c). Déconstruction spatio-temporelle : les chemins inconnus

Comme nous l’avancions précédemment, le cinéaste n’a pas forcément recours à une exploration psychologique du personnage pour traduire sa détresse intérieure. C’est encore une fois par le corps qu’il parvient à véhiculer au sein de chaque plan, l’idée d’un déplacement toujours fébrile et errant de l’être filmé.

Ce déplacement, qui est donc censé traduire l’errance douloureuse et le drame intériorisé du personnage, se fonde sur la déstructuration subtile et prononcée des repères spatio-temporels filmiques.

Ainsi, le récit va être travaillé, redéfini et ciselé de manière à créer un chaos ou une perte des marques du temps et de l’espace qui traduiront en fait l’état psychologique du personnage dans la scène.

Ce déplacement du personnage qui contient sa perte et son malheur au sein du monde dans lequel il vit, se construit notamment sur des choix effectués au montage.

Nous avions vu auparavant (cf. chapitre IV de la première partie) que le morcellement et l’accumulation des actions et des scènes, notamment générées par une absence de cause, étaient le fondement de la construction narrative ’pialatienne’.  

Voyons à présent, comment le cinéaste parvient à amplifier cette fragmentation et cette idée de désordre narratif par les traitements qu’il fait du temps et de l’espace filmiques au sein de ses récits.

Dans L’Enfance nue, le réalisateur ne fournit aucune aide apparente au spectateur pour que ce dernier puisse savoir « où » et « quand » se déroulent les séquences, et ce, malgré la parfaite continuité des actions indépendantes

(« a-chronologiques ») les unes des autres, - départ, voyage, arrivée, tel est le circuit type qui est proposé pour mettre en place les grandes stations narratives du film -, qui structurent le récit et donnent un sens au parcours de l’enfant.

« Sûreté dans le placement de la caméra qui est toujours à l’endroit exact où elle doit être (et je pense de plus en plus que c’est cela, l’art cinématographique), sûreté du montage totalement invisible et qui parvient à nous persuader de la continuité d’une action simple, là où il y a succession complexe de scènes discontinues, fluidité de la mise en scène (...) ». 313

François Chevassu insistera, dans la suite de son article, sur le fait que le spectateur n’est jamais « dérouté par les lieux ». Le montage vise donc à réunir les séquences de manière à ce que leur enchaînement permette au spectateur d’établir un cheminement cohérent. Ce cheminement est notamment créé par le corps du personnage, qui reste, comme on a pu déjà le voir, le pivot de chaque scène.

En somme, nous ne sommes jamais errants face au récit de L’Enfance nue, malgré cette désorganisation narrative due aux ellipses temporelles relevées par Dominique Maillet, dans l’un de ses entretiens314 avec le réalisateur.

Pourquoi ne sommes-nous jamais déroutés face à un récit complètement éclaté ?

En effet, les mouvements physiques de François ne sont jamais reliés (les uns aux autres) dans la construction spatio-temporelle présentée.

Quel est le laps de temps qui s’écoule entre le départ de sa première famille d’accueil et son arrivée dans son autre foyer ?

Quel est le nombre de kilomètres qui sépare ces deux endroits ?

Combien de temps voyage t-il ?

Combien de régions traverse-t-il ? Quelles sont la durée et la destination de son dernier voyage ? Les connaît-il seulement lui-même ou est-il ignorant face aux durées et aux directions de ses propres déplacements ?

Tout au long du récit, nous ne connaîtrons jamais les détails de ces mouvements (l’enfant non plus, c’est fort probable) et le montage, qui vise à coller les grandes scènes du film, participe à cette destruction de la fluidité et de l’évidence des déplacements physiques qui, au final, n’ont plus ni commencements, ni buts, ni fins. Dans ce sens, le déplacement et la quête même du personnage n’ont ni buts, ni finalités puisque l’origine et le lien ne peuvent être établis. Le montage propose souvent une coupure « in the middle », c’est-à-dire en plein milieu d’une action dont le début et/ou la fin ne seront pas montés ni donc montrés au spectateur.

Prenons un exemple précis : le moment où François traîne dans les terrains vagues et traverse une route près d’une petite maison juste avant de rejoindre la famille occupée à boire le champagne.

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Est-il loin de la maison ? Où se trouve t-elle par rapport à la route ?

En fait, on voit l’enfant marcher mais on ne sait pas quel est son itinéraire. Le cinéaste aurait très bien pu filmer le gamin n’importe où en France, nous n’aurions pas pu contester la nature de l’environnement proposé.

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Le spectateur ne connaît rien du village, d’ailleurs, est-ce vraiment un village ou

s’agit-il plutôt d’une ville ?

Combien de temps doit-il marcher avant de regagner son foyer ? Cette méconnaissance de la durée et le fait qu’on le voit revenir à la tombée de la nuit, amplifient l’idée de l’errance profonde vécue par le personnage.

Comme nous l’évoquions dans la première partie de notre travail, le corps est le relais, le lien, le squelette du récit car il supporte à lui seul la cohérence des déplacements du personnage. L’esthétique fragmentée propre au cinéma de Pialat s’appuie davantage sur le personnage (sur son corps) que sur son environnement.

« Le personnage est le centre et le pivot de son esthétique (...). Les films de Pialat ne sont pas mal construits, ils sont construits sur et à partir du personnage, sur la vérité, mais aussi sur le mouvement et la liberté de ces personnages (...). Il s’agit moins de donner, par ces lacunes, une épaisseur et un mystère artificiels à des personnages qui en manqueraient, que de laisser à chacun la possibilité de développer son propre espace et sa propre temporalité à l’intérieur du film comme à l’extérieur. » 315

Le spectateur n’est jamais perdu (car l’action vécue - l’acte physique pour ainsi dire -, a plus d’importance que les lieux et les heures traversées) car le récit s’organise sur la succession de blocs d’« espace-durée » indépendants les uns des autres.

« Le plan chez Pialat est un bloc, mais cela ne suffit pas à le caractériser (tout le cinéma moderne cultive la production de blocs d’’espace-durée’). Le bloc qu’il produit est essentiellement fermé, de toutes les façons imaginables, il est comme protégé de la contamination des autres blocs par la béance incessamment produite entre blocs, par l’intervalle. (...) Ce système coupe-durée-intervalle, remarqué dès L’Enfance nue, suffirait déjà à conférer à Pialat une place singulière dans le cinéma et son histoire. » 316

Cette fragmentation narrative (qui s’opère par l’accumulation de blocs autonomes), s’accompagne souvent d’un rétrécissement.

Au début du film, François vit à l’extérieur et se déplace en voiture et en train à travers des secteurs géographiques que l’on suppose assez étendus (grandeurs des paysages, villes, rues animées, etc.).

Ensuite, on le retrouve dans des espaces plus petits (jardins, différentes pièces de la maison, salle de mariage, etc.). Le temps semble se resserrer aussi, car l’enfant se familiarise avec quelques habitudes quotidiennes.

Enfin, la diminution finale a lieu lorsque survient l’accident de voiture. François est exclu de son deuxième foyer pour se rendre dans une maison de redressement, et donc dans une cellule ou une petite chambre individuelle (nous l’imaginons car elle ne sera pas montrée).

La réduction est bien sûr temporelle puisque le temps s’arrête pour le spectateur (fin du film) et pour François qui est obligé de partir ailleurs.

La Gueule ouverte ou Le Garçu sont également marqués par cet effet de rétrécissement ; les personnages terminent respectivement leur parcours dans une voiture et dans un restaurant (alors que les grandes plages mauriciennes avaient ouvert le second film).

Le spectateur n’a pas connaissance de la logique de l’itinéraire emprunté par le personnage, mais au fil du récit, il peut sentir l’étau qui se resserre sur lui.

« Réalisateur et maître d’une histoire qu’il dévoile aux autres, Pialat réduit logique et chronologie en se produisant en ellipses plus qu’évidentes qui accélèrent les passages et obligent à une espèce de gymnastique mentale à la poursuite des précieux fragments d’un vécu d’autant plus crédible qu’il nous échappe en partie. » 317

Appuyons-nous encore une fois sur deux exemples précis.

Le premier que nous avons choisi concerne l’épisode précédant le départ à la fête.

Dans L’Enfance nue, la destruction spatiale est présente dans la mesure où l’on ne perçoit pas la structure et les emplacements des différentes pièces de la maison.

Avant de partir à la fête, toute la famille est réunie dans la salle à manger et de temps à autre, on pourra repérer quelques déplacements.

Ainsi, nous ne pouvons pas nous faire une idée très claire de l’organisation spatiale car le réalisateur ne suit pas les mouvements physiques et préfère placer la caméra à un certain endroit précis de manière à pouvoir dégager une consistance, une profondeur et une ampleur spatiales à un moment donné. Le déplacement physique n’a pas la fonction ni le rôle de relier les espaces entre eux ; il a la mission de donner de la vie à un bloc d’espace-temps (x) autonome qui n’aura pour sa part aucun lien avec les autres blocs du film. Pialat préfère donc privilégier la profondeur spatiale (pour une plus grande liberté laissée aux corps) à des déplacements de caméra qui auraient pu, s’ils avaient existé, apporter des renseignements sur le plan de la maison.

Aucune liaison avec d’autres lieux, aucune chronologie n’apparaissent ; d’ailleurs on ne verra rien de la fête. On n’y fera pas allusion le lendemain ou les jours suivants alors que cette fête devait être un moment important pour la famille.

« A cette évolution interne de chaque séquence, Pialat fait répondre l’éclatement total du récit global, fait d’immenses ellipses non signalées, de fossés temporels qui empêchent toute progression psychologique à l’échelle du film entier. » 318

Le deuxième exemple filmique que nous voudrions traiter va aussi dans le sens de cette réflexion.

François et Raoul (L’Enfance nue) discutent le soir sur leur lit. Plus tard, pendant la nuit, François lance un couteau qui surgit de la pénombre. Cette scène est très intrigante car le spectateur ne sait pas combien de temps s’écoule entre la discussion et l’accident qui suit. Seul le corps fait le lien ; c’est-à-dire qu’après ce flottement temporel, les enfants se battent et font preuve d’une très grande violence dans la chambre.

Ces plans sont donc montés sur les corps et leurs réactions apportent la structure et la logique événementielles que le montage tranché et abrupt tente de briser avec ce type d’enchaînement.

La logique, la linéarité ou les liens de causes à effets n’existent pas dans les récits des films A nos amours et Le Garçu.

La conception des traitements spatio-temporels sont là pour nous le rappeler à chaque séquence.

Au début d’A nos amours, Suzanne est en vacances au bord de la mer.

Cette grande séquence qui précède d’autres grandes séquences à Paris est elle-même composée de plusieurs blocs homogènes indépendants les uns des autres.

On peut en effet facilement considérer que la séquence du théâtre n’a rien à voir avec celle de la rencontre avec Luc. Le récit nous propose donc de suivre plusieurs scènes différentes au bord de la mer sans pour autant tracer une ligne directrice précise qui amènerait le personnage à un endroit précis.

Au tout début de ce film, quatre scènes se succèdent ; l’organisation globale de ces moments est complètement éclatée mais le spectateur peut saisir facilement la chronologie qui s’impose et ce, au détriment du contenu.

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De la répétition théâtrale, on passe à une séquence sur un bateau, puis à un autre plan sur ce même bateau en fin de journée, avant d’assister à une partie de la représentation théâtrale.

Aucune transition entre ces moments : les ruptures entre ces séquences sont au contraire marquées par la nature des actions, de la lumière et des lieux qui s’enchaînent, s’alternent, se juxtaposent sans grande logique interne.

Le cinéaste décide donc de fragmenter le déroulement de certaines scènes et d’en alterner les morceaux selon une logique qui ne respecte aucune linéarité dans la présentation du déroulement des lieux et des actions. Ainsi, des bruits de plongeon dans l’eau, on passe brusquement aux phrases de Musset, prononcées par les acteurs

de la représentation théâtrale nocturne. Entre ces deux séquences, la phrase de l’un des personnages présent sur le bateau est coupée comme si le cinéaste n’avait que faire du contenu de ces plans et comme si l’organisation générale de ces moments avait plus d’importance que les transitions, les enchaînements, les liens qui pourraient être établis entre ces différents temps, lieux et actions. C’est la perception globale et sensible de cette vaste organisation spatio-temporelle qui prend le dessus sur la compréhension d’un discours interne au plan.

« Ambivalence des liens que le montage hissait au rang d’une émotion particulière, lui donnant, par la force de la proximité, une puissance dépassant le contenu propre de chacune des déclarations. On retrouve à de multiples reprises chez Pialat ce type d’oppositions, ou de contradictions, comme « montées en épingle » par le montage cut, laissant ressentir l’énergie du moment plutôt que la logique d’une attitude. » 319

Du coup, les lieux se succèdent et éclatent de toutes parts en ayant pour seul et unique lien, le corps de Suzanne qui évolue d’espace-temps en espace-temps.

Ces lieux se ressemblent tous ; aucune identité spatiale particulière ne se dégage d’une séquence donnée. Une rue est une rue et celle qui suivra ressemblera à s’y tromper à la précédente. Suzanne dans les bras de Bernard dans la ville, Suzanne sous un abri bus, Suzanne près de Jean-Pierre dans une autre rue...quels liens pouvons-nous établir entre tous ces endroits ? Quels rôles jouent-ils exactement dans la compréhension du parcours effectué par la jeune fille ? Où se situent-ils les uns par rapport aux autres et par rapport à la maison de Suzanne ? Aucune identité spatiale ne parvient à se dégager réellement. Les endroits sont et c’est surtout leur enchaînement additionnel (« en accolade ») qui provoque un effet d’incompréhension, de perte d’identité et d’errance pour le personnage et le spectateur qui ne peut tenir compte de l’espace pour espérer se repérer. La rue ou le lieu généralement anonyme (bar, restaurant, appartement d’amis, etc.) participent à notre errance spectatorielle. Suzanne erre de lieux en lieux parce qu’elle passe d’un personnage à l’autre  et parce que le montage organise cet itinéraire physique sans se soucier de (re)placer ou d’enraciner le personnage dans une logique de parcours linéaire ; au contraire, le montage provoque les béances, les ruptures, la destruction géographique et chronologique de son évolution dont les mouvements et déplacements sont coupés, cassés, ciselés comme s’il était impossible pour ce personnage de rester, de vivre et de s’exprimer pleinement ou entièrement au sein d’un plan, d’une séquence où il pourrait prendre racine. La perception spectatorielle de son errance est également affaire de montage.

Il est impossible de se familiariser avec un lieu en particulier car on n’y revient jamais ; dans le film Loulou, les personnages se déplacent dans des endroits qui ne leur appartiennent pas ou plutôt qu’ils ne s’approprient pas (étant donné qu’ils ne s’y attardent pas).

Combien de temps Suzanne (A nos amours) est-elle en vacances ? Combien de temps s’écoule entre la scène du théâtre et celle du bar ? Etc. Après tout, est-il nécessaire de le savoir alors que c’est Suzanne elle-même (hors du temps et hors de l’espace pour ainsi dire) et ses déplacements qui nous interpellent constamment. Suzanne nous rappelle sans cesse par ses mouvements et ses directions toujours imprévisibles que ‘« la présence d’un corps structure l’espace qui le contient. ’ » 320

Dans Passe ton bac d’abord, le film débute sur une scène de sport au lycée mais dévie très vite sur une scène de bar sans transition aucune. Où se trouve le lycée par rapport au bar et aux foyers de ces jeunes ? Quand vont-ils se retrouver dans ces endroits que l’on voit souvent une seule fois dans le film ? Comment se déplacent-ils ?

L’enchaînement brut et sans transition de ces bloc-séquences interdit tout accompagnement transitionnel du spectateur et provoquent donc ces ellipses

spatio-temporelles qui conduisent le personnage dans une errance qu’il ne vit peut-être pas forcément réellement mais que le spectateur interprète quoi qu’il en soit puisque certaines données narratives liées à l’espace et à la temporalité lui échappent.

Mais à l’ellipse temporelle s’ajoute également l’ellipse événementielle, celle que s’applique à définir Jacques Gerstenkorn dans l’un de ses écrits qui nous guidera secrètement tout au long et jusqu’à à la fin de notre étude.

« (...) L’absence n’est pas le manque et l’ellipse n’est sensible qu’à la condition d’être ressentie comme une privation particulière, ce qui n’est pas le cas pour la plupart des « sommaires ». Aussi convient-il de faire le partage entre les contraintes propres à tout langage (on ne saurait tout représenter tout raconter : « C’est que le langage est ellipse », disait Sartre dans Situations II), et la volonté expresse de dissimulation impliquée par l’acte rhétorique, marquant la figure elliptique du sceau d’une intentionnalité dont le spectateur est la cible autant que le complice.(...)
Autre point de divergence, cette fois entre narratologues : la distinction entre ellipse événementielle et ellipse temporelle. Dans Figures III, Genette définit l’ellipse comme une catégorie purement temporelle, un mouvement narratif dont la formule est idéalement :
« Temps de l’histoire = n ; temps du récit = 0. »
En revanche, si l’on suit François Jost et André Gaudreault, « l’ellipse correspond à un silence textuel (et donc, narratif) sur certains événements qui, dans la diégèse, sont pourtant réputés avoir eu lieu » (Le Récit cinématographique, p. 119). »
321

Plus que la déconstruction, Pialat crée l’éclatement du récit.

Dans Van Gogh, Pialat filme diverses situations, divers personnages dans divers lieux sans qu’ils n’aient vraiment de rapports les uns avec les autres. Le peintre voit tous ces personnages qui ne se côtoient pas forcément les uns les autres, tout comme le vivra Suzanne dans A nos amours (idée précédemment développée).

Plusieurs éclats narratifs forment le récit et ce morcellement propose surtout le morcellement des déplacements des personnages ; la reconstitution narrative ne peut alors avoir lieu que par le corps et son trajet qui relient les lieux et les personnages entre eux. Le corps devient le support privilégié des rapports et des directions narratives.

Dans Le Garçu, la séquence de l’île Maurice (le premier grand bloc narratif du film) précède d’autres séquences, elles-mêmes bien distinctes : une séquence se déroulant à Paris, puis une autre au bord de la mer, une autre en Auvergne et une autre à Paris. Ce premier bloc intrigue car, à aucun moment, Pialat l’inscrit dans une temporalité claire par rapport aux autres grands blocs. Cette scène à l’île Maurice se déroule t-elle avant ou après celle de Paris ? Les scènes parisiennes succèdent aux scènes mauriciennes mais nous pourrions envisager et rien (c’est-à-dire aucun indice narratif) ne nous empêche de le faire, que la scène mauricienne se déroule à n’importe quel moment - rien ne nous empêche par exemple d’imaginer cette séquence comme un flash-foward -. Pialat crée un doute quant à la succession de ces blocs. Il les rend autonomes et surtout il ne donne aucune indication précise (dialogues sur les dates notamment) pour reconstituer le puzzle...aussi parce qu’il n’est pas à reconstituer, tout simplement. Tout le travail du montage consiste donc à coller ces blocs et à miser sur ce qui s’y passe à l’intérieur sans penser ou sans vouloir faire croire au spectateur que la succession et l’addition de ces blocs vont l’amener ou le diriger vers une finalité ou un résultat précis.

Ne doit-on pas entrevoir dans cette idée, la reconstitution des scènes de nos rêves, qui comme nous l’avions abordé dans toutes nos premières pages, ont une résonance à réinvestir dans le champ filmique ? C’est en tous les cas la conviction de Georges

Didi-Huberman :

« Fragmentations, montages, confusions, déplacements. Non seulement les scènes de nos rêves nous laissent esseulés, orphelins, mais leur multitude même ne semble former qu’une foule - une fourmilière - d’images absolument orphelines, solitaires les unes aux autres. Et pourtant, il n’en est rien : car ces images forment bien une communauté, mais chaotique, privée, une communauté dont le sens est celui-là même de tous les chaos et de tout ce dont la vie nous prive aussi. Freud a proposé de ne surtout pas lire dans ces scènes, comme on le fait en général, spontanément, un récit ’symbolique’ au sens trivial ; et de ne surtout pas y voir, comme on l’exige spontanément des images, une ’composition en manière de dessin représentatif’. Pour cette grande énigme faite d’images célibataires, il a introduit, superbement, jouant sur les mots, le paradigme du rébus :
« Supposons que je regarde un rébus (Bilderrätsel : une énigme d’images) : il représente une maison sur le toit de laquelle on voit un canot, puis une lettre isolée, un personnage sans tête qui court, etc. Je pourrais déclarer que ni cet ensemble, ni ses diverses parties n’ont de sens (unsinning). Un canot ne doit pas se trouver sur le toit d’une maison et une personne qui n’a pas de tête ne peut pas courir ; de plus, la personne est plus grande que la maison, et, en admettant que le tout doive représenter un paysage, il ne convient pas d’y introduire des lettres isolées, qui ne sauraient apparaître dans la nature. Je ne jugerai exactement du rébus que lorsque je renoncerai à apprécier ainsi le tout et les parties, mais m’efforcerai de remplacer chaque image par une syllabe ou par un mot qui, pour une raison quelconque, peut être présenté par cette image. Ainsi réunis, les mots ne seront plus dépourvus de sens, mais pourront former quelque belle et profonde parole. Le rêve est un rébus (Bilderrästsel), nos prédécesseurs ont commis la faute de vouloir l’interpréter en tant que dessin (als zeichnerische Komposition). ». »
322

Le « bloc espace-temps » autonome au sein du film est à raccorder intellectuellement et affectivement à un autre « bloc ». A partir de cet effet, de cet effort ou plutôt de cet exercice particuliers, le spectateur entreprend une connexion entre ces durées et ces lieux et de ce fait, établit une conjonction et une logique entre tous les déplacements des corps des personnages du film, éparpillés et indépendants les uns des autres.

A partir de cette nouvelle conjonction affective des « blocs espace-temps », le récit peut prendre vie chez le spectateur. Il n’y a pas d’« interprétation » (au sens premier du terme) mais plus une « conjonction intellectuelle et virtuelle » qui naît à partir des ellipses temporelles ou événementielles, comme nous l’avons vu précédemment.

Cet éclatement spatio-temporel accentue aussi l’idée de l’errance du personnage qui subit une vie déstructurée et sans but précis.

Le corps est le nerf de la séquence ; par conséquent, cet éclatement ne produit pas un espace et un temps abstraits, sans coordonnées, ni notion de durée. Le corps perdu dans ces blocs maintient quand même les repères spatiaux et temporels de la scène car c’est lui-même qui les génère. Il définit ou est une chronologie temporelle et une logique spatiale. Il porte en lui l’espace et le temps du film.

En parlant du Garçu, François Ramone écrit que

« ses films ne vont jamais si loin dans ce sens que dans l’économie de l’espace et du temps. Donnés comme « structure a priori » dans le scénario bien ficelé (colis prêt à passer comme une lettre à la poste dans l’esprit du spectateur dispensé par là de travail) l’espace et le temps attendent toujours d’être définis chez Pialat (au prix d’un travail, précisément). Le Garçu ne marque pas la conversion aux joies avant-gardistes de la déconstruction.
Dès L’Enfance nue, chaque image laisse planer le mystère sur sa situation spatio-temporelle, avec cette idée que si l’un et l’autre résistent, c’est que l’existence n’en veut pas. Chez Pialat, point de plans de situation en forme de panoramiques sur les lieux contenants (ville, quartier, maison, pièce) : s’il est vrai que le milieu conditionne des comportements, alors l’espace se révélera à la faveur des déplacements des corps ; s’il est vrai que le temps existe, et que passer est son passe-temps, on pourra lire sa marque sur les créatures. »
323

Prenons l’exemple de La Gueule ouverte. Lorsque la mère meurt, le garçu vient avertir son fils dans sa chambre en disant : « c’est fini ! ». Une coupe nette suivra pour introduire la scène suivante qui montrera la mise en bière de la femme. On ne saura donc pas combien de temps se sera écoulé entre cette mort et le placement dans le cercueil, comme on ne verra pas non plus la tristesse ou les pleurs des deux hommes. Ce choix de la sobriété et de la rupture, nous le retrouvons chez Takeshi Kitano qui filme également ces personnages sans hésiter à créer des fossés spatio-temporels.

Dans Hana-bi notamment, au début du film, on voit un champ contre-champ du policier (incarné par le cinéaste lui-même) et un jeune voyou. Leurs visages en plans serrés se succèdent et un troisième plan rapide montre la tête du jeune voyou plaquée sur le pare-brise de la voiture. Combien de temps s’est écoulé entre cette scène des regards et celle du pare-brise ? Que se sont dit les hommes avant de se battre et surtout pourquoi se battent-ils ? L’ellipse temporelle et l’absence de scène et d’événement visibles précédant cette rencontre, ne nous permettront pas de savoir le fond de l’histoire et de connaître les raisons exactes qu’avait le policier d’en vouloir au jeune garçon. Ici encore, c’est le corps qui domine et qui s’exprime. C’est le geste, le mouvement du bras et la profondeur des regards (accentuée par une caméra fixe) qui créent le contenu de la scène.

Cette scène n’a plus de récit, de contenu narratif (puisque l’on ne connaît absolument rien des deux hommes et des histoires qu’ils vivent) et c’est l’exploitation scénique des corps qui donne du sens à la séquence. Comme Kitano, Pialat propose un cinéma du comportement et non de l’événement ou du discours.

Les mots de Cézanne pourraient être calqués sur la recherche esthétique du cinéaste français qui, en privilégiant l’image immédiate et instinctive du corps dans la scène, parvient à faire oublier ou à transcender toute construction linéaire et trop présente des repères spatiaux et temporels.

« Une minute de la vie du monde s’écoule ! La peindre dans sa réalité et tout oublier pour cela ! Devenir cette minute, être la plaque sensible...donner l’image de ce que nous voyons en l’oubliant, tout ce qui s’est passé avant nous. »

« Prendre » ou « capturer » le corps tel qu’il est, où qu’il soit, à un moment (x), suppose le rejet (la non prise en charge) du passé ou du futur du personnage. Le corps a un comportement (x), ici et maintenant, et il n’est pas à mettre ou à replacer dans un contexte spatio-temporel car il contient en lui l’espace et le temps qu’il véhicule et transmet par ses mouvements au sein du cadre (un espace par contre bel et bien défini).

Une analyse précise pourrait rendre plus claire notre réflexion. Restons sur les traces que nous avions commencé à mettre en place lorsque nous avions déjà pris pour exemple (dernier chapitre de notre première partie) Passe ton bac d’abord.

La reprise de ce choix n’est en effet pas un hasard lorsqu’il s’agit de s’intéresser à l’éclatement du récit chez le cinéaste.

Dans une séquence, Philippe est à table avec la famille de sa fiancée, Elisabeth.

Sont présents la grande soeur, le père et la mère d’Elisabeth. Ils parlent du bac et passent une agréable soirée. Quelques minutes plus tard (quand exactement ?...nous ne le saurons pas), la soeur part en mobylette sans oublier de régler sa mère pour les repas de la semaine. Immédiatement après ce départ (là nous en sommes sûrs), Philippe et Elisabeth sortent en ville, dans le centre de Lens.

On comprend qu’ils vont à l’hôtel car Elisabeth hésite à aller demander une clef en disant à Philippe qu’elle préférerait aller dans la chambre du garçon.

Le plan qui suit cette discussion dans la rue montre la porte d’une chambre s’ouvrir et plusieurs jeunes rentrent à l’intérieur. Sont présents dans le groupe, Philippe et Elisabeth vêtus différemment qu’ils ne l’étaient alors dans la rue (dans le plan précédent). Dans la rue, Elisabeth portait un pull-over bleu et dans la chambre elle porte une veste marron. Que s’est-il passé entre ces deux plans ? On croyait voir les deux jeunes, seuls dans une chambre et voilà qu’ils entrent avec un groupe de copains pour fumer du haschich, allongés sur les lits d’un hôtel.

De deux choses l’une : soit, nous sommes bien dans la continuité de la scène de la rue et Philippe et Elisabeth avaient prévu de rejoindre leurs amis pour passer une soirée ensemble, auquel cas, il y a un faux raccord à cause des habits de la jeune fille. Précisons toutefois que cette idée est peu probable car on pourrait penser que les jeunes amoureux auraient quand même fait allusion (à table ou dans la rue) à cette soirée entre amis.

Soit cette scène de groupe est une scène vécue bien après (ou même le lendemain soir) la soirée où Philippe et Elisabeth sont dans la rue après leur dîner en famille. Toujours est-il que ces deux scènes collées l’une à l’autre nous surprennent car elles posent le problème de leur succession chronologique. Comment intervient le groupe de jeunes dans la scène alors qu’il était plus ou moins prévu que les deux amoureux allaient passer la soirée tous les deux, seuls, à l’hôtel.

En plus, Pialat brouille encore les pistes et déconstruit l’évolution des personnages en faisant intervenir un autre personnage. Le patron de l’hôtel surprend peu de temps après, les jeunes en train de fumer dans l’une de ses chambres qu’il leur a visiblement loué. Il les expulse de son établissement et va ’draguer’ une serveuse en lui proposant de faire l’amour avec lui. Le plan qui suit présente le même homme dans un autre bar avec une autre femme. Rien ne nous indique s’il s’agit de la même soirée, on aurait pu supposer que la discussion avec sa serveuse se poursuivrait avec celle-ci plutôt qu’avec une autre. L’origine de ce rendez-vous est inconnu et le cinéaste fait apparaître une jeune fille alors que nous en attendions une autre (la serveuse du bar).

Pour poursuivre sur cet éclatement narratif dû à une destruction des repères

spatio-temporels, attardons-nous sur la séquence qui suivra celle du mariage et

posons-nous les mêmes questions. Combien de temps s’écoule entre la scène du rendez-vous (entre le patron de l’hôtel et la jeune fille) et cette fête ? On ne le saura pas. Plusieurs jours ou plusieurs mois ont pu s’écouler entre ces deux moments.

Une donnée nous paraît pourtant claire : il n’est pas question d’années puisque l’on sait depuis le début (grâce au titre du film d’ailleurs) que l’action se déroule sur le temps d’une scolarité à cause de l’échéance du baccalauréat.

Le mariage possède également au sein même de sa propre construction un éclatement très intéressant qui nous fait penser qu’il n’y a pas uniquement un travail externe ; il existe ainsi un éclatement interne et propre à chaque grand bloc. Le bal commence et les danseurs sont filmés en plans larges. De temps en temps, et assez régulièrement, Pialat fixe un couple ou une situation précise de la soirée.

C’est tout d’abord une discussion entre deux jeunes, sur le sexe qui attire sa caméra. Ensuite, elle part filmer la piste de danse pour revenir peu de temps après, sur un couple de personnes âgées qui vont parler (sous forme d’un entretien mené par Bernard et son copain) de leur passé et de leur mariage. La caméra repart sur la piste et s’attardera après sur Bernard occupé à ’draguer’ la mariée peu farouche. Puis vient la scène qui montrera Bernard et Philippe en train de se disputer à cause d’Elisabeth trop proche de Bernard selon Philippe. Il est intéressant de noter que tous ces plans qui constituent la grande scène du mariage, n’ont pas non plus de liens spatio-temporels les uns avec les autres. Combien de temps s’écoule entre la discussion des personnes âgées et le moment où Bernard est avec la mariée ? Rien ne nous l’indique. Combien de temps s’écoule entre le moment où Bernard est avec la mariée et le moment où il se bagarre avec Philippe ? Pialat navigue de lieux en lieux avec sa caméra ; il voyage dans la salle au coeur de plusieurs groupes et capture des discussions, des situations où les personnages discutent entre eux de choses qui ne bouleverseront pas la ligne directrice du récit (le destin des personnages principaux en somme).

Pialat se moque finalement de nous apporter ces repères et se contente de filmer des moments qu’il collera les uns aux autres en imaginant que les corps des personnages toujours en mouvement324, seront le guide du spectateur dans sa reconstitution

spatio-temporelle.

Quels liens devons-nous établir entre ce mariage et les vacances au bord de la mer qui suivront puisque l’on ne connaît pas le temps qui s’est écoulé entre ces deux séquences ?

Sur plusieurs niveaux, le spectateur doit donc relier des moments et des espaces, des « blocs d’espace-temps » les uns aux autres : un niveau externe tout d’abord (l’enchaînement de ces grands « blocs narratifs ») et un niveau interne lié à un rétrécissement (l’enchaînement de petits « blocs narratifs » présents au sein de chaque grand bloc). Au sein de chaque grand bloc narratif, le spectateur devra donc lier à nouveau les plans les uns aux autres, prouvant ainsi que son travail s’effectue sur plusieurs niveaux.325

Mais souvent chez Pialat, un lieu privilégié devient le repère du film pour les personnages et pour le spectateur qui, du coup, parvient à se resituer au sein de l’espace-temps filmique souvent malmené.

Comme nous l’énoncions auparavant, le corps de Suzanne, dans A nos amours, se disperse de toutes parts et ne crée aucun lien entre les personnages qui ne se rencontreront jamais - leur seul point commun sera d’avoir vécu une histoire avec la jeune fille -. Si ce corps en perpétuel déplacement ne provoque aucun lien entre les personnages alors il est logique qu’il ne génère aucun lien entre les espaces où vivent tous ces personnages différents. Bernard vit dans un appartement ; Luc travaille dans un magasin et Michel vit dans un autre lieu qui nous est inconnu. Le père vit également dans un endroit que nous ne connaissons pas. Suzanne se déplace de lieux en lieux, à des moments différents, sans créer les passerelles qui nous permettent de relier tous ces lieux et tous ces moments dont nous ne pouvons saisir la temporalité exacte.

Quand va t-elle voir son père ? Combien de temps reste t-elle au lit avec Bernard ? Combien de temps s’écoule entre le moment où elle rencontre Jean-Pierre (son mari) et la date de son mariage ? D’ailleurs où le rencontre t-elle ? Combien de temps s’écoule entre le moment où elle se marie et le moment où elle part avec Michel en Californie ?

Le mystère est entretenu au sujet des durées, du temps écoulé et des espaces traversés. Où se trouvent les logements des amants de Suzanne ? Le mystère sera si grand que nous ne verrons jamais les lieux où vivent Luc, Roger le père et Michel. Luc apparaît dans un lieu public (un magasin), Roger dans une rue et Michel chez Suzanne. Le seul repère spatio-temporel qui nous est offert et qui nous guide dans notre progression au sein de ce récit éclaté, est : l’appartement familial.

L’appartement est le seul lieu où revient Suzanne très tard dans la nuit ou au petit matin. Ces retours au foyer familial sont des repères de temps pour le spectateur.

Ce lieu est tellement important que nous reviendrons plus loin sur l’impact et le rôle du foyer dans la construction narrative de l’auteur ; mais disons pour l’instant que les retours de la jeune fille dans son foyer familial (ou dans ce qu’il en reste) seront le moyen replacer le récit dans un cadre spatio-temporel ; cadre qui éclatera à chaque fois qu’elle sortira de cet appartement comme si la rue, les fêtes avec ses amis et les nuits passées avec ses amants, ne pouvaient avoir une réelle existence spatiale et temporelle. Sa liberté, l’insouciance qu’elle trouve à l’extérieur se matérialise donc dans le film par une perte quasi-totale des repères du temps et de l’espace, comme si cette liberté s’obtenait par l’ignorance ou l’élimination des données spatiales et temporelles qui positionnent notre corps au sein du monde.

Cette déconstruction ne veut pas forcément dire que l’espace devient abstrait.

Il garde sa contenance mais devient « quelconque » au sens où l’entendait Deleuze lorsqu’il analysait la crise de l’« image-action » au sein du cinéma moderne. Selon lui, l’« image-action » disparaît au profit de l’« image-affection ». Dans les écrits

multidirectionnels de Deleuze, comment devons-nous considérer le rôle de l’image et les différences émises par l’auteur ?

Tout d’abord, le philosophe s’appuie sur les films de Carl Théodore Dreyer et sur ses fameux gros plans pour introduire ce qui sera selon lui l’« image-affection »,

c’est-à-dire, le plus souvent, le gros plan d’un visage qui élimine la notion d’événement et prend à sa charge le fait que le personnage concerné, sera déconnecté de l’environnement dans lequel il se trouve.

Reda Bensamaïa, qui a étudié les écrits du philosophe, indique à juste titre que, pour ce dernier, le gros plan d’un visage n’est pas l’unique taille qui permet une rupture ou un décrochage avec l’espace et le temps. Evidemment, Deleuze insiste sur ce gros plan qui élimine la profondeur de champ et du coup toute chance de positionner le personnage dans son environnement devenu invisible. Mais il s’intéresse également à ‘« n’importe quel plan qui peut prendre la statut de gros plan : les distinctions héritées de l’espace tendent à s’évanouir. En supprimant la perspective « atmosphérique », Dreyer fait triompher une perspective proprement temporelle ou même spirituelle : écrasant la troisième dimension, il met l’espace à deux dimensions en rapport immédiat avec l’affect, avec une quatrième et une cinquième dimensions, Temps et Esprit.’  » 326

C’est à partir de ce constat que Deleuze en arrive à formuler la question de

l’« espace-quelconque ». En fragmentant, en découpant, et en réinscrivant les gros plans dans un ensemble où plans larges et plans serrés se conjuguent malgré leur appartenance spatiale et temporelle, le montage affectif peut alors s’installer.

C’est ce sur quoi s’est attardé Reda Bensamaïa dans l’une de ses recherches que nous citerons pour comprendre comment le découpage et l’éclatement du montage peuvent provoquer l’harmonisation d’une séquence grâce à la vision affective qu’on en aura.

Deleuze vient de nous annoncer qu’avec Dreyer

« tout était prêt pour le montage affectif, c’est-à-dire pour les rapports entre [plans] coupants et coulants, qui vont faire de tous les plans des cas particuliers de gros plans, et les réinscrire ou les conjuguer sur la « planitude » d’un seul plan-séquence en droit illimité » Or c’est, me semble-t-il, la mise à jour ou découverte de cette planitude ici du plan-séquence, ailleurs de la « fragmentation » ou de la dé-différentiation des espaces que se « taillent » les affects qui conditionnera la formulation de la question qui fera basculer toute la problématique de l’image (...).
C’est ce changement de perspective et la mise en évidence des rapports de l’affect au découpage de l’espace - un découpage qui, comme le dit Deleuze, « détrône le visage » - qui amène Deleuze au « dialogue » avec Marc Augé et à la nécessité de forger à nouveaux frais la notion d’« espace quelconque. »
327

Qu’est ce donc que l’« espace quelconque » ? Comment et sous quelles formes pourrions-nous parler d’« espace quelconque » lorsque l’on évoque l’espace dans le cinéma de Pialat ?

Un « espace quelconque » est « un espace qui est sorti de ses propres coordonnées, comme de ses rapports métriques. C’est [devenu] un espace tactile. » 328

C’est donc par des gestes de la pensée que le spectateur parvient à construire sa propre conception de l’espace-temps. 

« Un espace quelconque n’est pas un universel abstrait, en tout temps, en tout lieu, c’est un espace parfaitement singulier, qui a seulement perdu son homogénéité, c’est-à-dire le principe de ses rapports métriques ou la connexion de ses propres parties, si bien que les raccordements peuvent se faire d’une infinité de façons. » 329

C’est assez pour comprendre que l’espace quelconque détient toute sa richesse et prend du sens grâce à son hétérogénéité, son instabilité et son absence de liaisons qui s’appliqueront sur le récit entier ; récit que l’on pourra s’approprier dès lors que l’on considère que cet « espace quelconque est un espace de conjonction virtuelle, saisi comme pur lieu du possible. » 330

Ces disjonctions de l’espace et du temps et le morcellement narratif qu’elles engendrent, ne présenteraient aucun intérêt si elles n’ouvraient notre réflexion vers sur une toute autre dimension.

Ces ruptures et la « conjonction virtuelle et tactile » qui en découlent, éliminent en partie la liaison trop contraignante des personnages avec leur milieu et leur époque, en établissant des liens à la fois discontinus et distendus entre ces lieux et du coup entre les personnages y figurant. Du coup, tout rapport psychologique à l’autre est réduit à sa plus petite représentation. Impossibilité pour les personnages de s’installer...donc impossibilité pour eux, de prendre le recul nécessaire pour toute réflexion psychologique. Le dialogue est à l’image de la construction spatio-temporelle (que l’on doit s’approprier de la même manière) : éclaté, fragmenté, instable...et physique.

Cela dit, si l’homme n’est pas complètement détaché de son origine sociale, culturelle et historique, il parvient quand même à se détacher de son environnement présent et immédiat, prouvant ainsi qu’il n’est ni le produit ni le représentant de l’espace ou de la
société dans lesquels il vit.

Notes
313.

François Chevassu, « L’Enfance nue » in La Revue du cinéma n°226, mars 1969.

314.

Dominique Maillet, « Entretien avec Maurice Pialat » in La Revue du cinéma n°258, mars 1972.

315.

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., pp. 121-124.

316.

Jacques Aumont, « Les causes perdues », op. cit., pp.110-111.

317.

Andréa Martini, « Depardieu dans l’univers Pialat » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., p.169.

318.

Dans son article consacré au Garçu, Yann Tobin en profitera également pour retracer un bref historique des corps filmés par Pialat, dans l’ensemble de son oeuvre.

Yann Tobin, « Le Garçu » in Positif n°417, novembre 1995.

319.

Vincent Amiel, Esthétique du montage, op. cit., p.95.

320.

Michel Chion s’interroge sur le « vococentrisme » ; il définit le corps et plus particulièrement la voix humaine comme le centre constitutif du monde dans lequel évolue l’être humain. En somme, on prend conscience et on s’approprie l’espace autour de nous en le structurant, en s’y impliquant physiquement et en lui donnant du sens ; or cela est possible par le déplacement de notre corps et par la parole émise.

Michel Chion, « Le vococentrisme » in La Voix au cinéma, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, Collection Essais, Paris, 1992, p. 19.

Car bouger, raconter et communiquer, n’est-ce pas finalement prouver quelque part son appartenance au

monde ?

« Du coeur de l’espace et du temps, l’homme brave les limites dans lesquelles il évolue.

Il cherche un signe dans le ciel et aux enfers. Il interroge l’origine et la fin de tout. Il se demande comment il est engendré dans le monde. C’est à coup sûr par la parole qu’il est engendré comme sujet dans le monde qu’il organise. Il est parce qu’il parle. Mais la parole comme telle n’est pas un objet et ce qui parle - appelons-le la Parole - est absent du jeu des représentation du monde.

La Parole n’est pas objectivable. Et elle est pourtant ce sans quoi aucun objet n’est repérable dans le temps et dans l’espace.

Faute de pouvoir voir ce qui le constitue comme sujet parlant, c’est LE CORPS EN TANT QU’IL PARLE, LA PAROLE EN TANT QU’ELLE SE DONNE A ENTENDRE DANS UN CORPS que l’homme interroge en y reconnaissant le lieu secret de son identité désirante, son inconscient, sa ’limite’.»

Denis Vasse, La Chair envisagée - La génération symbolique -, op. cit., p. 8.

321.

Jacques Gerstenkorn, « « Contribution à une sémio-rhétorique du film » : le champ de l’ellipse au cinéma » in Après Deleuze - Philosophie et esthétique du cinéma -, Place Publique Editions et Editions Dis Voir, Collection Les rencontres Place Publique, Paris, 1996, pp. 131-139.

322.

Georges Didi-Huberman, « La solitude partenaire » in Cinergon n°3 - Rêve de montage / montage de rêve :

entre les images... -, Toulouse, 1996/1997.

323.

François Ramone, « Suzanne la perverse », op. cit.

324.

« Pialat filme les corps de ces jeunes acteurs comme matière première. Car ces jeunes accèdent au statut d’acteur non pour leur photogénie ou leur bonne ’nature’ mais par la capacité qu’ils ont (ou qu’ils n’ont pas) de plier leur corps aux impératifs d’une fiction qui les prend comme sujet(s), leur capacité de jouer et de faire émerger la vérité de leur propre personnage. Les jeunes sont là pour tenir un rôle, donner vie et corps à une figure dans le temps qui leur revient et dans les seules limites du cadre (...). »

Thérèse Giraud, « Note sur Passe ton bac d’abord », op. cit..

325.

On retrouve ici encore, les théories engagées par Jacques Gerstenkorn concernant l’ellipse narrative.

« L’ellipse la plus commune consiste dans le fait de sauter dans le déroulement narratif un certain laps de temps au cours duquel des événements significatifs ont pu se produire, à commencer par l’écoulement même d’une certaine durée diégétique. Il suffit ici de situer le point d’élision dans le tissu narratif pour distinguer deux espèces. (...) L’ellipse conserve cette valeur démarcative encore au sein d’une même séquence (ellipse interséquentielle), ou encore au sein d’une même séquence (ellipse intraséquentielle). »

Jacques Gerstenkorn, op. cit., p. 136.

326.

Gilles Deleuze, « Qualités, puissances, espaces » in L’Image-mouvement, op. cit., p. 152.

327.

La totalité du texte de Reda Bensamaïa est à prendre en compte dès lors que l’« espace quelconque » deleuzien est abordé. Nous renvoyons donc le lecteur à l’intégralité de ce texte.

Reda Bensamaïa, « L’espace quelconque comme « personnage conceptuel » » in Le Cinéma selon Deleuze,

op. cit., pp. 140-152.

328.

Gilles Deleuze, L’Image-mouvement, op. cit., p. 154.

329.

Ibid., p. 155.

330.

Ibid.