b). Statut et rôle du cinéaste dans ses propres films

Envisager les déplacements sous toutes leurs formes (physiques) au sein de l’oeuvre de Pialat, équivaut aussi à comprendre ce qui peut motiver le cinéaste

lui-même, à rentrer, à se déplacer au sein de ses propres films pour y tenir un rôle.

Un rôle, mais pas n’importe quel rôle ; celui matérialisé par le corps d’un créateur au sein même de la création, mais pas n’importe quel corps...

Comment peut-on parler de déplacements de corps dans le cinéma de Maurice Pialat sans parler du corps du cinéaste lui-même ?

Massif, ce cinéaste a déjà au départ un physique qui en impose.

Il fait partie de cette ’race’ de cinéastes (Jean Renoir, Orson Welles, pour ne citer qu’eux) qui ont marqué leur monde par leur cinéma bien entendu, mais aussi sans aucun doute, par leur corpulence.

Et quand on a une corpulence comme la leur, il faut que ces corps se manifestent ; ils ne peuvent en effet rester muets. Notons au passage que ces cinéastes cités auparavant, - et ils ne sont pas les seuls -, ont su trouver dans l’inscription de leur propre corps au sein de leur fiction, le moyen de s’exprimer, outre leur simple et principale position de metteur en scène (qui est d’être derrière la caméra, hors de l’image). La Règle du jeu et Citizen Kane semblent être les meilleurs exemples pour Jean Renoir et Orson Welles. Les corps alors bougent, vivent, montrent qu’ils existent et ne laissent pas indifférents ceux qui les côtoient ; disons par là que cette corpulence parle, communique et a donc des répercussions sur leur environnement.

Il y a vraisemblablement des correspondances entre le corps de l’auteur et le rôle qu’il décide de s’attribuer au sein même de sa création.

De même que par l’idée même de cette forte implication physique au sein de certains de ses films, nous n’aurons aucun mal à croire Maurice Pialat, lors de son passage dans l’émission télévisée de Michel Denisot, Mon zénith à moi 278. Il dit en effet en être arrivé aux mains assez fréquemment, avec ses acteurs, lors de ses tournages ; il raconte notamment les bagarres qu’il a pu connaître avec Jean-Pierre Rassam

co-producteur de son film, Nous ne vieillirons pas ensemble.

De même que Maurice Pialat ne laisse pas indifférent son entourage lors de ses divers tournages de films.

On peut évoquer une phrase écrite par Gérard Depardieu dans son livre Les Lettres volées 279, phrase qui résume très bien les relations que l’acteur entretient avec son ami cinéaste lors de leurs retrouvailles.

Ainsi, dit-il, qu’entre eux deux, tout est affaire de jalousie, « une jalousie de ventre à ventre. » D’autres acteurs parlent souvent d’intelligence, de sympathie ou d’une manière générale, utilisent d’autres qualificatifs pour définir le caractère d’un cinéaste avec lequel ils viennent de travailler ; cependant il est intéressant de constater qu’on parle plutôt de « ventre » en ce qui concerne Maurice Pialat.

Il restera aussi, pour beaucoup de personnes, le souvenir non pas d’une parole, mais d’un bras d’honneur, d’un poing levé, lors du festival de Cannes en 1987, lors de la remise de la Palme d’or, pour son film Sous le soleil de Satan ; geste qui résume alors tout le caractère, toute la violence physique qui jaillissent d’un homme (en mal de reconnaissance ?).

Dans ce cas là, c’est le corps qui parle avant (avant toute parole ?) ; la communication se fait alors corporelle, instantanée, sans tricherie, sans préparation ni mise en scène.

Maurice Pialat, l’homme, serait donc avant tout un corps, une masse physique ; un corps certes, mais un corps qui ne peut rester taciturne et qui transgresse aussi toute la tranquillité et la solitude physique dont se nourrissent beaucoup d’artistes pour atteindre la concentration nécessaire à l’acte créatif.

Chez Maurice Pialat, le corps crée pour s’exprimer et s’exprime pour créer. Le corps se déplacera, débordera même jusqu’au plus profond de la création dès lors que le cinéaste décidera d’incarner un personnage-clé au sein de l’une de ses histoires.

S’agissant de la présence du cinéaste dans ses films, Alain Bergala parlera (dans l’une de ses communications), de « contagion ». Pour lui, visibles ou invisibles à l’image, certains cinéastes ont cette capacité de transpirer physiquement au sein de leur création ; ils ont cette faculté à se déplacer au sein de leur oeuvre en y posant (ou en y imposant) leurs marques, leurs manières, leur corps au travers de leur mise en scène. Ces créateurs parviennent, volontairement ou non d’ailleurs, à transparaître au coeur de leur fiction, marquée alors de leur empreinte, de leur ombre portée, de leur présence à peine voilée.

« Le cinéma a même cette étrange faculté - il est le seul art, je pense, à pouvoir le faire - d’enregistrer des effets de contagion qui ne sont pas forcément conscients, ni voulus par la mise en scène. C’est très clair chez Truffaut, Pialat ou Renoir. Très souvent on reconnaît dans le corps de l’acteur, dans sa gestuelle - et surtout dans sa voix, ses intonations - la contagion du corps et de la voix du cinéaste. C’était très frappant dans Van Gogh où Dutronc, qui est pourtant physiquement très différent de Pialat, restitue de nombreux fragments prélevés sur le corps du réalisateur. A ce moment-là, où le mimétisme a joué par imprégnation, les acteurs ont été plus contaminés que dirigés, au sens classique de la « direction d’acteurs ». » 280

Le mimétisme repérable chez Pialat montre à quel point le cinéaste peut être présent au sein de son film, même si physiquement il en est absent. On est donc face à l’idée d’une transmission physique ou d’une filiation physique, qui deviendront une forme de guide comportemental pour l’acteur qui incarnera son personnage sous l’influence physique de son cinéaste.281

Si Alain Bergala parle de « contagion » c’est aussi parce que l’on connaît le poids que peut avoir Pialat sur ses acteurs. Sur le tournage, ce dernier entretient des rapports particuliers avec ceux-ci. On observera donc un pouvoir mimétique presque inconscient ou silencieux opéré sur les corps qui côtoient Pialat.

Comment pourtant pouvons-nous exprimer ce phénomène ressenti mais presque invisible à l’écran ? Disons, en généralisant, que les comportements actifs ou énergiques de certains acteurs (Evelyne Ker, Sandrine Bonnaire ou Gérard Depardieu282 pour ne citer qu’eux) auront été stimulés par les réactions souvent inattendues, dévastatrices et presque tempétueux du cinéaste. Combien de fois ces acteurs sortiront-ils épuisés des tournages de Pialat en évoquant la présence massive voire étouffante du cinéaste à leurs côtés ?

Pour sa part Catherine Breillat qui participa à l’écriture du film Police, préféra parler de « relations anthropophages » 283 ; les « relations anthropophages » dont elle parle désignent en fait la forme de rapports que le cinéaste met en place avec son entourage.

Ces rapports, sont le résultat d’une volonté d’éliminer les distances entre les êtres, entre les acteurs, qui partiront de leurs relations extérieures au film, pour venir nourrir leur propre personnage au coeur de la fiction. L’ambiguïté vient de la position du cinéaste qui est aussi un vecteur dynamique, une locomotive dans le cercle des individus qui participent à l’aventure du film. Cette énergie nourricière s’amplifie dès lors que le cinéaste intègre la peau d’un personnage dans ses propres films.

La contamination physique a donc lieu dès lors que l’acteur donne à son personnage des traits comportementaux qui lui appartiennent (personnellement, dans sa véritable nature d’être humain) et qui viendront nourrir son jeu, au risque de ne plus pouvoir faire la part des choses entre ce qui est réel et ce qui est ou doit être joué et non plus vécu par l’individu qui prête son corps à la scène filmique.

« Evelyne Ker était jalouse de la petite : il n’y en avait que pour Sandrine et on la négligeait, elle.
D’ailleurs, à un moment donné, elle dit : ça veut faire du cinéma ! Puis elle lui tombe dessus. On l’a coupé parce que ça faisait private joke. Il y a même une séquence où elle allait lui foutre une pâtée dans le couloir, hors champ. J’avais presque envie de la laisser, celle-là. »
284

Qui est qui ? Qui regarde qui ? Qui dirige qui ? Est-ce Pialat ou le père qu’il incarne dans A nos amours, qui évolue au sein de la fiction ?

Reste toujours présente l’idée d’une ambiguïté à ce sujet qui apporte aussi une double nature aux corps et participe ainsi à l’émergence des conflits humains qui deviendront les événements d’une fiction en perpétuelle construction.

Cette double nature des corps, ces glissements interactifs qui s’établissent entre les personnages et les acteurs, ces circulations d’humeurs qui jaillissent souvent face ou hors de la caméra, fondent une véritable vitalité et la matière même de l’objet narratif. Ainsi, lorsque Pialat raconte les conflits qui se sont installés entre Evelyne Ker et Sandrine Bonnaire lors du tournage du film A nos amours, on saisit qu’il s’en sera servi pour nourrir les relations entre les personnages incarnés par les deux actrices.

Le conflit mère-fille sera également celui que vivront Evelyne Ker et Sandrine Bonnaire sur le plateau (conflit interne pas forcément connu du spectateur d’ailleurs).

« Le couple cinéaste-interprète est le moteur véritable.
On y sent à l’oeuvre une autre composante, une ’dynamique’ de très haut niveau (au sens musical : faible bruit, fort signal), une tonification réciproque de l’interprète et du cinéaste, des échanges d’énergie qui deviennent la matière même du film...Que le lien père-fille s’y double du lien cinéaste-interprète n’y est évidemment pas pour rien. Le mouvement de Pialat vers la jeunesse (L’Enfance nue, Passe ton bac d’abord) s’enrichit maintenant de l’inscription du corps du metteur en scène dans son propre film, comme si dans ce cinéma de la captation, voire de la capture, le chasseur s’approche ’à découvert’, de sa proie, pour entretenir avec elle de troublants rapports de séduction. »
285

Les distances disparaissent ; on se rapproche de l’autre en effaçant sa véritable identité, son véritable statut pour ne laisser vivre que le corps, seule matière susceptible de créer, de stimuler du narratif. Combler les distances, se rapprocher le plus possible de ses acteurs : le sculpteur Michel-Ange ne disait-il pas, ‘« je hais ce marbre qui me sépare de ma statue. ’ » ?286

Se rapprocher du mieux qu’il peut de sa création : n’est-ce pas en s’attribuant l’un des rôles de son propre film que le cinéaste y parviendra ?

Etre dans son film au plus proche de ses acteurs relève d’un désir de créer une oeuvre collective et d’en maîtriser ou du moins d’en stimuler les enjeux narratifs.

Le cinéaste a la volonté d’être au plus proche de ses acteurs ; s’il parvient à l’être, dans sa fonction de metteur en scène, il choisira à deux reprises de s’impliquer directement dans ses propres films.

Il est fort intéressant de constater que Pialat dans A nos amours ne choisit pas n’importe quel personnage. Il incarne le père de la famille, la loi, la place du personnage qui dirige et qui doit veiller au bon équilibre familial. Ce qui est valable pour ce personnage du père l’est évidemment pour Pialat qui a la responsabilité d’une équipe de tournage ; il est le garant d’un équilibre constructif et créatif.

D’ailleurs, dès que Roger (le personnage incarné par Pialat lui-même) s’en va du foyer, les bagarres commencent et la vie de famille se détériore, à croire que Pialat avait préparé son coup. En effet, la vie de cette famille parisienne était trop stable pour pouvoir créer les bases solides d’un récit fictionnel. C’est en partant de l’appartement que le récit trouve réellement ses marques. En faisant disparaître son personnage du devant de la scène, Pialat fait donc démarrer l’histoire de son film auprès des autres personnages du film et auprès du spectateur. Pialat est donc responsable du déroulement et de l’évolution de l’histoire non plus en tant que metteur en scène mais bien en tant que personnage qui fait partie à part entière du récit, qu’il quitte et retrouve selon les cas.

En s’octroyant le rôle du père, Pialat se donne le pouvoir de diriger les membres de sa famille comme un metteur pourrait diriger ses acteurs. L’ambiguïté que nous évoquions auparavant est confirmée dès lors que l’acteur ne sait plus en face de qui il se trouve (se trouve t-il en face de Roger, le père ou en face de Pialat, le metteur en scène ?). Cette ambiguïté vient aussi et surtout du fait que Pialat choisit d’incarner à l’écran le rôle d’un personnage-clé dont la présence est massive et organisatrice comme elle l’est sur le plateau de tournage.

« (...) Evelyne Ker, la mère gifle Pialat, le père de façon parfaitement cohérente, comme une actrice excédée peut aussi gifler son metteur en scène. » 287

Maurice Pialat, en tant que père de famille dans A nos amours est un chef d’orchestre (à la manière d’un Renoir dans La Règle du jeu) ; il distribue le jeu au départ du film et en s’en allant précipitamment du film, il leur fait confiance pour pérenniser, nourrir ce qu’il aura mis en place. Mais lorsqu’il revient à la fin du film en réapparaissant au milieu de l’assemblée, on peut une fois de plus se demander si c’est Roger qui revient au milieu de sa famille ou si c’est Maurice Pialat qui revient au milieu de ses acteurs (qui n’étaient pas avertis de ce dernier acte).

Père ou metteur en scène, le corps qui revient est celui d’un homme solitaire face aux autres qui l’entourent. Il vient régler ses comptes et tente de réaffirmer sa position de maître à bord. Assis en bout de table, en position dominante car filmé de manière fixe et frontale, il pourra s’adresser à chacun des convives en les regardant ou en les désignant les uns après les autres.

Il distribuera les temps de parole et choisira par la désignation d’un regard ou d’un geste, la personne qui aura le droit de s’exprimer.

Quelques personnages sollicités seront filmés par deux et de manière frontale au sein d’un cadre fixe. Le champ contre-champ viendra à chaque fois marquer le combat ou l’affrontement entre cet être seul et franc et ceux qu’ils méprisent. Mais le fait que les personnages soient filmés par deux, désigne également l’idée d’une complicité que le père ne pourra détruire. Suzanne est filmée avec Robert (son frère) alors que le

beau-frère de ce dernier est filmé avec sa soeur également (qui est donc la femme de Robert).

Le mari de Suzanne sera filmé seul, ce qui démontre quelque part sa

non-appartenance au groupe et son rejet ou ses problèmes relationnels avec son

beau-frère (Robert). Bernard sera filmé seul, lui aussi, tel un électron libre qui viendra séduire et capturer Suzanne pour l’emmener aux Etats-Unis, loin de sa famille et de son mari (à la toute fin du film).

Enfin, Betty est également filmée seule, ce qui confirme à nos yeux sa solitude après le départ de Roger. Ce dernier lui ordonnera à la fin du repas de retourner à la cuisine comme un metteur en scène peut demander à son actrice de partir en hors-champ ; elle n’acceptera pas de le faire.

Ainsi, pour conclure sur ce film, notons la place massive de Roger qui interdira à sa fille de sortir le soir, qui encouragera son fils à continuer dans l’écriture de son roman et fera taire Betty lorsque celle-ci s’interposera entre lui et Suzanne.

Il représente à la fois l’ordre et la loi paternelle, le pivot familial mais il est également le stimulateur narratif qui réoriente le récit (nous avons vu précédemment que le corps de Suzanne avait la fonction de « pivot narratif »). Dès qu’il part du foyer, l’espace familial se déstructure et explose ; mais ce départ provoquera finalement une nouvelle vie pour les personnages qui choisiront des itinéraires auxquelles ils n’étaient peut-être pas vraiment préparés. La solitude de Betty et les mariages des deux enfants

auraient-ils seulement eu lieu si le père était resté à la maison ? Suzanne se marie aussi parce qu’elle ne peut plus supporter la violence familiale ; à un moment du film, le frère dira à Jean-Pierre (le futur époux) que ce qui compte pour lui et surtout pour sa mère, est le mariage de sa soeur.

S’attribuer ce rôle du père, fut pour le cinéaste, un moyen de partir et de revenir quand il l’aura voulu, avec la possibilité (comme à la fin du film) de provoquer verbalement ses propres acteurs pour faire progresser le film entier ; car comme nous l’avons déjà avancé, c’est autant l’homme (le cinéaste) que le personnage (Roger, le père) qui se présente à la fin du film. Demander à sa fille où elle se situe et quel camp elle a choisi, dire à son fils qu’il ne sait plus écrire et qu’il a vendu son âme, dire à sa femme qu’elle ne sait faire que ’brailler’ etc. : ce sont autant de phrases qui ramèneront de l’énergie en ranimant des conflits au sein d’une scène qui s’annonçait peut-être un peu trop statique aux yeux du cinéaste - qui prit donc la responsabilité d’enfiler son imperméable et de rentrer dans le champ, une dernière fois -.

Le cinéaste dans la peau de Roger, c’est donc plus un stimulateur, un déviateur, un météorite fracassant pour l’ensemble du récit qu’un personnage à part entière qui aurait les mêmes caractéristiques que les autres. Il rentre et sort dans le champ (car il fera toujours partie du film en tant que figure absente de la fiction seulement), dans le but de relancer un récit que les personnages ne parviennent pas, à eux seuls, à faire vivre jusqu’au bout.

« Etre présent au sein même de son oeuvre » nous ramène logiquement aux idées de Merleau-Ponty que Jean-Yves Mercury a tenté de reprendre dans une réflexion orientée vers le corps de l’artiste au travail et vers ses différentes positions vis-à-vis du monde représenté.

Ce dernier s’attache notamment à l’alchimie qui peut exister entre une oeuvre et son artiste.

« ’Il y a le monde’, telle est l’évidence perceptive première et en un sens indépassable. Mais, pour le peintre, cette évidence est tout autant une énigme qu’une interrogation, une sensation, une intériorité, voire une obsession. Peut-être que nous comprendrons mieux encore le travail du peintre si nous nous glissons de son côté. Nul besoin ici d’analyser et d’expliquer, mais nécessité est requise de décrire ce qui se noue dans cet échange charnel. Sans doute pourrons-nous parler de ’communion’ dans le sens où le peintre ingère le monde, le dévore et le digère tout autant qu’il l’est par lui. Prenons garde ici à ne pas plaquer artificiellement une théorie de l’acte de peindre sur une opération, par essence secrète et alchimique : « le peintre concrète, au moyen du dessin et de la couleur, ses sensations, ses perceptions. » Tout s’effectue donc par la médiation du corps mais non d’un corps objet, pas plus d’ailleurs que d’un corps sujet. Le corps est là et ailleurs, présent aux choses et au monde, en prise directe avec lui et elles. Il n’est plus simplement ’corps-propre’, médiateur entre le monde et moi, il est au contraire le lieu même où la distinction entre le sujet et l’objet est nulle et non avenue parce que réellement ’brouillée’. Le corps, lieu de notre incarnation dans le monde, prise dans et sur le sensible, ne fait que refléter un optimum beaucoup plus vaste, beaucoup plus général que lui : « la chair du sensible ». » 288

Sur les traces de Merleau-Ponty, Jean-Yves Mercury part donc de l’idée que l’artiste (et plus particulièrement le peintre) prête son corps au monde dans une communication avec lui, qui lui permettra de créer. La présence permanente de ce corps permet de retrouver non plus un rapport frontal avec le monde mais plutôt une communion, une ouverture qui permettront à l’artiste de s’impliquer totalement dans la phase de création.

C’est donc au travers du film ou du tableau réalisés, que l’artiste parvient à mettre en scène plus ou moins directement son corps (en choisissant d’incarner un personnage dans deux de ses propres films, Pialat choisir ainsi le contact direct avec la création et l’oeuvre finale, ce qui représente au bout du compte un déplacement absolu dans l’échange qu’il peut établir avec son oeuvre).

En mettant en scène son propre corps dans le film, Pialat s’attribue en fait un rôle de passeur ; il fait le lien entre le dedans et le dehors, entre le visible et l’invisible entre le la création et la représentation ; il est le miroir, l’interface, (la membrane) du film

lui-même. Le corps du cinéaste est le révélateur de la partie invisible de l’iceberg représentée par la création. Il met en scène sa propre démarche de créateur aux yeux du monde. Si ces acteurs représentent les figures actorielles de ses fictions, le cinéaste est, quant à lui, la figure autorielle de deux de ses films - même si, souvent absent dans ses autres films, il saura marquer ses histoires d’une empreinte autobiographique, du moins subjective, que nous étudierons dans les pages suivantes -.

Deux de ses films sont teintés de cette figure passante, dérangeante, stimulante de l’auteur, qui n’hésitera donc pas à se glisser dans ses films, comme si le personnage incarné et présenté à l’écran, était aussi et surtout un moyen de mettre en avant le corps, le geste, la pulsion même de la création.

« Si nous pouvons comprendre l’apparence comme une peau, nous devons pourtant nous interdire de la penser simplement et seulement comme ce qui enferme son dedans en le dérobant ainsi au-dehors. En réalité, l’intérieur et l’extérieur communiquent par cette membrane qu’est l’apparaître qui ne s’appartient pas en propre. Il oblitère et révèle en même temps l’être en creux de la chose mondaine, en d’autres termes son invisible. C’est sans doute précisément en ce sens que la chose diffère fondamentalement de l’objet puisqu’elle apporte et révèle son altérité, son enracinement dans le monde perçu, vu...
(...) Le peintre, décidément, s’inscrit dans une telle ouverture au monde, à partir d’un cheminement : l’incarnation de ce voyant singulier qu’il ne peut manquer d’être.
Il nous invite alors à participer à cette alchimie de l’invisible, du visible, du voyant et du sur-visible. (...)
Le peintre, à travers sa vision des choses, par le détour de son style, multiplie indéfiniment, inlassablement, ces mystères de la perception. Il n’opère pas un déplacement qui déterritorialise les choses, de sorte qu’elles ne quittent pas leur sol nourricier. Si déplacement il y a, il est révélateur et authentique : dans leur invisible présence et leur altérité. Cette mise en scène du monde qu’est la peinture [qui fait d’ailleurs l’éloge de la superficialité] nous ’livre’ cette complicité active et créatrice qui, de la chose vue à la chose possible, se cristallise en une vision et un faire singuliers. »
289

Le déplacement que provoque Pialat dans son oeuvre par la mise en situation de son propre corps au coeur de la fiction, est un phénomène transitoire qui permet à l’artiste de se mouvoir parmi ses acteurs et de provoquer leurs propres déplacements physiques au coeur du plan et du récit tout entier.

Prenons l’exemple concret du film Sous le Soleil de Satan.

Pialat s’attribue le rôle de Menou-Segrais ; ce personnage a un statut déterminant dans ce film. En effet, il est le personnage qui influencera et soutiendra l’abbé Donissan dans sa quête. C’est un personnage qui impose le respect et comme le père dans A nos amours, il est un lien fondamental entre son disciple et la voie de Dieu (ou du Diable).

Il est un médiateur. Il incarne la sainteté, le Diable, l’homme en qui Donissan doit

avoir confiance, un guide à la fois généreux et dangereux (si l’on considère que c’est

lui, qui mène l’abbé sur la voie diabolique).

Il dirige et multiplie les messages de soutien envers Donissan.

Par trois fois, il saura mettre le prêtre sur le droit chemin ou plutôt sur le chemin espéré par le jeune homme un peu perdu et abandonné par sa foi.

Au début, il l’accueille et les premiers jours, il consacre son temps à redonner les fondements de la foi au jeune prêtre. Il lui rappelle quelle est sa mission et que même en campagne, son rôle sera déterminant auprès des croyants.

Dans un second temps, il enverra Donissan dans ’la gueule du loup’ ; soucieux d’aider le jeune homme à trouver ce qu’il cherche au plus profond de lui-même, il demandera à ce dernier d’aller aider un confrère dans une commune voisine.

Sur la route, son protégé rencontrera le malin et se persuadera que le sens de sa vie sera le combat contre les forces du mal.

Dans un dernier temps, il retrouvera le prêtre mort, suicidé sans avoir pu éviter ce drame.

On remarque donc que Menou-Segrais a finalement un rôle proche de celui du père dans A nos amours. Il stimule le récit en envoyant le prêtre dans les bras de Satan et revient à la fin pour constater les dégâts. Le père dans A nos amours prit également le même genre d’initiative et fit le même genre de constat final. Personne mieux que Pialat (le cinéaste lui-même) n’aurait pu envoyer Donissan au coeur du récit, au plus profond de cet événement tant attendu, que fut la rencontre avec le Diable. Pialat s’accorde donc une responsabilité immense : celle de diriger à tous les niveaux (de l’extérieur et de l’intérieur même de l’oeuvre) ses acteurs dans leurs nombreux déplacements, que ce soit au coeur de chaque plan et au sein du récit filmique entier

- dans Le Garçu, Maurice Pialat aurait, paraît-il, hésité à incarner lui-même le rôle de son père qui meurt : une manière définitive et finalement abandonnée, de clore son oeuvre et de prendre la place de son propre père dans ce film qui fut le dernier. Le rôle fut finalement offert à Claude Davy.290

Comme nous l’avons déjà étudié dans les autres films de l’auteur (cf. I.3 « Le corps comme pivot narratif »), un corps a toujours le statut de passeur dans chacun des récits de l’auteur. Dans L’Enfance nue, le personnage de Letillon assume cette fonction, dans La Gueule ouverte, la femme mourante peut également prendre en charge cette mission alors que dans A nos amours et Sous le soleil de Satan, c’est au cinéaste

lui-même que revient cette charge, même si, comme nous l’avons largement expliqué, Suzanne et Noria sont des personnages qui revêtent avec force ce rôle de « pivot ».

Le cinéaste subtilement et physiquement présent dans deux de ses films, parvient aussi à offrir à ses autres récits, une identité autobiographique qui confirme l’idée d’une forte implication de sa part, au plus profond d’une écriture qui gardera non seulement les traces de son corps mais aussi celles de sa vie, dévoilée au fur et à mesure de la construction d’une oeuvre singulière.

Notes
278.

Emission télévisée Mon zénith à moi, consacrée à Maurice Pialat, présentée par Michel Denisot, réalisée par Alexis Bouriquet, produite et diffusée par la chaîne Canal + en 1992.

279.

Gérard Depardieu, Lettres volées, Editions J.-C. Lattès, Collection Le Livre de Poche, Paris, 1988, p.75.

280.

Alain Bergala, « La contagion » in L’Invention de la figure humaine - Le cinéma : l’humain et l’inhumain -, sous la direction de Jacques Aumont, recueil de conférences du Collège d’histoire de l’art cinématographique, Editions Cinémathèque française, Paris, 1995, p. 12.

Cette « contagion » sera même décrite par Gérard Depardieu lui-même, dans l’une des ses interviews à la sortie du Garçu.

«- Positif : Avec Pialat, on sent une sorte de mimétisme : quand vous parlez dans Le Garçu, c’est lui qu’on croit entendre...

- G. Depardieu : C’est plus simple pour moi ; j’ai toujours essayé de ressembler, dans les films, à ceux qui avaient des choses à dire, des histoires à raconte . Dans les films de Truffaut, je respire comme lui, parce que François a cette espèce de perte de souffle. Alors que Maurice, au contraire, c’est lourd, pesant...Pour moi, ça simplifie énormément : je ne fais que répéter ce que j’entends. Au fond, c’est aussi une définition de l’acteur... »

S’agissant de l’implication de Depardieu dans les films de Pialat, nous renvoyons le lecteur à l’intégralité de l’interview dont sont extraites les lignes précédentes.

Olivier Kohn et Michel Sineux, « Entretien avec Gérard Depardieu - Dépasser l’acte - » in Positif n°430, décembre 1995.

281.

Cette idée nous rappelle une phrase de Merleau-Ponty utilisée également par Bergala dans son article cité précédemment et qui correspond bien au phénomène de « contagion » qu’il observe chez Pialat.

« Désormais, mon corps peut comporter des segments prélevés sur celui des autres comme ma substance passe en eux, l’homme est miroir pour l’homme. » in L’OEil et l’esprit, op. cit.

282.

Pour comprendre les liens qui se sont établis entre Depardieu et Pialat, nous renvoyons le lecteur au texte de Andrea Martini qui parvient à déceler, au fil de l’oeuvre cinématographique du réalisateur et à travers la nature des personnages incarnés par l’acteur, les raisons de leurs quatre collaborations.

Andrea Martini, « Depardieu dans l’univers Pialat » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., pp. 167-175.

Mais plus encore, Gérard Depardieu se déplace au sein de l’oeuvre de Pialat en posant sa marque en tant qu’acteur à travers ses personnages. Le personnage interprété par ce dernier aura quelquefois du mal à se débarrasser des traces de l’acteur lui-même ; ainsi, en observant les divers personnages incarnés par l’acteur, on retrouvera souvent les signes appartenant à Gérard Depardieu, à travers des regards, des gestes, des mouvements de corps.

Citons l’étude d’André Gardies qui s’est intéressé à la construction du personnage au travers des rapports que ce dernier entretient avec l’acteur.

« S’il ne se confond ni avec la « personne » ni avec le « personnage » le comédien entretient néanmoins d’étroites relations avec eux ; de même qu’il a quelque rapport avec le « héros », l’« actant » ou le « rôle ».

Il apparaît comme noeud de significations vers où convergent de nombreux traits hétérogènes. Dès lors, sa spécificité doit moins aux caractéristiques de ces composantes (chacune manifeste sa pertinence au sein d’un système particulier - l’« actant », par exemple, relève en propre d’une analyse sémantique du récit) qu’à leur combinaison. En somme, la singularité du comédien ne se détermine pas tant par une addition de traits pertinents et spécifiques que par une organisation spécifique de traits hétérogènes. (...). »

André Gardies, « Esquisse pour un portrait sémiologique de l’acteur » in Le Conteur de l’ombre - essais sur la narration filmique -, Editions Aléas, Lyon, 1999, pp. 33-58.

283.

Comprendre les rapports que Maurice Pialat entretient avec ses acteurs reviendrait à comprendre l’homme

lui-même et à définir les traits de sa personnalité ? C’est en tous les cas ce que nous proposent Catherine Breillat dans son article intitulé « Portrait d’un homme qu’on aime pour ses défauts » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., pp. 223-229.

284.

Alain Bergala, Jean Narboni, Serge Toubiana, « Le chaudron de la création » in Cahiers du cinéma n°354, décembre 1983.

285.

Alain Philippon, « La débutante » in Cahiers du cinéma n°354, op. cit.

286.

Le cinéaste détruit dans un premier temps la couche protectrice des acteurs et techniciens du plateau ; il les dévirilise, les met à nu pour pouvoir par la suite les remodeler dans sa propre « enveloppe corporelle ».

Ce terme d’« enveloppe corporelle » nous est offert par le psychanalyste Donald Woods Winicott qui fut l’un des premiers spécialistes à établir que le développement social de l’enfant dépend en grande partie de l’enveloppe corporelle de sa mère qui, par cette protection et les liens physiques qu’elle mettra en place, influencera l’évolution comportementale de son enfant. L’activité physique de la mère est donc une sorte de couveuse protectrice dans laquelle l’enfant cherche ses repères au sein du monde dans lequel il vient de naître.

Maurice Pialat aurait cette attitude avec son entourage et même si elle reste très imagée, on comprend que ce désir de se rapprocher de ses acteurs, passe par cet exercice protecteur, nourricier voire paternaliste.

287.

Paul-Louis Thirard, « A nos souhaits » in Positif n°275, janvier 1984.

288.

Jean-Yves Mercury, « Le corps au travail - L’échange de la chair - » in L’Expressivité chez Merleau-Ponty -

Du corps à la peinture -, Editions L’Harmattan, Collection L’Ouverture Philosophique, Evreux, 2000, p. 235.

289.

Ibid., pp. 245-246.

290.

Sur ce point précis, finissons par citer les écrits de Antoine de Baecque qui s’est intéressé pour sa part à

« la politique des auteurs ». Les cinéastes de la Nouvelle Vague, souvent inspirés par d’autres cinéastes américains tels que Nicholas Ray par exemple, ont ressenti le besoin d’apparaître au sein de leur film, marquant ainsi plus ou moins profondément de leur corps, leur propre création. Plus encore, certains diront que l’inscription de ce corps dans le film sera le film même et que le sujet même de ce film sera ce corps d’auteur arpentant leurs scènes filmiques. Ainsi l’écriture même du film proviendra du corps du cinéaste impliqué dans son oeuvre.

L’auteur du film est le film, l’auteur du film est « le cinéma »...une confusion constructrice et un déplacement inédit qui donnent ou redonnent au cinéaste une place immense en tant que véritable créateur...ou auteur.

Notons donc l’ouvrage intitulé Politique des auteurs par Luc Moullet aux éditions Cahiers du cinéma et surtout la revue Vertigo n°15 - Le corps exposé -, (- Editions Jean-Michel Place et Avancées Cinématographiques-Vertigo, Paris, 1996 -) dans laquelle se trouvent plusieurs articles sur l’inscription du corps du cinéaste à l’écran et en particulier l’article de Antoine de Baecque sur Nicholas Ray : « Le lieu à l’oeuvre - Fragments pour une histoire du corps au cinéma - », pp. 19-20.