b). La voie sans issue

Si nous avons, auparavant, eu certaines difficultés à comprendre quelles étaient les réelles motivations ou la quête suprême des personnages des films de l’auteur, il est un point que nous n’aurons pas de mal à saisir : la finalité de leur déplacement (leur parcours de vie en somme) est exposée de manière évidente dans chacun des films de Pialat.

Tout d’abord, précisons que chaque récit chez Pialat se termine par une rupture qui place le personnage principal en situation de décalage voire de séparation complète vis-à-vis du monde dans lequel il vit.

Chaque histoire propose une issue ou du moins une fracture finales qui déconnecteront, d’une manière ou d’une autre, le personnage de son environnement social ou géographique. Cette fracture mérite d’être étudiée car elle est l’aboutissement brutal, non seulement de la vie ou d’une partie d’histoire d’un personnage mais elle correspond également à la fin du récit et donc du film.

Dans L’Enfance nue, François évolue dans plusieurs familles d’accueil pour se retrouver finalement enfermé en maison de redressement pour une durée inconnue mais qui, à en croire Letillon, sera longue. Le geste en trop qui provoquera cet enfermement sera, comme nous l’avons déjà évoqué, ce jet de pierre sur une voiture, jugé très dangereux par les institutions de la D.D.A.S.S. Mais si l’on revient en arrière dans le film, on s’apercevra que cette arrestation de la police qui précédera la mise à l’écart de l’enfant, sera le seul moment où le garçon rentrera enfin dans un cadre.

Ses bagarres à l’école, ses vols chez les petits commerçants, le meurtre du chat de Josette sont des exemples d’actes impunis (les adultes impuissants passeront toujours outre, preuve que l’adulte est finalement, lui aussi en décalage avec ses responsabilités). En effet, personne n’a jamais jugé ou puni François pour ce qu’il a fait. Il a toujours eu connaissance de l’interdit mais les limites et les conséquences liées à la transgression de cet interdit ne sont pas acquises.

Pialat montre donc un enfant sans repères et sûrement inconscient de la gravité de ses actes. La seule fois où l’on s’occupera vraiment de lui, qu’on lui expliquera l’importance de ses actes, c’est lorsqu’il provoquera cet accident de la circulation.

Au tout début du film, lorsque François est pénible, Simone le punit (sans lui expliquer quoi que ce soit) et l’oblige à rester assis près d’elle. Mais au bout d’une minute à peine (aucune coupure ne sera utilisée, ce qui amplifiera encore plus la notion du temps assez court qui se sera écoulé), elle lui dira de débarrasser le plancher comme si la faute commise par l’enfant auparavant était déjà oubliée (car finalement non-gérée par l’adulte).

L’adulte serait-il le seul responsable de la violence de l’enfant ? Il ne maîtrise pas le sujet et il est incapable de gérer la crise lorsqu’elle est présente. La communication est absente et l’adulte ne fait que rejeter et déplacer constamment cet enfant (« va t-en ! », « reste là ! », « débarrasse-moi le plancher ! », « ne t’éloigne pas ! » etc., sont quelques unes des phrases retenues).

Qui parle à François ? Qui lui explique, les yeux dans les yeux, les règles d’une société dans laquelle il ne demande qu’à trouver sa place ? La réponse est « personne », car personne n’est vraiment capable de le faire. Pépère lui explique dès son arrivée les règles de vie de la maison mais lorsqu’il tape des pieds contre la porte, il faudra attendre que Mémère intervienne pour le calmer comme si l’homme n’avait pas vraiment la capacité de s’occuper de ce genre d’histoires. En fait, personne chez Pialat n’a la solution du problème vécu par le personnage en difficulté ; en témoigne la scène de Van Gogh où Gachet tente d’expliquer à Théo, par quelques phrases intellectuelles et bourgeoises peu maîtrisées, le mal dont est victime son frère. Pour le médecin, Vincent souffre de surmenage et il doit se reposer. En témoigne également la longue scène qui présente l’instructrice de la D.D.A.S.S dans le train, obligée de consulter les badges des enfants qu’elle transporte (comme du bétail) pour pouvoir les identifier et savoir qui ils sont. Elle ne connaît rien d’eux, rien de leur histoire ; comment ces enfants peuvent-ils alors établir une communication avec elle ? La faute n’est pas à mettre sur le dos de François mais elle est à chercher du côté de l’adulte ou de la société toute entière : telle est l’idée qui ressort du film. Le mal est profondément ancré au sein même du monde dans lequel on vit.

Alors si François jette cette pierre, c’est pour être (enfin) recadré par la force. S’il se met dans l’illégalité et provoque l’accident, c’est pour enfin trouver sa place (même si cette place est tragique et correspond à un enfermement punitif) dans une société qui n’a pu l’accueillir faute d’avoir pu l’écouter à temps.

Dans Nous ne vieillirons pas ensemble comme dans Le Garçu ou Police, la séparation du couple représente cette rupture nette et finale qui vient clôturer le récit. Là aussi, la fin tragique était annoncée dès le départ car comme nous l’avancions auparavant, la nature même du monde dans lequel nous vivons est cruelle...telle est cette morale de la vie qui devient par la force des choses une donnée narrative dès lors qu’elle provoque une fracture ou une issue douloureuse pour les personnages.

Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, Jean provoque tout au long du film le départ de Catherine ; quand elle revient vers lui, il ne fait rien pour la retenir, au contraire, il la propulse de nouveau hors de son territoire. Cette relation destructrice contribue à mettre en avant l’idée suivante. Tout personnage de Pialat n’accepte pas ce qu’il vit et ne veut pas dépendre d’un destin tout tracé où la vie ne pourrait être vécue que de manière passive. Il souhaite, quitte à créer le chaos, gérer, prendre en main son existence pour ne pas en être dépendant. Ne rien accepter de ce qui arrive et provoquer constamment la rupture, la fuite en avant...quitte à y ’laisser des plumes’...se déplacer, quitter, abandonner, partir, se séparer ou se suicider...

« s’adapter reviendrait à nier la blessure, la souffrance, la catastrophe et, par là, le souvenir (même inventé) d’un lieu et d’un temps de bonheur. Le passage d’un lieu à un autre ne saurait accepter de solution de continuité. Pour qu’il y ait fuite ou expulsion, il faut qu’il y ait entre deux espaces successifs une hétérogénéité radicale.
Les deux caractéristiques de l’espace mis en jeu dans le cinéma de Pialat sont donc le décentrement et le morcellement. C’est un espace décentré parce que les personnages ne s’y sentent pas plus à l’aise que dans leur peau. « J’aime pas votre appartement...Y’ m’fout le cafard ! » Cette déclaration de Catherine à son amant Jean ouvre Nous ne vieillirons pas ensemble. Elle ajoute, en parlant de Jean et de son épouse Françoise : « Ici, on voit bien que vous n’avez rien fait pour arranger...c’est mort !...C’est pas vivant quoi ! » S’ils ne marchent à proprement parler à côté de leurs pompes, ils sont des personnes déplacées dans quelque lieu qu’ils soient. »
308

Si Joël Magny évoque la question de l’espace, que nous traiterons, pour notre part, plus en détails dans la partie suivante, nous pouvons dire pour le moment que, l’ultime déplacement du personnage, lorsqu’il s’expulse définitivement du lieu social auquel il était rattaché (quelques fois malgré lui comme dans L’Enfance nue), représente une rupture toujours définitive et brutale. Le sommet du déplacement vécu par le personnage est soit un départ, une séparation ou la mort.

Dans Police, Mangin se retrouve seul parce que Noria le quitte ; sa solitude est tragique car Noria ne lui donne aucune raison qui justifie ce départ précipité mais prévisible. Le fait que son départ ait été prévisible suppose qu’une explication ou une cause à cet acte existent finalement quelque part...D’autre part, cette solitude prend vie dans le dernier plan du film qui présente l’inspecteur, seul dans sa chambre, sur son lit, le regard perdu dans la pièce. Ce plan traduit toute la détresse d’un homme abandonné et victime d’une décision qu’il n’a pu contrecarrer.

Ainsi, Noria fait partie de ces personnages comme Jean (Nous ne vieillirons pas ensemble), Suzanne (A nos amours) ou François (L’Enfance nue) qui, parce qu’ils ne veulent pas subir leur destin, préfèrent provoquer la rupture nette, la fracture douloureuse, quitte à faire du mal à leur entourage.

Noria s’affirme et prend enfin son destin en main (et s’approprie par le départ, une liberté qu’elle avait perdue) en quittant Mangin.

Suzanne retrouve sa liberté en quittant Jean-Pierre, son mari.

François parvient à se faire entendre et à faire raisonner sa détresse intérieure en créant l’irréparable qui le conduira en prison où, inversement, il n’aura plus aucune liberté. François atteint son but mais contrairement aux autres personnages déjà cités, il acquiert l’enfermement, les repères qui lui manquaient à force d’avoir eu justement trop de liberté, trop d’impunité.

Catherine (dans Nous ne vieillirons pas ensemble), quitte Jean mais elle le quitte pour une autre personne. Elle retourne dans les bras d’un autre homme alors que Jean assume une liberté qu’il n’a jamais cessé d’avoir. Toujours coincé entre son ex-femme et Catherine, il a toujours vécu sans concession et toujours égoïstement.

Ses colères contre sa femme auront eu raison d’un couple fragile et au bord de la séparation.

Dans Le Garçu, le dernier plan du film montre que quoi qu’on y fasse, jamais Sophie et Gérard ne pourront vivre à nouveau ensemble ; Sophie a fait sa vie avec Jeannot et Gérard n’est pas un être stable, parfaitement conscient des responsabilités paternelles qui l’attendent au quotidien. Mais nous remarquons que dans ce film comme dans Nous ne vieillirons pas ensemble, La Gueule ouverte ou Passe ton bac d’abord (proposant des récits fondés sur des vies de couples), rien n’est vraiment très clair. Gérard a une femme (Sophie), une ex-femme (Micheline) et une maîtresse (Fabienne Babe), qu’il fréquente les unes après les autres sans se soucier des situations délicates que cela pourraient engendrer ; la scène du restaurant au bord de la mer en est le meilleur exemple. Gérard se permet d’inviter sa maîtresse à la même table que Sophie (son ex-femme). Comme il demandera à Micheline de venir chez lui en n’oubliant pas d’inviter sa maîtresse dans sa chambre sous les yeux de la première, excédée.

Dans Passe ton bac d’abord, les jeunes sortent les uns avec les autres, se marient et se séparent, couchent ensemble et se disputent sans forcément que l’on puisse attribuer une logique de déplacement humaine claire et précise.

Nous ne vieillirons pas ensemble présente Jean dans les bras de son ex-femme vers qui il trouve du réconfort ; le réconfort que Catherine, sa compagne actuelle, ne peut lui donner. Police présente Mangin en constant déplacement entre la stagiaire (Melle Verdet), Lydie (la prostituée) et Noria (qu’il croit aimer) ; au restaurant, il ira même jusqu’à se rapprocher physiquement de la patronne du bar.

Mangin comme Loulou nous rappellent que, chez Pialat, le personnage ne veut pas être seul physiquement. Il cherche toujours l’autre par peur de la solitude physique d’une nuit ou d’une vie. Au tout début de Loulou, Loulou renvoie sa fiancée venue le rejoindre mais il ne la renvoie pas complètement non plus ; on comprend qu’il ne veut plus d’elle mais on comprend aussi qu’il préfère être avec elle que rester seul. D’ailleurs, au bal, il choisit Nelly mais il aurait pu choisir une autre personne. L’approche au cours de la danse sera physique ; on ne peut pas parler de coup de foudre. On peut dire aussi que Nelly reste avec Loulou pour ne pas rester seule.

Le dernier plan du film confirme ce que nous avançons : on voit Nelly qui ramène Loulou, saoul. Elle le porte, l’aide à marcher dans une ruelle et l’on saisit dès lors qu’elle choisit de rester avec lui pour les mêmes raisons que lui. Ce sont deux êtres qui refusent la solitude et qui sont prêts à accepter l’autre tel qu’il est. Lorsque Nelly aura des problèmes avec Loulou, elle ira vite retrouver André pour ne pas passer la nuit toute seule. Pour cette raison, Loulou est le seul film de Pialat qui propose une issue pleine de promesses pour les personnages. Ils ne se quittent pas mais confirment au contraire le besoin d’être ensemble même si ce désir est fragile comme en témoignent les moments difficiles où ils iront retrouver d’autres personnages extérieurs (Nelly ira revoir André alors que Loulou reverra son ex-compagne dans un bar).

Passe ton bac d’abord et A nos amours proposent comme fin, un départ et du coup l’abandon de ses proches. Ces fuites répondent au refus de vivre une destinée toute tracée sur Paris ou dans le Nord. Dans Passe ton bac d’abord, ce départ final est encore plus lourd de signification car il survient après quelques scènes qui montreront la vie difficile vécue par les amis proches. Une amie ne peut devenir mannequin à cause de parents trop présents, une autre tombera enceinte alors que le père l’abandonnera, ce qui l’incitera à reprendre le lycée pour passer le baccalauréat.

Le couple d’amis récemment en ménage se disputera devant leurs invités, etc.309 La vie dans le Nord est trop dure et pour échapper à ce destin qui touche chaque jeune vivant dans la région, les deux personnages partent ailleurs comme si cet « ailleurs » sera toujours meilleur qu’« ici ».

C’est ce que pense aussi Suzanne qui croira en l’El Dorado américain au point qu’elle quittera famille et mari pour réaliser un rêve dont elle ne maîtrise même pas les enjeux.

La voie est sans issue aussi pour ces personnages. En effet, ils partent et abandonnent une vie terne et insaisissable mais pour quel but exactement ?

Ils décident de tout laisser mais ne savent pas ce qui les attend et ce qu’ils attendent eux-mêmes de ce nouveau voyage. Ils répondent à la phrase prononcée en voix-off dans Alphaville de Jean-Luc Godard : «  ‘l’important est d’avancer, de fuir pour vivre... ’ », sans même savoir « pourquoi ». Aucun projet, aucune intention concrète n’accompagnent ce départ. Ce qui compte, comme le dit Noria dans Police, «  ‘c’est de partir, loin, très loin pour fuir ce que l’on possède ici et maintenant.’  » L’important est de fuir pour chercher autre chose de meilleur, si cela existe...même s’ils savent sûrement (au fond d’eux-mêmes sans oser pourtant se l’avouer) que là-bas, ailleurs, la vie sera peut-être aussi dure à vivre qu’elle l’a été jusqu’à présent.

C’est d’ailleurs sûrement pour cette raison et en connaissance de cause que deux personnages décideront de se donner la mort.

Donissan (Sous le soleil de Satan) et Vincent (Van Gogh) préfèrent se suicider car non seulement ils savent que leur destin est scellé (Satan sera toujours plus fort pour l’un et la reconnaissance n’existera pas pour l’autre, du moins de leur vivant). Il est intéressant de constater qu’ils se suicident car leur quête existe à la fois « partout et toujours », sans répit aucun. En fait, Satan est ici et sera présent où qu’il aille tandis que Vincent Van Gogh sait que sa passion est également partout. Donc, dans ce sens, il n’y a pas de solution. Fuir ne servirait à rien. On ne fuit pas une passion ou une épreuve satanique ; ce sont plutôt elles qui vous abandonnent. Pour eux, leur quête (la lutte contre Satan et la reconnaissance artistique) ne peuvent être atteintes car elles sont immatérielles, métaphysiques.

Suzanne (A nos amours) espère fuir une famille et un mari qu’elle n’aime pas alors que Noria (Police) souhaite fuir les individus qui la traquent. Les jeunes de Passe ton bac d’abord fuient une région et Catherine (Nous ne vieillirons pas ensemble) fuit un homme odieux. Pour Donissan et Vincent Van Gogh, il est impossible de fuir Satan et une passion...sauf par la mort, dernière solution pour échapper à la douleur d’une vie trop écrite. Donissan se suicide après avoir défié Satan et Van Gogh met un terme à sa vie dès lors qu’il sait qu’il n’aura plus aucune chance d’avoir du succès (c’est ce qu’il dit à son frère lors d’une dispute où le peintre reprochera notamment à ce dernier de ne pas avoir eu confiance en lui et en son talent d’artiste).

Les deux seuls personnages qui sont conscients et qui, à la limite, assument leur vie qu’ils savent sans issue ou sans grand changement possible sont Mangin (Police) et Philippe (La Gueule ouverte).

Mangin refuse de partir, aime son métier et lors d’une discussion avec Noria, il dira qu’il déteste les voyages. «  ‘Etre sur une plage toute la journée à se faire bronzer’  » n’est apparemment pas ce qu’il préfère. « Partir ? Pour quoi faire ? »...tel est le genre de réponse qu’il proposera à Noria qui projette, quant à elle, de fuir.

Philippe, dans La Gueule ouverte, s’en va avec sa femme à la fin du film mais sait combien ce voyage en Auvergne aura été important pour lui. Passer quelques jours au chevet de sa mère mourante et aux côtés d’un père aigri et égoïste, montre à quel point il aura souhaité affronter la réalité en face, quitte à régler ses comptes avec le passé et quitte à devoir faire face à des vérités ou à des comportements jusqu’alors inconnus.

Il aurait très bien pu refuser de passer ces quelques jours avec ses parents. Il ne fuit pas et accepte la situation en montrant encore une fois que le destin est plus fort que tout le reste et que rien n’aura pu bouleverser le cours des choses. Il accepte d’emblée et en toute passivité la nature douloureuse de la vie qu’il devra mener. Sa mère est malade et mourra ; quant à son père, il ne pourra jamais s’entendre avec un être aussi veule. Il a conscience de cela mais il a surtout conscience qu’il ne pourra rien faire pour changer les choses, donc il subit une vie sans surprise.

La jeune fille de Passe ton bac d’abord avoue à la fin du film, alors qu’elle vient de se disputer violemment avec son mari, qu’elle n’a jamais vraiment aimé que Bernard.

« Je n’ai jamais aimé que toi mais je sais que cela n’aurait pas pu marcher entre nous ; c’est bizarre la vie, on aime toujours ceux qu’il est impossible d’aimer »,

dira-t-elle tristement au garçon décidé à partir sur Paris.

On imagine donc facilement qu’elle continuera à vivre avec un mari qu’elle ne supporte plus au bout de trois mois de mariage car la vie est ainsi faite et rien ne pourra bouleverser son cours...à part une séparation facilement prévisible quand on voit la nature des relations entretenues à l’aube de leur vie de couple.

La vie est donc définitivement cruelle ; cruelle parce qu’elle doit se subir.

Ces quelques exemples désignent la nature pessimiste des parcours vécus par les personnages de Pialat. Certains personnages préfèrent provoquer leur propre fin pour pouvoir justement bouleverser leur destin.

Le départ et la séparation sont des actes qui traduisent la volonté de ne pas accepter ce qui était prévu (prévu par qui ?...telle est la question).

Même le suicide, dans ce cas est un acte certes tragique mais plein de sens.

En précipitant leur mort, Van Gogh et Donissan décident quelque part de leur sort. C’est la seule fois où ils pourront gérer leur propre avenir et leur propre destinée qu’ils ont, pendant trop longtemps, subi.

La liberté est accessible par la rupture franche vis-à-vis de son environnement.

Mais si l’on veut insister sur la nature douloureuse et garder un regard pessimiste sur l’existence de ces personnages toujours en partance, on peut remarquer qu’ils ne font, en fin de compte, que reproduire ce que leur père a déjà vécu lui aussi auparavant.

La fracture qu’ils croient avoir provoquée n’est pas vaine mais reste, en tout état de cause, déjà écrite elle aussi...comme si, à aucun moment, cette liberté tant recherchée n’était pas accessible.

En effet, Suzanne fuit son mari comme son père a fui le foyer familial quelques temps auparavant. Elle ne fait que reproduire une situation dont elle a été la victime.

Dans Nous ne vieillirons pas ensemble ou même La Gueule ouverte, on ne compte plus les fois où Catherine et Nathalie reprocheront à leur compagnon respectif d’être comme leur père. Ils finiront comme eux et leurs femmes savent ou prévoient déjà de vivre la vie vécue par leur belle-mère respective. Elles ne se font aucune illusion : ces hommes reproduiront ce que leur père sont ou ont déjà vécu par le passé. Nathalie l’accepte, mais pas Catherine.

Dans Le Garçu, on lit (comment ?...par notre simple interprétation...), dans le plan final, que Gérard, résigné et le regard perdu dans la salle de restaurant, aura les mêmes rapports avec Antoine, que ceux qu’il a eus avec son père qu’il a très mal connu. Sophie, consciente de cela, pleure et comprend alors que Gérard a la même vie que son père et que par la force des choses, Antoine son propre fils, aura la même vie que Gérard. Les choses se répètent et l’on comprend mieux ainsi pourquoi ce film a pour titre, le surnom d’un grand-père très peu présent dans le récit (et dans la vie des autres personnages de sa propre famille). Le film porte ce titre pour affirmer que les vies des personnages présents dans le film sont dirigées ou influencées voire écrites par la présence même du grand-père. La figure du garçu (du père ou du grand-père, c’est selon) revient donc à travers l’oeuvre entière du cinéaste, à des niveaux (d’importance et d’influence) plus ou moins différents ; cette figure récurrente réapparaît et définit de loin en loin et en profondeur le parcours des autres personnages du film. Leur vie est en quelque sorte déjà liée à celle de la figure paternelle.

Le regard de l’auteur est pessimiste car la quête de ses personnages est sans issue ; ainsi le monde est cruelle et leur vie douloureuse.

Le déplacement est sans issue car les personnages évoluent dans un univers déjà organisé, et sans perspective de modifications. Le philosophe Clément Rosset s’est penché sur cette vision pessimiste qui conduit selon lui à une logique du pire.

« Le pire affirmé par la logique pessimiste prend donc son point de départ dans la considération d’une existence donnée (tout comme le pessimisme de Zola se donne d’emblée un édifice à détruire). Il est une des limites auxquelles peut aboutir la considération du donné : soit la pire des combinaisons compatibles avec l’existence. Mieux : il est la limite à laquelle peut aboutir – et aboutit en effet, si la pensée est sans assises théologiques – la considération du déjà ordonné. Mauvaise ordonnance, mais ordonnance : le monde est assemblée (mal assemblé), il constitue une « nature » (mauvaise) ; et c’est précisément dans la mesure où il est un système que le philosophe pessimiste pourra le déclarer sombre in aeterno, non susceptible de modification ou d’amélioration. Non seulement donc le pessimiste n’accède-t-il pas au thème du hasard, encore la négation du hasard est-elle la clef de voûte de tout pessimisme, comme l’affirmation du hasard est celle de toute pensée tragique.
Le monde du pessimiste est constitué une fois pour toutes ; d’où le grand mot du pessimiste : «  On n’en sort pas. » Le monde tragique n’a pas été constitué ; d’où la grande question tragique : « On n’y entrera jamais. » »
310

Peut-être que la nature du mal, présent en chaque existence du personnage « pialatien », tiendrait à l’absence de quête ou à l’absence de « pari », moteurs et motivations essentiels pour leur évolution. Puisque le monde dans lequel ils vivent est déjà assemblé, puisque leur existence est déjà tracée, comment alors envisager pour eux une quelconque raison de progresser dans cet univers ?

N’est-ce pas dans cette perspective que toute la tragédie d’Antigone 311 d’Anouilh trouve ses marques ? Antigone se suicide car ses décisions (notamment celle de vouloir offrir à son frère une mort digne de ce qu’il représentait pour elle) ne trouveront aucun écho vis-à-vis de son oncle trop soucieux de ne pas transgresser la Loi. L’obstacle semble être la loi commune pour tous ceux qui aspirent à un épanouissement personnel ; aucun individu, même celui qui est plein des meilleures intentions ne semble être capable d’échapper à l’abjection d’une vie écoeurante parce que sans possibilité(s) de changements. Pour les personnages qui refusent un compromis entre les prescriptions de leur éthique, il ne reste que la fuite ou la mort.

« - Créon : Et tu as osé passer outre à mes lois ?
- Antigone : Oui, car ce n’est pas Zeus qui les a proclamées, et la justice qui siège auprès des dieux de sous terre n’en a point tracé de telles parmi les hommes. Je ne croyais pas, certes, que tes édits eussent tant de pouvoir qu’ils permissent à un mortel de violer les lois divines : lois non écrites, celles-là, mais infaillibles. (...)
- Antigone : (...) Je savais bien que je mourrais ; c’était inévitable – et même sans ton édit ! Si je péris avant le temps, je regarde la mort comme un bonheur. Quand on vit au milieu des maux, comment ne gagnerait-on pas à mourir ? Non, le sort qui m’attend n’a rien qui m’afflige. Si j’avais dû laisser sans sépulture un corps que ma mère a mis au monde, alors j’aurais souffert ; mais ce qui m’arrive m’est égal. »

Cette nécessité du « pari » conditionne le sens de notre déplacement en tant qu’être humain. Le défi ou le « pari » de ne pas se soumettre à l’emprise de son propre destin : voilà également la volonté de ces personnages et l’idée développée, il y a bien longtemps, par Pascal.

« - « Je ne sais pas qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même ; je suis dans une ignorance terrible de toutes choses ; je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste.
« Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je saurais éviter (...). Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et, de tout cela, je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et après, en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller, sans prévoyance et sans crainte, tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future. » »
312

Mais si la détresse du personnage ’pialatien’ est avant tout métaphysique et si cette détresse existe dans la perspective d’une vie déjà programmée, voyons à présent comment cette perte se traduit d’un point de vue filmique, par la déconstruction des repères spatio-temporels.

Notes
308.

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p. 49.

309.

« Dans Passe ton bac d’abord, le malaise atteint au supplice à cause de l’âge encore tendre des protagonistes. « L’ennui, fruit de la morne incuriosité » préside à ces jeux tristes d’adolescents déboussolés, voués à la routine, au chômage, à d’inutiles révoltes, qui espèrent oublier dans les vapeurs du trichloréthylène ou les nuages du haschich l’échéance redoutable. Ce qui frappe surtout, c’est leur incapacité notoire à formuler désirs, refus, ambitions. L’art de Pialat, ce faux documentariste, restitue implacablement le vide. Il éprouve d’ailleurs manifestement un malin plaisir teinté de compassion retorse à errer dans ces limbes, à broder de gags méchants ce degré zéro de l’insignifiance, lourd d’orages imperceptibles. Ce n’est certes pas à lui qu’on peut demander la direction de la porte de secours. »

Gilles Gourdon, « Un pervers polymorphe » in Cinématographe n°57.

310.

Clément Rosset, « L’intention terroriste : sa nature » in Logique du pire - Eléments pour une philosophie tragique -, Editions Quadrige / Presses Universitaires de France, Paris, 1971, pp. 15-16.

311.

Créon, Roi de Thèbes où se déroule l’action, a ordonné qu’on laisse sans sépulture la dépouille de Polynice, mort au combat. Mais Antigone, soeur de Polynice, sort de la ville la nuit et recouvre pieusement le cadavre de poussière. Condamnée à mort, elle se pendra dans la grotte où l’on aura murée. Hémon et Eurydice, fils et femme de Créon se suicideront à leur. Hémon était le fiancé d’Antigone. 

312.

Etienne Pascal, Pensées, Editions Garnier-Flammarion, Paris, 1976, pp. 104-105.