Suzanne est couchée au sol aux côtés d’une amie ; Bernard se rapproche d’elle doucement et à quatre pattes, il lui parle dans l’oreille. Il se mettent alors tous à sourire, prouvant alors ainsi leur grande complicité. Ces sourires ne sont pas programmés, calculés, joués.

Ils appartiennent davantage aux acteurs qu’aux personnages qui en bénéficieront pourtant, par un déplacement direct et naturel.

De même qu’il est certain que les regards ou comportements de Suzanne vis-à-vis de Bernard avec qui elle fait l’amour, appartiennent autant, sinon plus, à Sandrine Bonnaire qu’au personnage qu’elle incarne.

Dans Loulou également, le personnage emprunte souvent, pour ne pas dire toujours, une forme de gestuelle appartenant à Gérard Depardieu qui était alors en début de carrière. Au lit avec Nelly, il se gratte de manière nonchalante le torse et ce petit geste sans importance paraît presque naturel et inconscient tellement il passe inaperçu.

Le personnage est en quelque sorte, le résultat d’un abandon total ou quasi-total de l’acteur vis-à-vis de son propre corps ; ce corps, seul et unique lieu et support de la création et d’une identité humaine et figurative au sein de la fiction.275

Ces petits et rapides moments d’étincelle qui embellissent les scènes de A nos amours, sont le fondement de l’art de Pialat qui sait respecter, conserver et faire confiance à la nature véritable, au naturel (corporel) créateur et merveilleux de ses acteurs.

Comme l’a très justement fait remarquer Thérèse Giraud dans l’un de ses écrits sur le film Passe ton bac d’abord, c’est le corps comme irruption de la vie qui est le plus important, car il est le seul et l’unique moyen de nous faire oublier l’écart qui existe entre l’acteur et son personnage, de nous faire sentir l’existence (physique) même de l’être qui est à l’image.

« Acteurs non-professionnels pris sur le tas, filmés là où ils sont et comme ils vivent, ne représentent qu’eux-mêmes (...).
Pialat filme avec les corps de ces jeunes acteurs comme matière première. Car ces jeunes accèdent au statut d’acteur non pour leur photogénie ou leur bonne ’nature’ mais par la capacité qu’ils ont (ou qu’ils n’ont pas) de plier leur corps aux impératifs d’une fiction qui les prend comme sujet(s), leur capacité de jouer et de faire émerger la vérité de leur propre personnage.
Les jeunes sont là pour tenir un rôle, donner vie et corps à une figure dans le temps qui leur revient et dans les seules limites du cadre : sans le recours (secours) du hors champ. »
276

L’existence du corps est en quelque sorte instantanée et non réfléchie ni apprivoisée par l’acteur qui se contentera d’« être » à l’écran.

Dans un entretien accordé à Nadine Tasso277, Dominique Besnehard, acteur du film, développe les enjeux d’un tel travail.

« Sa direction d’acteur repose sur le rapport passionnel qu’il entretient avec les acteurs en dehors du tournage.
Il ne dira pas ’tu vas jouer telle scène comme cela’, il explique un peu la situation et nous laisse libres.
Mais cette ’liberté’ ne va pas conduire à l’improvisation, elle va nous permettre d’atteindre un état dans lequel Maurice Pialat imprime sa marque. Je ne me suis jamais posé la question de psychologie à propos de telle situation, je me laissais guider par lui et cela venait tout seul. »

L’acteur n’a donc aucune question à se poser, il est laissé libre ; mais comme nous le disions dans les pages précédentes, le travail effectué au préalable sur les corps va protéger, va couver la phase de création, où se constituera naturellement et inconsciemment le personnage.

Toujours dans le même entretien, Dominique Besnehard parle de la destruction que

le cinéaste réalise sur son entourage ; cela permet au créateur (grâce à une dévirilisation de l’acteur, pour reprendre l’un de ses termes) de traquer et d’atteindre un moment précis dans la libre activité des corps.

« Il attend que les acteurs soient en état de grâce et il guette ’ce’ moment où vont se croiser et se superposer cette tension, cette atmosphère qu’il a engendrées hors tournage, et celle de la situation à jouer.
Son génie est de nous mettre dans cet état, à mi-chemin entre le psychodrame et le jeu. »

Même si les acteurs parlent souvent d’« improvisation » et de « liberté », qui leur sont allouées - à l’image d’Evelyne Ker, qui évoquait, lors du même entretien avec Nadine Tasso, le fait qu’elle avait eu la capacité de s’étirer, de s’étendre, comme elle le voulait, à l’intérieur du film A nos amours - il n’en est pas moins vrai que, comme l’a suggéré Dominique Besnehard précédemment, le cinéaste est toujours présent, marquant de son empreinte, cette sensation de liberté ressentie par l’acteur.

Le cinéaste ne disparaît pas, il accompagne constamment l’acteur dans son évolution. Il ira même jusqu’à marquer certains films (A nos amours et Sous le soleil de Satan) de sa propre présence ; présence qui, comme nous allons le voir, participe à la création narrative de quelques unes de ses fictions.

Notes
248.

Serge Toubiana, « L’épreuve de vérité », op. cit.

249.

Jacques Kermabon, « Le pouvoir de l’abjection », op. cit., p. 34.

250.

Christian Fevret, Serge Kaganski, « Des petits miracles » in Les Inrockuptibles n°52, janvier/février 1994.

251.

Serge Toubiana, op. cit.

252.

Didier Goldschmidt, Jacques Fieschi, « Entretien avec Jacques Loiseleux » in Cinématographe n°94, novembre 1983.

253.

A nos amours, scénario, dialogues, chronique, images, Editions Pierre Lherminier / Filméditions, Paris, 1984, p. 152.

254.

Joël Magny, « L’acteur mis à nu » in Maurice Pialat, op. cit., pp. 25-31.

255.

Se poser la question du corps de l’acteur, c’est aussi comprendre comment cette création physique participe à l’invention d’un personnage filmique.

Le numéro 24 de la revue Iris fut une référence importante à ce stade de notre travail ; les écrits de Livio Belloï pourraient ouvrir le début d’une réflexion que nous tenterons d’élargir dans les pages suivantes.

« (...) du personnage, on dira alors, entre autres choses :

qu’il correspond à un corps et, plus précisément à un corps visible, (...) et astreint à des offices de représentation (il s’agit avant tout d’un corps en jeu).

qu’il est un corps le plus souvent nommé (...)

qu’il est un corps soutenu par une autre instance, laquelle subsiste sous lui (elle s’y terre) ou, au contraire, à l’occasion, remonte à sa surface (elle s’y affiche) : soit l’instance actorielle chargée de donner corps au personnage, selon une relation généralement biunivoque (un acteur pour un personnage, et vice-versa).

qu’il assume un éventail de fonctions (actions et réactions, réflexions et déplacements, auditions et verbalisations, etc.) toutes référables, pour l’essentiel, à l’élaboration et au maintien d’une diégèse, etc. »

Livio Belloï, « L’Invention du personnage » in Iris n°24, automne 1997.

256.

Raphaël Bassan, « Portrait de l’artiste en cinéaste iconoclaste » in La Revue du cinéma n°476, novembre 1991.

257.

Marc Chevrie, « Pialat et la Nouvelle Vague » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, Catalogue dirigé par Sergio Toffetti et Aldo Tassone, op. cit., p. 72.

258.

Didier Goldschmidt, « La vie est à nous » in Cinématographe n° 94, novembre 1983.

259.

Bruno Meyssat est un metteur en scène de théâtre lyonnais qui a notamment conçu une pièce intitulée Les Disparus. Cette création qui reprend la thème du naufrage du Titanic a été présentée à Beaubourg en novembre 1993 et au Théâtre National Populaire de Villeurbanne au mois de décembre 1993.

260.

Dans A nos amours, Suzanne est parfois et sous certains aspects (attitudes, gestes, etc.) Sandrine Bonnaire, dont le jeu reste fondé sur l’improvisation et la liberté que lui accorderont la mise en scène et le cinéaste.

« Serge le Péron : Dans quelles conditions vous sentez-vous à l’aise pour improviser ?

S. Bonnaire : ça dépend de la situation, de la scène. Par exemple, si ça n’est pas très bien écrit, je ne vois pas pourquoi je dirais des choses qui ne sont pas très bien. Donc, j’essaie de faire une petite mixture, de mélanger des choses. Mais l’improvisation, ça ne se fait jamais sur une grande distance. C’est toujours sur des petites choses. Ca peut être un geste, un mot, une façon de dire, d’exprimer...Mais je n’ai fait ça que dans A nos amours, parce que j’avais Pialat en face de moi, et c’était un dialogue à deux. »

« Entretien avec Sandrine Bonnaire » par Serge le Péron in Acteurs, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, novembre 1988, pp. 30-37.

261.

André Gardies, « L’acteur dans le système textuel du film » in Etudes littéraires n°13 - Cinéma et récit -, Editions Presses Universaitaires de Laval, Québec, 1980.

262.

« - C. T. : Quel rapport avez-vous avec les acteurs ?

- M. Pialat : Il ne faut pas oublier que pour moi, le moment où les acteurs sont devant la caméra représente au moins 80% du film.

- C. T. : Vraiment ?

- M. Pialat : Oui, quand on se met à jouer, que les gens sont devant la caméra. Tout le reste c’est du bataclan. Quand vous commencez à tourner, il n’y a même pas besoin d’avoir un scénario...mais mon Dieu, ça me fatigue, ça fait quarante ans que je dis ça ! »

Charles Tesson, « Entretien avec Maurice Pialat - Sur la colère -»  in Cahiers du cinéma n°550, octobre 2000.

263.

Jacques Fieschi, « Solitudes » in Cinématographe n° 113, septembre 1985.

264.

Revenons vers une approche plus sémiologique du personnage. Un personnage ne se construit pas uniquement sur ses comportements physiques. Son rapport à la narration est évidement en jeu et participe fortement à la création de son identité. C’est notamment en se différenciant des autres présences fictionnelles, qu’un personnage peut réellement acquérir son propre statut ; c’est du moins ce que nous expose Philippe Hamon dans l’un de ses nombreux écrits sur le sujet.

- Le personnage possède une « qualification différentielle » : plusieurs signes anthropomorphiques et figuratifs propres, le distinguent des autres personnages du film.

- Le personnage incarne une « distribution différentielle » : ses apparitions ou disparitions à certains moments du récit le distinguent également des autres présences filmiques.

- Le personnage a une « autonomie différentielle » : seul ou accompagné, sa mobilité topologique se distingue des autres personnages et permet ou non leur rencontre au sein du récit.

- Le personnage a une « fonctionnalité différentielle » : il est plus ou moins responsable des actions vécues par l’ensemble des personnages. Il agit (sur) et/ou subit certaines étapes de la narration.

Bien d’autres signes sémiologiques constituent la nature du personnage au sein d’un récit. Nous renvoyons le lecteur au texte de Philippe Hamon et vers les études d’André Gardies qui considère dans ses études, le « personnage » comme un « signe » du système que constitue le récit filmique.

André Gardies, « L’acteur-personnage » in Le Récit filmique, op. cit., pp. 53-68.

Philippe Hamon, « Statut sémiologique du personnage » in Poétique du récit, op. cit., pp. 115-180.

265.

Yves Stavridès, « Une comédie inclassable » in L’Express, 15 novembre 1983.

266.

Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 264.

267.

En parlant de théâtre, notons au passage l’ouvrage du cinéaste américain Nicolas Ray, dont les écrits sur ses propres méthodes de travail et de direction d’acteurs, auront des liens profonds avec la mise en scène théâtrale. Si aucune citation en particulier ne sera proposée ici, l’ensemble des réflexions, qui sont menées dans cet ouvrage, auront pourtant marqué notre travail.

Nicholas Ray, Action - Sur la direction d’acteurs -, ouvrage composé et co-édité par Susan Ray, Editions Yellow Now, FEMIS, Bruxelles, 1992.

268.

Nicole Brenez, « Le personnage contemporain » in De la figure en général et du corps en particulier,

op. cit., pp. 180-181.

269.

Margrit Tröhler / Henry M. Taylor, « De quelques facettes du personnage humain dans le film de fiction » in Iris n°24, automne 1997, pp. 36-37.

270.

Nicole Brenez, « Le personnage contemporain » in De la figure en général et du corps en particulier,

op. cit., p. 182.

271.

Alain Bergala, Jean Narboni, Serge Toubiana, « Le chaudron de la création » in Cahiers du cinéma n°354, décembre 1983.

272.

Notons toutefois que l’étude typologique du personnage ’pialatien’ pourrait être liée, si elle était envisagée, au type d’analyse que nous avons déjà effectuée dans la première partie de notre travail, lorsque nous soulevions que certains personnages (Noria - Police - et Suzanne - A nos amours - entre autres) ont la fonction (narrative) de mettre ou non les autres personnages qu’ils fréquentent, en relation les uns avec les autres, au sein du récit filmique.

Pour aller plus loin dans l’étude de ces fonctions et afin d’examiner comment l’acteur fabrique son rôle, il faudrait, selon Patrice Pavis, relever :

« - les chronotopes (espace-temps-action) à l’intérieur desquels les personnages évoluent ;

- la vectorisation, c’est-à-dire la mise en séquence des signifiants et des signifiés du personnage ;

- la typologie et l’agencement des vecteurs : accumulateurs ; connecteurs ; sécateurs ; embrayeurs.

(...) C’est autant la mise en scène, la construction narrative du film, notamment les répétitions-variations, la disposition des éléments dans l’espace-temps-action que l’acteur lui-même qui accueille les indices pour l’identification du personnage et c’est au spectateur de valider et de confirmer cette identification. Les marques d’identification sont à la fois regroupées sur le corps de l’acteur (identification, au sens policier du terme) éparpillées dans la discontinuité du discours filmique et donc liées au dispositif de la mise en scène. Le personnage s’édifie sur différents plans en même temps ; par une accumulation d’indices sur l’acteur et hors de lui, par des effets de soudaine reconnaissance (anagnorisis) et par un processus régulier et lent d’interprétation et de confirmation des hypothèses du spectateur. Le personnage est pris dans un réseau très dense de vectorisations qui concourent toutes à une plus grande identification. »

Au sujet de la description de ces vectorisations et à propos de l’étude typologique des styles de jeu repérables au cinéma, référons-nous à nouveau à Patrice Pavis.

Patrice Pavis, « Le personnage romanesque, théâtral, filmique » in Iris n°24, automne 1997, pp. 171-183.

273.

Margrit Tröhler / Henry M. Taylor, « De quelques facettes du personnage humain dans le film de fiction », op. cit., p. 39.

274.

Alain Philippon, « Description d’un combat » in Cahiers du cinéma n° 399, septembre 1987.

275.

« Serge le Péron : vous aviez complètement compris A nos amours quand vous le faisiez ?

S. Bonnaire : C’est un film que je n’ai jamais compris, je crois...D’ailleurs, quand j’y repense, c’est très flou. Je n’arrive pas à revoir les souvenirs. Mais c’est parce que j’étais inconsciente, vraiment. A l’époque, j’étais très pure, et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi cette fille allait avec d’autres types. Je trouvais ça malsain. En même temps, je n’aimais pas trop le faire, j’étais très timide. »

« Entretien avec Sandrine Bonnaire » par Serge le Péron in Acteurs, op. cit., p. 36.

276.

Thérèse Giraud, « Note sur Passe ton bac d’abord », Cahiers du cinéma n° 304, octobre 1979.

277.

Nadine Tasso, « L’interprétation » in A nos amours, scénario, dialogues, chronique, images, op. cit., p.157.