III.1 L’errance, la perte

a). La fuite en avant

« Fuir » semble être le mot exact pour qualifier la progression des personnages de Pialat. Fuir quoi et qui ?

Dans A nos amours, Suzanne est comme une anguille qui arpente les scènes pour fuir la violence et la détresse familiales orchestrées et vécues respectivement par son frère et sa mère. Elle fuit le clan familial pour retrouver ses amants car le sexe est la seule échappatoire. Mais remarquons que lorsqu’elle est dans les bras d’un homme

(Jean-Pierre par exemple), elle fuit de la même manière comme si elle ne voulait pas, non plus, s’engager avec quelqu’un en particulier ; c’est ce que Joël Magny identifie comme le sexe sans alibis (pas d’alibis, pas d’explications ni de causes identifiables) dans son ouvrage consacré au cinéaste.296

Elle ne veut rien devoir à personne et elle refuse d’aimer pour ne pas à avoir à assumer une liaison dont les sentiments pourraient la tenir, la maintenir prisonnière de quelqu’un ou d’une quelconque situation. Elle paye sa liberté par la solitude ; en effet, en choisissant de ne pas s’offrir entièrement (elle offre toujours son corps mais jamais son âme), elle fait le choix de vivre dans l’errance.

Concrètement, pour générer cette errance et comme nous l’analyserons dans la partie suivante, le réalisateur filme chaque scène de son film en brouillant les pistes

spatio-temporelles qui pourraient garantir une logique de déplacement à ses personnages ; mais il filme surtout l’errance de ses personnages en s’attachant à travailler les relations humaines qui peuvent exister entre eux.

Si Suzanne ne couche pas avec Luc et si le soir même, elle décide de faire l’amour avec un inconnu (l’américain qui fera d’ailleurs mine de ne pas la reconnaître sur le port), c’est par peur de s’engager avec le seul homme qu’elle pourrait réellement aimer et qu’elle refuse volontairement d’aimer.

Pourquoi ne peut ou ne veut-elle pas aimer ? Elle est dans l’impossibilité d’aimer parce que comme la plupart des jeunes de son âge filmés par le cinéaste, la seule communication qui peut être établie entre tous, peut exister par le corps et seulement par le corps. Le corps et ses demandes, autrement dit les pulsions sexuelles, semblent être, au premier abord, la motivation première (visible) des personnages. Mais ce ne sera pas le cas avec Luc, avec qui il ne se passera rien. Le dialogue verbal comme physique est difficile voire impossible, pour ces deux personnages qui s’aiment pourtant ; l’amour n’existe pas car la communication (de quelque nature qu’elle soit) ne parvient jamais à s’imposer pour tous les personnages ’pialatiens’.

Avec Luc, rien n’est physique et la communication verbale ne peut jamais combler ce manque parce que comme le note Alain Philippon, « ‘entre Luc et Suzanne, les regards se fuient autant qu’ils se cherchent. Lorsqu’on les retrouve côte à côte, on n’a pas oublié qu’ils étaient déjà dos à dos, sur l’autoroute de leur destin. ’»297

Chacune de leur rencontre est pour eux un échec. A l’impossibilité de s’aimer s’inscrit logiquement l’impossibilité de se toucher. Cette ambiguïté existe aussi avec Michel. Rien n’est vraiment clair entre les deux personnages. La première rencontre entre Michel et Suzanne dans l’appartement familial (où Suzanne montrera et ce n’est sûrement pas un hasard, une oeuvre très sensuelle du peintre Pierre Bonnard) préfigure la fin du film où ils partiront ensemble pour la Californie. Serrés l’un contre l’autre dans le couloir, ils le seront à nouveau dans l’avion. Les attitudes de ce dernier sont assez ambiguës ; toujours très proche d’elle, il lui caressera la cuisse d’une manière très sensuelle et très détendue lors du repas final, sans même se soucier du mari de celle-ci.

Aucune parole ne précédera cet acte (impudent) ni ne lui succèdera ; plus encore, à aucun moment le cinéaste ne nous confiera la vraie nature des rapports qui existent entre eux.

On ne les voit que deux ou trois fois ensemble sans savoir s’ils se sont vus auparavant et si la nature de leurs relations est foncièrement reliée à de forts sentiments. Tout ce que le cinéaste accepte de montrer (et le spectateur devra d’ailleurs se contenter de cela pour (s’)expliquer le départ précipité de Suzanne dans les bras de cet homme qu’elle privilégiera aux dépends de son mari qu’elle avait certes épousé pour faire plaisir à son frère et sa mère), c’est cette main langoureuse qui peut vouloir dire : « fuyons ensemble en Californie ! » A première vue, c’est ce simple geste qui décidera Suzanne.

Une certaine instabilité physique et sentimentale va de pair avec un vagabondage ou une errance géographique vécus par certains personnages.

Les trois hommes qui compteront vraiment dans la vie de Suzanne et dans le récit, sont des personnages auxquels il est impossible d’attribuer de réels repères sociaux.

Luc dort dans une tente près d’une autoroute et Jean-Pierre vit à l’hôtel.

Comme eux, Michel n’a pas d’espace personnel. Ils sont tous les trois présents partout et nulle part, avec comme seul repère humain et troublant : Suzanne. Aussi, ce n’est pas vraiment un hasard de remarquer que ces trois corps masculins et vagabonds seront ceux qui compteront le plus dans la vie de Suzanne. Luc, Jean-Pierre et Michel désignent respectivement l’amour impossible, le mariage et le départ. Ces trois corps jalonnent sa vie mais démontrent aussi à quel point elle reste perdue, oscillant et navigant sans cesse d’un personnage à l’autre, pour finalement s’enfuir dans un autre pays.

Impossible d’aller plus loin dans notre étude car ce personnage ne se confie pas et ne s’engage jamais. Lorsqu’à table, à la fin du film (quand le père fera son apparition imprévue), on lui demandera où elle se situe, elle répondra qu’elle n’appartient à aucun camp. Elle ne s’engage pas, par ennui ou lassitude du monde dans lequel elle vit et dans lequel elle a du mal à se positionner en tant qu’être humain. Si nous ne pouvons aller plus loin, nous pouvons en revanche citer les phrases de son père, qui, à la fin du film, lui tiendra ces propos qui nous aideront peut-être à cerner ce personnage.

« Pourquoi tu t’es mariée ? Et Jean-Pierre dans tout ça, qu’est-ce qu’il devient ? T’es pas aimante, t’arriveras jamais à aimer quelqu’un. (...) Tu attends qu’on aime. Tu crois aimer et puis en fait, tu attends seulement qu’on t’aime. (...) Il y a des gens qui sont capables d’aimer. T’es pas dans le bon lot pour l’instant. »

Le père évoque le problème de Suzanne qui est finalement, à l’entendre, un personnage égoïste qui attend des autres ce qu’elle n’est pas forcément capable de leur offrir elle-même.

Dans Le Garçu, Jeannot fera une réflexion à Gérard qui reprochera à Sophie de faire manger des boîtes de conserve à Antoine. Jeannot dira à Gérard que c’est ‘« ’une grande gueule’ et qu’il ne fait que parler sans se soucier de la vie que mène son propre fils » ; il finira par lui dire « qu’il n’est bon qu’à donner des conseils sans forcément être capable d’agir. ’ » Cette forme d’égoïsme se retrouve chez tous les personnages de Pialat qui avancent sans se soucier des autres.

Dans Van Gogh, Vincent est un être profondément seul ; la scène où il mange sa soupe est un exemple des relations qu’il entretient avec un entourage dont il ne se soucie guère. Le cheminot lui parle et lui, ne répond pas ; il continue à manger sa soupe sans se préoccuper de la personne qui viendra le déranger. Mais pour revenir à notre idée de départ, on remarque que dans Van Gogh, la fuite désespérée de l’artiste est flagrante. Il vit ses derniers jours en se jetant parfois violemment dans des actes destructeurs. Le médecin lui préconise du repos mais il s’épuise à faire l’amour, boit, danse et mange comme quelqu’un qui se porte bien, profitant des derniers moments qui lui restent à vivre.

Les personnages de Pialat semblent s’exclure volontairement du monde dans lequel ils vivent.

Mais pourquoi le font-ils ? Pourquoi un tel déplacement de leur être, de ce qu’ils sont, vers cette autodestruction quasiment  programmée ?

Le mot « autodestruction » ne serait-il pas trop fort et peut-être faudrait-il plutôt employer l’expression « faire un pas de côté » (« se déplacer » en fin de compte).

« Car reste la non moins douloureuse question du pourquoi. Il est clair que si ces personnages vivent mal, ils ne font rien pour arranger les choses. Au contraire, ils appliquent la logique du pire. Jean fait tout ce qu’il faut pour que Catherine se protège en le quittant, et transforme chaque moment où la réconciliation semble possible en un affrontement qui s’achève par une mise à la porte. André, dans Loulou, a une attitude identique avec Nelly, et celle-ci manque de perdre définitivement Loulou en avortant. Les scènes d’hystérie de la mère, dans A nos amours, ne font qu’éloigner de plus en plus d’elle aussi bien son mari que Suzanne. Et ce n’est manifestement pas la manière dont celle-ci passe d’amant en amant qui lui permet de trouver le bonheur. » 298

Le bonheur, Suzanne semble l’avoir déjà vécu, à Courchevel, avec Luc, le garçon qu’elle aime mais qu’elle rejettera aussi : ‘« La seule fois où j’ai été heureuse, c’était à Courchevel, tu te rappelles ? J’étais tellement heureuse que j’avais l’impression de rêver. C’est pour ça que j’ai voulu mourir avec toi sur la luge. Parce que je savais qu’après...’  »

Cette révélation garde sa part de mystère mais définit la blessure secrète qui anime les comportements humains des personnages de Pialat. Tout a toujours une fin et l’après sera toujours pire...quoi que l’on fasse. Le bonheur ou l’amour (si le bonheur et l’amour existent)  ne peuvent que se dégrader car la durée épuise, érode, use, détruit.

« ‘Le monde, l’être humain, comme toute chose, va à sa perte’ »299, alors pourquoi ne pas le provoquer et fuir, aller de l’avant, puisque de toutes façons, tout est déjà joué d’avance. Le fait que tout soit déjà joué ou écrit d’avance se repère même quelque fois dès le titre même du film. Nous ne vieillirons pas ensemble annonce déjà la fin d’une histoire, comme dans La Gueule ouverte d’ailleurs, où l’on peut imaginer qu’une personne mourra quoi que l’on fasse. Passe ton bac d’abord promet une vie différente aux héros dès lors qu’ils auront leur diplôme en poche ; on comprend alors que certains resteront au pays (ceux qui échoueront) alors que d’autres (ceux qui obtiendront leur bac) pourront vivre une autre vie (pas forcément meilleure) ailleurs, loin de la tristesse nordiste. Le Garçu est un film qui, avec son titre plus déroutant, annonce d’emblée que la famille ou la filiation et les rapports que Gérard (le fils) pourra avoir avec Antoine (le petit fils), sont des relations dont les origines sont à chercher ailleurs, en Auvergne, car l’ombre du patriarche pèse et pèsera toujours sur les personnages vivants et présents à nos yeux. L’ombre de Satan pèse aussi de la même manière sur Donissan et l’on est averti, dès lors que l’on lit le titre du film, que le prêtre se déplacera selon la volonté et sous le soleil de Satan.

Tout est donc écrit et le monde dans lequel les personnages se déplacent semble déjà avoir ses propres apparences, lois et trajectoires desquelles il sera difficile (voire impossible) de se dévier. C’est donc pour cette raison (rattachée à un destin déjà scellé qui ne pourra pas être désorganisé) que les personnages de Pialat s’autodétruisent par une fuite en avant ou un pas de côté presque suicidaires. Conscients de leur incapacité à pouvoir changer le monde dans lequel ils vivent, ils provoquent donc leur fuite, leur expulsion et leurs déplacements (parfois destructeurs) se réalisent sur les bases d’une logique claire : la logique du pire.

Autre exemple encore plus frappant : l’acte malheureux et suicidaire de François dans L’Enfance nue. Après la mort de Mémère la vieille, le gamin jette une pierre sur une route provoquant ainsi un accident somme toute sans gravité mais qui lui coûtera cher. En agissant ainsi, il s’expulse lui-même du foyer dans lequel il vivait plutôt paisiblement et provoque son propre rejet du noyau familial (de la société toute entière en somme). Par un simple geste, par un simple jet de pierre, il scelle son destin et part en maison de redressement d’où il ne sera apparemment pas prêt de sortir.

Ce geste appartient au langage du corps, une phrase physique exprimée avec violence.

C’est tout le personnage qui parle et qui, d’un mouvement expulsif, se projette dans un avenir incertain. Pourquoi un tel acte ? Comme tous les personnages de Pialat, François est toujours sur la sellette, à la limite de l’expulsion. Il offre à qui voudra bien l’entendre un geste en trop mais ne pourra aller plus loin. Cet acte physique est malheureusement un acte de détresse que l’on ne peut dépasser.

« Un certain type de solitude - sexuelle, sentimentale, sociale - est le lot de ceux qui, pour des raisons qui ne seront jamais explicitées, ne peuvent sortir de leur corps, le ressentent comme une limite indépassable. Dès lors, la charge affective, la violence sexuelle dont ils sont porteurs se transforment en symptômes, en violence qui s’inscrit dans le corps-même. C’est l’hystérie. (...) L’hystérisation demeure limitée dans le temps et dans l’espace et ne gagne jamais le film lui-même, le regard ayant pour fonction de la tenir à distance. » 300

La crise, la violence instinctive sont latentes et ne demandent qu’à jaillir du corps en mal d’expression ou toujours en sur-expression. François ne parle pas et c’est donc son corps qui parle pour lui. Sa violence encaissée jusqu’ici se manifeste par le geste en trop et détourne le récit en provoquant un nouveau déplacement pour le personnage qui devra en assumer les conséquences. On remarque toujours le même genre de geste : un geste expulsif.

Le repli sur soi-même n’existe pas. Le coude de François qui part pour lancer sa pierre, les coups de poings de Loulou, le geste indécent de Jean (qui met sa main dans la culotte de Catherine) ou l’éjaculation précoce de Philippe qui ira rejoindre une prostituée, sont de multiples exemples de ce genre de comportements où le corps vient trahir en quelque sorte le personnage. Mais il semblerait que cette trahison soit la volonté du personnage qui cherche à atteindre et à surpasser ses propres limites.

Il cherche constamment à se mettre en danger. Pourquoi Philippe va rejoindre une prostituée ? Que recherche t-il si ce n’est sa propre mise en danger ? Pourquoi cette continuelle explosion du corps qui va (volontairement) placer le personnage dans une situation conflictuelle, dans une position délicate, indécente, imprévue voire insupportable pour lui-même et pour son entourage ?301

François échoue dans sa communication avec Pépère et Mémère avec qui il ne parvient pas à se confier ; c’est par le corps qu’il va exprimer ses peurs.

De même pour Suzanne qui, sous ses airs de jeune fille insouciante, n’a personne à qui parler (sa meilleure amie sortira avec Luc, sa mère plongera dans l’hystérie, son père sera absent de sa vie et ses amants ne sont pas là pour l’écouter parler) ; donc c’est également par le corps et plus précisément au travers du sexe qu’elle cherche à se comprendre elle-même, à se constituer en tant qu’être humain solitaire et en manque de communication verbale. Les seules vraies discussions qu’elle aura avec quelqu’un se dérouleront toujours trop tardivement, lorsque des décisions importantes et irrémédiables auront été prises. Elle parle avec son frère avant son départ en pension et avec son père avant son départ pour les Etats-Unis ; autant dire que les personnages communiquent généralement chez Pialat après la tempête.

Deux scènes nous interpellent à ce sujet : la première concerne le film Loulou où les deux amants de Nelly discuteront dans un café juste après une bagarre violente qui sera interrompue par l’arrivée imprévue d’une vieille dame alertée par le bruit.

Comme toujours chez Pialat, la discussion n’a pu avoir lieu avant la bagarre.

La seconde se trouve dans Le Garçu, justement, Gérard et Sophie ne parviennent pas à se parler au restaurant (à la fin du film) comme si une catastrophe ou un coup dur devaient impérativement arriver pour que l’on puisse enfin parler. L’idée serait celle de sortir de son propre corps (de manière violente) pour atteindre l’autre car la vraie question est : « l’autre ».302 C’est ce que l’on peut déchiffrer dans La Gueule ouverte lorsque Nathalie dit à Philippe :

« tout ça, c’est la faute de ton père. Le lendemain de son mariage, il avait déjà couché avec sa maîtresse. (...) Ta mère n’a aimé que ton père et toute sa vie elle a été rongé par la jalousie. »

Le sentiment de culpabilité est un mal qui revient souvent chez Pialat et qui n’épargne personne.

Dans L’Enfance nue, lorsque François quitte sa première famille d’accueil, il utilisera l’argent que Robby (le père adoptif) lui aura donné avant son départ pour aller acheter un foulard qu’il offrira à la mère pourtant pressée de le voir partir. L’enfant aux mille facettes devient quelques minutes un être touchant et en offrant ce cadeau à cette femme (qui n’a jamais su l’aimer et qui n’a attendu que son départ), il la met dans une situation tragique ; il la rend coupable et part de la maison en ayant instauré un malaise. Ce geste inattendu met Simone (la mère honteuse), en accusation.

Ce malaise sera d’ailleurs accentué par le réalisateur qui présentera la mère en train de laver le bol du garçon juste après son départ définitif du foyer. Ce geste montre encore une fois que c’est le corps qui parle et qui trahit cette femme. Elle s’empresse de laver le bol du petit-déjeuner de l’enfant comme si, à présent, et après cet acte, on avait enfin pu faire le ménage dans la maison et que l’affaire était définitivement réglée.

Le « mal » est donc partout, à tous les niveaux de la narration, avant et après ; il touche tout le monde et même s’il est difficile de lui attribuer une origine concrète303, il devient même selon Joël Magny une source de création narrative dès lors qu’on le considère comme un sentiment présent en chacun des personnages.

Comment ne pas remarquer la cruauté du premier couple qui accueille François dans L’Enfance nue ?

Josette, l’autre enfant adoptée, a le droit à son disque au supermarché alors que François (ce garçon que la mère « ne voulait pas » - elle le dira sans détour -),

« n’obtient que des restes (un « pourboire »), doit resquiller pour son plaisir (chaparder une friandise au tabac) et remercier pour un cadeau « utile ». Ainsi, lui est rappelé son statut de « pièce rapportée » : comme tous les héros des films de Pialat, François est une « personne déplacée ». (...) C’est ici un mal et une cruauté à double détente et à double sens. Le cadeau d’adieu de François est sans nul doute une demande d’affection et de pardon. Mais c’est dans le même temps un geste qui met Simone en accusation (quelle que soit la conscience qu’en ait l’enfant). Passé le premier moment d’émotion et de culpabilité, cette « agression » ne peut produire chez elle que ce durcissement et la volonté d’effacer jusqu’au souvenir même de François qui se trouve ainsi doublement expulsé. Le mal a une fâcheuse tendance à proliférer dans le monde de Pialat, à passer d’un personnage à l’autre, par réaction et multiplication. » 304

Ce « mal » qui hante chaque personnage et qui dirige ses actions ou comportements se transmet, s’étale dans chaque scène et devient même, quand l’action en est pénétrée, la matière narrative du film.

Les sentiments d’une fuite en avant et d’autodestruction du personnage chez Pialat, seraient à chercher dans la conception même que l’auteur a du monde et qu’il transpose dans chacun de ses films. Le cinéaste a une vision douloureuse et cruelle de la vie. Les réflexions du philosophe Clément Rosset pourraient nous aider à saisir ce regard, ouverture indéniable à la compréhension des déplacements désespérés, et en tout état de causes tragiques, des personnages.

Pour le philosophe, la nature de la réalité est intrinsèquement douloureuse et tragique car elle est issue du « caractère insignifiant et éphémère de toute chose au monde. » 305 Cette réalité est par nature cruelle et partant de cette idée, nous pouvons du coup justifier ou plutôt comprendre la morale et la conduite des personnages de Pialat ainsi que le fondement esthétique d’un cinéma basé sur la recherche féroce et impitoyable du réel.

Le désenchantement et la connaissance d’un avenir déjà écrit, provoquent la désillusion et la douleur d’un monde qu’il faut fuir, par le départ ou la mort...tel est le déplacement du personnage lorsque le corps ne peut justement plus éviter la douleur et le poids tragique d’une réalité trop difficile à vivre.

« Cruor, d’où dérive crudelis (cruel) ainsi que crudus (cru, non digéré, indigeste), désigne la chair écorchée et sanglante : soit la chose elle-même dénuée de ses atours ou accompagnements, en l’occurrence la peau, et réduite ainsi à son unique réalité, aussi saignante qu’indigeste. » 306

Pour les personnages, la mort, le suicide et plus largement le départ ou l’abandon ne seraient-ils pas les seuls et uniques moyens de gérer et de maîtriser pour une fois leur avenir qui leur a trop longtemps échappé parce, comme nous l’avons déjà expliqué, tout semble être écrit par avance ? Nul doute que ces ultimes déplacements représentent une échappatoire salvatrice pour les personnages de Pialat qui, pour une fois, vont se donner l’occasion d’écrire leur destin, quête éphémère qu’ils décident d’assumer dans la souffrance. La mort ou la séparation sont également écrits mais peuvent être précipités...donc gérés, contrôlés, agis et non plus subis...

« Ainsi, l’homme est la seule créature connue à avoir conscience de sa propre mort (comme la mort promise à toute chose), mais aussi la seule à rejeter sans appel l’idée de la mort. Il sait qu’il vit, mais ne sait pas comment il fait pour vivre ; il sait qu’il doit mourir, mais ne sait pas comment il fera pour mourir. » 307

Notes
296.

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., pp. 65-67.

297.

Alain Philippon, A nos amours, Editions Yellow Now, Collection Long Métrage, Bruxelles, 1989, p. 55.

298.

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p. 68.

299.

Ibid. p. 69.

300.

Ibid., « Le corps comme limite indépassable », p. 74.

301.

C’est par le corps que Donissan atteint Satan et se déplace de l’autre côté du miroir.

« Mais la grande lutte du film est celle dont le corps même de Donissan est le théâtre et qui culmine lors de la dernière attaque cardiaque, lorsque Donissan semble recevoir directement dans la poitrine les coups d’un adversaire invisible. Admirable Depardieu qui parvient à rendre ce combat intérieur sans le moindre rictus ni même torsion ou convulsion du corps. Tout juste un serrement de mâchoire et surtout toute une gamme de souffles, du soupir accablée à l’essoufflement. Mais également une façon de tenir ce corps engoncé, corseté dans un constant déséquilibre, légèrement penché en avant (la rencontre avec Mouchette) ou oscillant vers la droite ou la gauche en fonction du terrain (le trajet qui précède la rencontre avec le maquignon).

Ce déséquilibre est d’autant plus sensible qu’il contredit l’aspect massif de Donissan, que l’on imagine plus volontiers bien planté sur ses deux pieds. Cette instabilité est le résultat du doute qui ronge l’âme de Donissan. »

Ibid., pp. 103-104.

302.

« Comme Mangin (Police), Suzanne (A nos amours), Donissan (Sous le soleil de Satan) et surtout Vincent (Van Gogh), tous se trouvent confrontés à la question toute simple qui obsède les héros de Pialat : pourquoi ne puis-je entretenir de bons rapports avec les autres ? D’où découlent bien d’autres interrogations : pourquoi mes histoires d’amour doivent-elles toujours tourner au vinaigre ? Pourquoi ne puis-je vivre comme les autres au sein d’une famille, que j’y sois né ou que je l’aie constituée ?...La trame des films de Pialat est tissée de ces questions inlassablement répétées par les personnages. Répétées dans des dialogues aux formes multiples, avec ce que cela implique de déplacements, condensations, travestissements, mais surtout mises à l’épreuve des faits, de la réalité du monde physique. Les héros de Pialat ne se contentent pas de s’interroger, à la façon de ceux de Rohmer, ou des personnages de La Maman et la putain de Jean Eustache, par exemple. Leur drame est certes mental, mais il est surtout de sortir de leur propre corps pour accéder à l’autre. Ils en prennent les moyens - ou ce qu’ils croient être les moyens - et se jettent des mots à la tête les uns des autres dans le même temps où ils se prennent à bras-le-corps. »

Ibid., pp. 66-67.

303.

« Si le flou et l’imprécision entourent l’origine de ce « trauma », c’est qu’il importe moins de nommer la catastrophe et de désigner ainsi un coupable du mal - comme si cette catastrophe n’était pas de l’ordre de l’inéluctable! - que de constater la situation de chaos qui en résulte. Et surtout de cerner dans le présent les traces de ce « que l’on ne pourra jamais plus appréhender » et qui subsiste comme une blessure mal cicatrisée. Ce mal est lié à la perte de ce qui reste, dans le souvenir ou dans le rêve, un temps et un lieu de bonheur. »

Joël Magny, « Pialat et le mal » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., p. 87.

304.

Ibid, p. 84.

305.

Clément Rosset, Le Principe de la cruauté, Les Editions de Minuit, Collection, Paris, 1988, p.17.

306.

Ibid.

307.

Ibid.