III.2 L’espace social : une organisation par le corps

a). Le voyage, le foyer familial

Lorsque l’on parle de foyer familial chez Pialat, on ne peut oublier que la maison est un lieu important et symbolique pour les personnages, tant ils passent du temps à la quitter ou à la réintégrer pour de multiples raisons...souvent inconnues d’ailleurs (la cause de ces déplacements nous faisant encore défaut...).

La maison devient un endroit-clé pour eux dans la mesure où, toujours en voyage et en mouvement, ils savent y revenir pour se ressourcer ou pour y régler des comptes.

Avant d’étudier le rôle de la maison dans les déplacements des personnages, commençons par envisager ce qu’est le voyage dans les récits de l’auteur.

En effet, il semblerait que la maison tienne une place déterminante dans la vie des personnages, davantage lorsqu’ils s’en éloignent que lorsqu’ils y vivent constamment.

Comme nous l’avions étudié quelques pages auparavant, le voyage est souvent le moyen d’échapper à son destin et le fait de partir très loin (A nos amours, Police, Passe ton bac d’abord, etc.) est le dernier recours utilisé par les personnages pour tenter de vivre une autre existence. Cet engagement dans le voyage est souvent le moyen de conclure le film, qui reste donc ouvert sur un avenir inconnu parce que lointain et incertain (du moins inconnu du spectateur et du cinéaste lui-même).

Mais, de temps à autre, le voyage fait déjà partie de la vie de certains personnages.

Comme c’est souvent le cas chez Wim Wenders, le voyage est un déplacement long et initiatique qui permet de relier les villes, les régions entre elles. Qui dit voyage dit alors errance.

Comme chez Pialat, les histoires des films du cinéaste américain tournent toujours autour d’une problématique du mouvement mais chez Wenders, le voyage des êtres fonde le récit alors que chez le cinéaste français, il est un élément qui revient et qui s’impose dès que le départ de la maison intervient. Sans ce départ et cette mise en parallèle (« ici »/« ailleurs »), le voyage n’existe pas. L’« ailleurs » existe parce que l’on est « ici » et « ici » existe parce que l’on peut imaginer rejoindre ou accéder (un jour) à un « ailleurs ». Ainsi, à aucun moment, le voyage est un état d’être chez le personnage ’pialatien’ alors qu’il l’est chez Wenders. L’état d’être du personnage chez le cinéaste français se situe au sein de la maison et dans la possibilité de s’en écarter et de s’y retrouver. Si chez Wenders, le personnage cherche le voyage (une quête intimement personnelle en définitive), chez Pialat, il est plutôt à la recherche d’une certaine stabilité aussi courte et insolite soit-elle.

Mangin (Police) cherche une femme pour s’installer, Van Gogh se retire dans l’Oise pour être tranquille à la fin de sa vie. Les jeunes de Passe ton bac d’abord se marient et restent à Lens (sauf deux d’entre eux) parce que c’est comme ça que cela doit se passer et rien ne pourra aller à l’encontre de cela, etc. La fatalité est plus ancrée chez Pialat qu’elle ne l’est en définitive chez Wenders dont les personnages parviennent sans cesse à contrecarrer leur destinée.

Chez Wenders, la maison n’a pas cette fonction car les retrouvailles, si elles ont lieu, se vivent dans des endroits anonymes : quoi qu’on y fasse et où qu’elle soit, la maison ne sera jamais un lieu complètement investi par les personnages (Alice dans les villes, Paris Texas, Jusqu’au bout du monde etc.) alors qu’elle pourra l’être de temps à autre chez Pialat. Dans Alice dans les villes, on recherche une maison à partir d’une photographie mais on n’y vivra pas. Dans Paris Texas, les retrouvailles s’effectuent dans un endroit (un lieu de rencontres secrètes et intimes) où les murs permettent des rapports très particuliers ; l’homme retrouve sa femme qu’il voit à travers un miroir, sans qu’elle puisse le voir.

« Ce qui est important, c’est d’avoir le « bon point de vue », d’être en chemin. C’est leur inspiration : être en route. J’aime beaucoup cela, moi aussi : non pas « arriver », mais « aller ». L’état de mouvement, c’est ce qui est important pour moi. Quand je reste trop longtemps à un endroit, j’éprouve une espèce de malaise : non pas que je m’ennuie, mais il me semble ne plus être aussi ouvert que quand je voyage.
La meilleure façon de faire un film, pour moi, c’est le déplacement, mon imagination travaille mieux alors. Dès que je reste trop longtemps quelque part, je n’arrive plus à imaginer de nouvelles images, je ne me sens pas libre.
On croit souvent que ces personnages qui ne vont « nulle part » perdent quelque chose. Qu’il leur manque quelque chose, qu’ils n’ont pas d’endroit où aller.
C’est exactement le contraire : ces personnages ont la chance de ne devoir aller nulle part. Pour moi, c’est aussi une liberté : continuer d’aller sans savoir où. Ne pas avoir de chez-soi où l’on doit rentrer, pour moi, c’est une idée très positive, très attirante. »33316

Les personnages de Pialat ont tous un « chez-soi » et toute l’ambiguïté et la richesse de leurs déplacements se mesurent justement en fonction des rapports qu’ils entretiennent avec ce lieu.

Dans L’Enfance nue, la structure narrative est non seulement basée sur le voyage du garçon (sur ses déplacements physiques) mais surtout sur les arrivées du garçon en des lieux précis qui deviendront de véritables points de repères pour le spectateur.

D’un lieu à l’autre, il est acheminé (et nous spectateurs, nous sommes guidés), par des moyens de transports qui créeront les passerelles entre les différentes grandes séquences du film. Constatons donc que, contrairement à Passe ton bac d’abord où nous avions précédemment remarqué le manque de liaisons entre les grands blocs narratifs, le récit de L’Enfance nue possède des relais qui permettent de nous faire passer d’une étape à une autre sans grand(s) choc(s).332

La voiture, le train sont autant d’exemples qui nous font traverser les régions en nous montrant que François se déplace et vit au rythme de ces bouleversements géographiques, qu’il ne maîtrise pas toujours. Ces véhicules constituent des liens qui proposent au spectateur d’intégrer la logique des déplacements vécus par François.

Le « parcours » semble être le terme le mieux adapté pour évoquer la nature de ces déplacements physiques.333

Ainsi, le voyage de François est aussi un parcours initiatique ; il s’oppose aux institutions du monde auquel il est confronté et connaît de ce fait, une évolution, une éducation difficiles et formatrices dans la douleur.

Les autres personnages de Pialat (sauf peut-être Donissan dans Sous le soleil de Satan)334 ne connaissent pas vraiment l’épreuve au sein de leur déplacement. Leur voyage n’est pas semé d’embûches mais reste toujours délicat lorsqu’il s’agit de revenir au sein du foyer familial. Certes, les personnages de La Gueule ouverte (et en particulier Philippe et le garçu) vont devoir supporter la mort de Monique mais ils n’ont pas à se déplacer hors de la maison ou hors de leur région, alors que François est le seul personnage qui se doit d’assumer une vie faite de longs voyages.

Est-ce alors pour cette raison que le cinéaste s’est exceptionnellement appliqué à définir les relais (trajets en véhicules, récurrence des institutions et interventions des personnes y faisant référence, etc.) nécessaires à la compréhension de cet éternel voyage ?

Dans Nous ne vieillirons pas ensemble ou dans Loulou, le voyage n’existe pas en tant que tel. Les personnages bougent énormément mais ne partent pas d’un point « x » pour finalement arriver à un point « y » comme c’est le cas pour François (même si ce dernier revient au même endroit de départ (la D.D.A.S.S), à la fin du film). Les liens entre leurs déplacements ne sont donc pas clairs ni à éclaircir obligatoirement, car ce manque d’informations et cette pénurie de relais nous permettent d’envisager et de ressentir l’errance de ces personnages qui se déplacent dans des périmètres toujours étroits et facilement maîtrisables (un quartier ou au pire une région, et encore...).

En revanche, l’errance de François dans L’Enfance nue est le véritable sujet du film ; le cinéaste s’est donc appliqué à créer les transitions, utiles à la clarté d’un voyage pourtant long et tortueux. D’une famille à l’autre, il voyage en train ou en voiture, se promène dans les villes qui l’accueillent et se heurte sans cesse à des groupes d’individus toujours différents selon les lieux où il est transporté.

Contrairement à tous les autres personnages qui ont une famille, des amis ou un foyer, François reste réellement le seul à n’avoir aucun lien (humain ou matériel) avec le monde qui l’entoure. Suzanne (A nos amours) a un foyer, Loulou a une femme et un appartement, Mangin (Police) a des amis et un appartement, etc. François n’a rien de tout cela. Il ne fait que passer ; son corps est en transit, perdu, errant, ballotté.

« Non pas déraciné, cela lui supposerait une terre d’origine, mais déplacé, flottant, sans racines pour le raccrocher, sans mots pour lui nommer les objets du monde. » 335

Mais paradoxalement, si François n’a pas de racines, il semblerait qu’il soit le seul personnage à avoir un point de départ (« x » = la D.D.A.S.S) et un point d’arrivée (« x » = la D.D.A.S.S), qui sont par ailleurs identiques et bien identifiables.

Si les personnages des films de Pialat ne savent pas vraiment d’où ils viennent (Gérard dans Le Garçu et Philippe dans La Gueule ouverte iront chercher leurs racines en Auvergne) ni où ils vont, François, en revanche, a ces données en main (même s’il est de père inconnu) ; cela dit, le fait de connaître ces éléments ne l’aideront en rien dans sa progression puisqu’il retournera d’où il est venu sans perspective de sortir du cercle vicieux à l’intérieur duquel il se débat pour prouver son existence.

Si François est un personnage errant, est-il pour autant, comme les personnages de Wenders, le témoin d’une société, d’une époque et par là-même, le porte-regard du cinéaste qui pose et construit (à travers les yeux de son héros) sa pensée sur le monde représenté ? Le cinéaste suit l’enfant dans ses voyages mais s’implique t-il forcément dans une réflexion sur le système dans lequel son personnage évolue ? La distance évoquée précédemment nous indique que l’enfant n’est pas en premier lieu le

porte-regard du cinéaste ; il peut le devenir par la force des choses, au fil du temps et de son parcours. Le détachement que le cinéaste s’applique à créer vis-à-vis de l’enfant génère un fossé entre ces deux positions, entre ces deux regards. Mais lorsque l’on épouse le regard de l’enfant lors de ses divers déplacements (la caméra est en effet toujours accolée à ce personnage), on peut penser que le regard de François est quelque part celui du cinéaste qui s’implique de cette façon dans la fiction. Le cinéaste ausculte le système adoptif français et plonge au coeur des familles d’accueil ; y a-t-il seulement un discours dénonciateur ou une volonté de proposer une critique de la situation vécue par François ?

François, sans cesse transporté contre son gré et contre toute possibilité de gérer

lui-même ses propres déplacements - c’est en effet l’instructeur Letillon qui le déplace de loin à coups de grandes procédures administratives -, est un témoin plus qu’un acteur de sa propre vie et du monde dans lequel il évolue. N’est-ce pas là aussi la position du cinéaste qui est un témoin (plus qu’un acteur) du monde qu’il filme et dans lequel il vit ? Passif, le personnage de François est un être ballotté, dirigé de loin par l’administration incarnée par le Directeur, Letillon. Il ne décidera jamais de ses propres déplacements et sera en quelque sorte victime des décisions administratives que prendront les autres à son égard.

Il est un corps passif plus qu’un corps actif dans son environnement et il ne contrôle pas ses propres mouvements, ses voyages, ses déplacements.

Comme chez Wenders, à cette errance physique vécue par l’enfant s’opposent des moments chaleureux vécus au sein du foyer d’adoption. Le parcours de l’enfant est fondé sur son errance perpétuelle, ponctuée de quelques haltes au sein de différents foyers d’adoption ; il ne s’agit donc pas de croire que François est intégré dans un système adoptif qui serait alors ponctué d’une errance, principale conséquence de ses écarts inacceptables. François est définitivement et viscéralement errant, déraciné, en mouvement, impossible à intégrer, déplacé malgré lui.

« Tel est l’argument d’Au fil du temps. Extrêmement ténu, il se résume à deux personnages, un camion et un itinéraire, jalonné de cinémas (...).
La dualité qui habite les personnages de Wenders est posée dès le début du film par le camion de Bruno qui permet le transport tout en étant lieu d’habitation :
« ...un pays [l’Amérique]...où, par exemple, on pourrait à la fois être chez soi et en route. En Amérique, on trouve cela. MOBILE HOME. Combinaison contradictoire de mots qui définissent pourtant une liberté, peut-être mince, mais que je tiens en haute estime. ’Mobile’ a une connotation de fierté et signifie le contraire de ’rigidité’, de ’marcher sur place’, ’rester assis’. »
Le camion de Bruno réunit ce qui à première vue s’oppose : le chez-soi et le mouvement en avant (...).
Au fil du temps est fait d’une succession de situations, sans lien de causalités entre elles. Ces situations sont issues de la co-présence des deux hommes dans le même espace-temps et créent ainsi l’histoire de ce moment de vie qu’ils partagent. Elles sont également générées par l’itinéraire que Bruno suit, d’une salle de cinéma à l’autre (...).
Au fil du temps implique à la fois un mouvement en avant dans le temps qui s’écoule et un retour en arrière dans le temps passé, à travers les lieux visités. Cependant, cet aller-retour entre ces deux espace-temps se fait dans la succession du jour et de la nuit, dans le défilement de l’espace parcouru, dans le présent de la diégèse. Comme son titre l’indique, le film est structuré par l’écoulement du temps qui constitue le seul moteur de la progression. La juxtaposition de ces différents moments dans lesquels se succèdent trajets et arrêts, l’absence d’a priori quant au but du film, son tournage au jour le jour, dans la continuité, en font un film en forme de chronique et le rattachent au cinéma de la modernité (...).
Il s’y déroule des scènes qui se situent dans le domaine non-verbal et ont un fort contenu symbolique ou imaginaire. En effet, comme Philip, Robert et surtout Bruno parlent peu. Wenders dit d’eux :
« La difficulté est davantage de parler avec quelqu’un d’autre. Il leur manque le désir de parler », car la réalité, difficile à saisir, se dérobe sous les mots. Aussi le geste, le corps dans sa spontanéité apparaissent dans ce film comme la source de l’expression et, dans une certaine mesure, de la rencontre et de la création. »
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Denyse Cayla sous-entend que les personnages d’Au fil du temps n’ont pas vraiment de but ; leur voyage selon elle, n’a pas d’aboutissement. Cela dit, leur itinéraire est motivé voire préparé par les projections cinématographiques qu’ils doivent assurer en divers lieux du pays. Chez Wenders pourtant, les déplacements de certains autres personnages, ont des buts précis et clairement affichés : Alice (Alice dans les villes) parcourt l’Allemagne à la recherche d’une maison qui l’amènera à sa mère. Le héros de Jusqu’au bout du monde n’a qu’une obsession : ramener des images provenant du monde entier à sa mère aveugle. Dans Paris Texas, le personnage principal souhaite retrouver sa femme qui s’est enfui. L’esthétique du mouvement chez Wenders s’établit donc sur des itinéraires constamment motivés par une quête, ce qui n’est pas le cas chez les personnages de Pialat. Chez le cinéaste français, la quête n’existe pas à première vue, du moins elle n’est pas clairement dévoilée ; car nous verrons pourtant plus loin qu’une quête profonde et cachée motive leurs déplacements (elle n’est pas assumée comme chez Wenders, chez qui, elle participe entièrement à la création narrative).

A la différence de chez Wenders (chez qui les personnages sont souvent pressés par le temps qui passe et qui devient le moteur de la narration), le personnage (chez Pialat) n’a pas la notion du temps qui passe. Il vit tous ses déplacements hors du temps, hors de toute notion ou perception réalistes du temps qui passe. Loulou vit au jour le jour et cet état d’être lui fera du tort vis-à-vis de son entourage qui le qualifiera d’irresponsable. D’ailleurs, la grossesse de Nelly et les neuf mois qui seront le compte à rebours avant la naissance de son enfant, n’auront aucune influence sur lui (sur son comportement vis-à-vis du travail et sur sa possible intégration sociale).

Seules deux exceptions peuvent nous faire croire que certains personnages se soucient du temps qui passe. Passe ton bac d’abord est l’une de ces exceptions. Les jeunes nordistes savent que leur année est conditionnée (les parents le rappellent assez) par l’épreuve du baccalauréat. La Gueule ouverte présente aussi des personnages qui ont conscience du temps qui passe car ils attendent tous (avec impatience) la mort de Monique. Combien de fois le garçu dira qu’il en a marre et qu’il souhaite que « cela se termine rapidement ». Le récit s’en ressent et se structure plus ou moins sur ces attentes ou perspectives. Le sujet de ces films devient du coup, par certains moments, la quête ou la motivation des personnages.

Comme les personnages, le spectateur ignore tout de la temporalité filmique. Le temps semble donc moins important pour le personnage que ne l’est l’espace car leur quête ou le but de leur voyage ne sont pas vraiment déterminés. Leur déplacement et le sens de leur quête (celui que nous évoquerons dans les pages suivantes) existent dans une temporalité plus diffuse, plus longue et plus imperceptible. Pour cette quête (que nous dévoilerons plus loin), le temps n’a ni cadre ni mesure. Cette quête est celle de toute une vie et non d’un moment précis et calculable.

Sa durée est finalement celle d’une vie, c’est-à-dire, inconnue et impossible à évoquer ou à représenter, du moins à l’avance.

La relation du personnage à l’espace est cependant plus claire (chez ces personnages) qu’elle ne l’est avec le temps, comme en témoignent les allers et retours effectués au sein du foyer, véritable repère (spatial et...temporel...).

Chez Pialat, tous les personnages entretiennent avec l’espace et plus précisément avec le foyer ou la maison, des rapports ambigus et souvent déterminants pour leur progression et pour leurs relations avec leur entourage.

Comme dans le film tourné pour la télévision intitulé La Maison des bois, la maison est le lieu des habitudes et de repères quotidiens fondateurs d’une bonne santé au sein du groupe humain,

« car la maison est notre coin du monde. Elle est - on l’a souvent dit - notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. Un cosmos dans toute l’acceptation du terme (...). (...) il nous faut montrer que la maison est une des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme. Dans cette intégration, le principe liant, c’est la rêverie. Le passé, le présent et l’avenir donnent à la maison des dynamismes différents, des dynamismes qui souvent interfèrent, parfois s’opposant, parfois s’excitant l’un l’autre. La maison, dans la vie de l’homme, évince des contingences, elle multiplie ses conseils de continuité. Sans elle, l’homme serait un être dispersé. Elle maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être humain. Avant d’être « jeté au monde » comme le professent les métaphysiques rapides, l’homme est déposé dans le berceau de la maison. (...)
Mais au delà des souvenirs, la maison natale est physiquement inscrite en nous. Elle est un groupe d’habitudes organiques. A vingt ans d’intervalle, malgré tous les escaliers anonymes, nous retrouverions les réflexes du « premier escalier », nous ne buterions pas sur telle marche un peu haute. Tout l’être de la maison se déploierait, fidèle à notre être. Nous pousserions la porte qui grince du même geste, nous irions sans lumière dans le lointain grenier. (...) En somme, la maison natale a inscrit en nous la hiérarchie des diverses fonctions d’habiter. Nous sommes le diagramme des fonctions d’habiter cette maison-là et toutes les autres maisons ne sont que des variations d’un thème fondamental. Le mot habitude est un mot trop usé pour dire cette liaison passionnée de notre corps qui n’oublie pas à la maison inoubliable. »
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Souvenons-nous de la préparation du repas par la cuisinière dans le film Van Gogh.

Cette longue séquence précédant le repas de famille à la campagne (où seront ainsi présents Théo, sa femme et leur enfant) est le symbole du bonheur qui règne entre Marguerite et son père qui n’hésitent pas à goûter les mets en faisant des réflexions amusantes sur les plats préparés. Pourtant, si le bien-être semble se retrouver au sein de la maison et plus encore autour d’un bon repas familial (Loulou, Van Gogh, etc.), il faut remarquer qu’aucun personnage n’a de maison à lui. Il est toujours présent dans un lieu qu’il ne possède pas entièrement. Loulou vit chez Nelly qui paie la location de l’appartement (d’ailleurs, le frère de cette dernière le fera remarquer) ; Vincent Van Gogh vit dans une auberge ; Mangin (Police) vit à droite et à gauche (rues, commissariats, bars, etc.) sauf dans son bel appartement dont les meubles ne sont là que pour la décoration (il dira à Lydie qu’elle peut utiliser sa salle de bain que personne n’utilise habituellement) ; Donissan (Sous le soleil de Satan) vit chez

Menou-Segrais (du moins dans sa paroisse) ou dans la vaste maison de Dieu ; les jeunes de Passe ton bac d’abord vivent chez leurs parents (d’où le malaise et la volonté d’afficher sa liberté) ; Philippe et Nathalie (La Gueule ouverte) vivent chez le garçu en Auvergne et pour finir, notons qu’à aucun moment, Jean et Catherine (Nous ne vieillirons pas ensemble) ne seront ensemble dans leur demeure. Jean ira chez sa maîtresse et Catherine chez ses parents ; ils ne peuvent vivre ensemble même physiquement, dans le même espace et c’est pour cette raison qu’on les voit toujours dans des lieux de passage ou dits de transition, anonymes, appartenant finalement à la fois à tout le monde et à personne, (rues, voitures, hôtels, bars, etc.). Enfin, Gérard (Le Garçu) vit chez son ex-femme, chez sa maîtresse et surtout chez Sophie et Jeannot sans pouvoir se retrouver dans ses lieux personnels. Même chez lui, il osera inviter sa maîtresse alors qu’il avait déjà demandé à son ex-femme de venir passer la soirée avec lui, d’où le départ précipité de cette dernière.

Chaque film de Pialat montre que le personnage est dans l’incapacité à vivre chez lui, dans un lieu qui lui appartient réellement. Déplacé et sans cesse « ailleurs » par rapport à l’endroit où il devrait être (sur son propre territoire, en somme), le personnage chez Pialat est rivé aux autres et investit toujours un lieu dont il ne fait pas partie. Son errance et sa perte sont issues de cette impossibilité d’arpenter, de posséder, de s’approprier ses propres lieux et d’en faire un espace de vie singulier ayant également sa propre histoire. Ainsi, parce que les personnages partagent un lieu commun, leur vie semblent être liées ; Gérard (Le Garçu), Philippe (La Gueule ouverte) et bien d’autres dépendent des personnages qui les accueillent et l’enjeu se situera dans cette volonté d’acquérir enfin coûte que coûte son indépendance, même si elle sera de courte durée. En vivant chez leurs parents, bien des personnages sont obligés d’accepter les lois dictées par ceux-ci.

L’enjeu de chaque existence sera fondé sur cette volonté de faire un pas de côté, de se déplacer afin de créer une fracture vis-à-vis des règles ou repères préétablis.

C’est parce qu’elle rentrera trop tard le soir, que Suzanne (A nos amours) parviendra à montrer à son père (à cheval sur les horaires) qu’elle est maintenant libre et autonome.

Ces rentrées tardives qui marqueront donc une volonté certaine d’afficher sa liberté de pouvoir faire ce qu’elle veut et quand elle veut, seront aussi un prétexte à la violence du frère et de la mère qui ne comprendront pas ce besoin d’émancipation.

A la fin, elle part de chez elle, tout comme les jeunes de Passe ton bac d’abord ou même l’abbé Donissan ; mais leur départ ne se fera pas sans fracas. Il paieront le prix de cette liberté et retrouveront quelque part la dépendance qu’ils ont tant combattue par le passé. Ainsi, Suzanne sera rattachée à Michel même si elle sera loin du foyer familial trop étouffant ; Donissan sera obligé de se suicider pour éviter d’être l’esclave de Satan. Pour ces personnages souvent soumis et donc désespérés, seules la fuite ou la mort (comme nous l’avons déjà vu) seront les moyens d’échapper à l’autre et à ses lieux au sein desquels ils n’auront jamais pu s’intégrer.

François, dans L’Enfance nue, n’est que de passage, et par conséquent ses repères spatiaux sont restreints.

Tout d’abord, il n’a pas de chambre chez sa première famille d’accueil. Il dort dans le couloir, sur le palier plus exactement, en haut des escaliers, et le Directeur de la D.D.A.S.S. le fera remarquer aux parents, comme si le fait de ne pas avoir sa propre chambre (d’endroit à lui en quelque sorte) pouvait avoir des répercussions sur le bien-être l’enfant. Cet exemple montre à quel point, les personnages de Pialat, même dans leur propre maison, sont des êtres décalés, déplacés.

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Cependant, Mémère quant à elle, n’oubliera pas de montrer la chambre dès que ce dernier fera son entrée dans son nouveau foyer ; ‘« ça, c’est ta chambre à toi tout seul !’  ».

De plus, la femme insistera sur le fait qu’elle ne veut pas voir de désordre dans cette pièce. On remarque par ces paroles, que, dès le début, l’enfant est accueilli et (en)cadré ; elle lui donne un règlement qu’il devra respecter. Le langage verbal succède ici au silence pesant constaté chez la première famille d’accueil.

Lorsque François est à l’étage chez le jeune couple nourricier, la femme ne bouge pas et se contentera de crier pour le faire venir : « Qu’est ce que tu fabriques là-haut, viens ici ! ». Ce genre de phrase montre à quel point le gosse n’est pas du tout considéré ni intégré. On crie, on hurle ou on se tait pour le guider ; on lui refuse constamment le dialogue explicatif.

Au contraire, dès son arrivée chez les Thierry, Pépère s’empresse de lui faire visiter la maison ; « viens avec moi, je vais te faire visiter la baraque » dit-il en le plaçant physiquement dans ce nouvel espace (il le guide en lui tenant les épaules).

Dans le garage, le vieil homme présente les lieux et explique à l’enfant le fonctionnement du véhicule et l’ensemble des modes de vie de la famille (sortie le week-end, pique-niques, etc.).

Dès son arrivée, l’enfant est en mesure de distinguer chacune des pièces de la maison et par la même occasion, la vie et les règles sociales qui existent dans chacun de ces endroits. Lui offre-t-on pleinement la possibilité de trouver sa place au sein de ce nouvel espace ?

Quelques repères spatiaux sont donnés à François chez les Thierry.338

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Dans cette maison, on ne lui refuse pas le corps à corps ; Mémère le prend par les épaules lorsqu’elle lui montre sa chambre ; elle s’assoit à ses côtés sur son lit lorsqu’il est malade, etc.

L’espace est tactile ; chez les Thierry, le corps de François est toujours au contact d’autres corps.

La solitude physique n’existe pas au sein de la maison.

Avant d’aller à la fête foraine, tous les membres de la famille sont réunis dans la petite cuisine et sont presque collés les uns aux autres.

Lors du mariage aussi, les danses et les chants créent une ambiance et une union physiques et collectives.

Mais comme nous le notions précédemment, la maison reste un espace au sein duquel d’autres espaces et d’autres règles se créent. La cuisine dans La Gueule ouverte est le lieu collectif où l’on se retrouve en famille comme dans A nos amours où la salle à manger, assez vaste, permet d’accueillir tous les personnages pour le meilleur (les repas) et pour le pire (les bagarres interminables).

Dans la cuisine et face à Nathalie, le garçu (La Gueule ouverte) parle de sa femme et de la vie qu’il mène depuis qu’elle est malade. C’est un lieu de confessions, plus intime qu’ailleurs.

Dans A nos amours, on remarquera que le foyer familial est très compartimenté comme le montre le schéma suivant.

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Le plan ci-dessus, nous montre que chaque personnage peut posséder son propre lieu et peut retrouver d’autres membres de sa famille dans le lieu destiné à cet égard (l’atelier-salle à manger où règne le père). Alors, comme nous l’analyserons plus en détails par la suite, la narration va se fonder sur ces transgressions de territoires attribués à chacun des personnages. Lorsque le père s’infiltre dans la chambre de la fille, c’est pour perturber l’intimité de cette dernière (couchée dans son lit avec l’une de ses copines). Son corps à demi-présent dans l’encadrement signifie bien le

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dérangement créé par cette intrusion. Tout l’enjeu sera de perturber et de solliciter l’autre en rentrant par surprise dans son territoire, à un tel point que la narration va pouvoir trouver ses marques sur ces irruptions imprévues.

Souvenons-nous du père dans La Gueule ouverte qui rentre sans frapper dans la chambre de son fils au lit avec Nathalie, nue. Le bouleversement, la crise, l’objet même de la narration se fondent donc sur ces perturbations ou ces destructions de frontières au sein même du foyer.

Mais la maison, plus que les pièces qui la composent peut être un espace d’expression important pour les personnages qui, au rythme des leurs relations choisiront de la quitter ou de la retrouver.

La maison (pôle à la fois attractif et répulsif), est au coeur des mouvements des personnages, de leurs allers et retours incessants.

Rentrer à l’intérieur aux bonnes heures ou rester à l’extérieur loin de la chaleur du foyer familial : cette alternative inhérente à la question de l’espace, constitue le terreau de la construction narrative de L’Enfance nue.

En effet, la maison est le point central vers lequel François retourne toujours après avoir erré dans les terrains vagues, cinémas ou autres lieux plus ou moins sordides (voies ferrées, chantiers, etc.).

La maison est un pilier narratif au même titre que Letillon, le Directeur, qui posait déjà de nombreux jalons dans les parcours de l’enfant et du spectateur.

Pour le spectateur, la maison est un espace de reconnaissance, un point de repère, qui l’aide à naviguer dans l’histoire. Lorsque la perte de repères spatio-temporels s’impose, la maison revient pour stabiliser à nouveau le cheminement tortueux du spectateur.

Point d’ancrage pour le spectateur, la maison l’est aussi pour l’enfant qui y vit.

Aussi, le départ de cette maison est au centre de beaucoup de discussions. Prenons l’exemple de tante Claire qui pose des questions sur François: « D’où vient-il ? », « il a encore ses parents ? ». Suite à ces paroles, Raoul s’énerve et menace Mémère de partir: « Si tu m’embêtes encore, j’m’en vais! » dit-il en colère.

Ces enfants, rappellent donc sans cesse leur liberté, leur non-appartenance, leur

non-intégration au foyer qu’ils rejettent, même s’ils en font partie physiquement ; ces personnages revendiquent verbalement cette errance, ce déracinement et ce décentrement par rapport à un espace inhabitable.

Et c’est bien le problème de Mangin dans Police qui n’a de cesse de répéter à Lydie (la prostituée qu’il invite chez lui) que tout est neuf et que la salle de bain lui a coûté ’les yeux de la tête’. Tout est rangé et trop neuf chez le policier qui a justement,

lui aussi, des difficultés à s’approprier l’espace dans lequel il vit. Voyons comme il est heureux d’offrir une douche et une serviette à la jeune femme qui doit être la première à utiliser ce lieu fade parce qu’inhabité. On sent bien qu’il manque une femme et que cet appartement dans lequel il ne veut pas rentrer après le travail, est vide, sans vie.

Sa maison n’existe pas parce qu’il ne parvient pas à la faire vivre.

« L’espace est conçu comme un bloc homogène (et un bloc d’espace-temps), portant en soi ses propres tensions et résolutions. Perçu comme littéralement inhabitable, il est relativement indifférent. Aucun personnage de Pialat n’est attaché à son lieu, à son décor, à la façon dont peut l’être un héros minnellien, par exemple. Il y est au contraire projeté malgré lui (à la suite de la catastrophe), affronté à un vague inconnu vis à vis duquel il conservera toujours une altérité radicale ». 339

Rester ou partir : Joël Magny nous rappelle dans son livre, que François n’est à sa place nulle part.

Au sein même de la maison, il lui arrive d’être rejeté, expulsé. Dans la cuisine, on le met dans sa chambre ; dans sa chambre, on lui dit de redescendre, etc. ; ces déplacements physiques souvent brutaux - au sein de lieux dans lesquels il est impossible pour l’enfant de rester - constituent le fondement même de l’errance de François. Ils mettent en avant les rapports difficiles qui subsistent entre un être et son espace.

« Comme tout cinéaste un peu conséquent, Pialat n’invente pas seulement des personnages et des péripéties (ce serait mesquin), il invente l’espace autour d’eux. Invisible, incertain mais très réel ». 340

L’unique lieu de la maison où François retrouve des repères solides, est la chambre de Mémère la vieille.

Dès son arrivée, il est attiré par cette pièce à un tel point qu’il entrebâille la porte pour observer discrètement ce qui s’y passe. C’est une pièce de la maison où règnent le calme et la gaieté.

L’espace est comme rétréci par le choix des cadrages rapprochés sur les personnages et surtout, il est, comme nous le notions précédemment, tactile (c’est-à-dire intime) par les corps à corps qui marquent les relations privilégiées qui se tissent entre le garçon et la vieille dame.

François fait chanter Mémère la vieille ; il lui apporte le journal, et lui lit une histoire. Par conséquent, et nous développerons cette idée plus tard, il parle avec elle.

Grâce à cette femme, il retrouve l’usage de la parole. Cette chambre (dans laquelle peu de personnages peuvent entrer) est un lieu lié, dédié à la parole.

Le lit, l’armoire, la porte, le fauteuil, présents dans la chambre de Mémère la vieille sont autant d’objets auxquels il s’habitue en venant la voir. Ainsi, son corps trouve une place dans ces moments d’échanges verbaux qui lui sont offerts par la vieille dame, preuve que dans ce lieu restreint, le corps peut trouver sa place. N’est-ce pas à la mort de Mémère la vieille que François perdra ses repères et provoquera ensuite un grave accident de la route, qui le propulsera en maison de correction. Il perd un lieu et par là même ses repères.

Mais si la maison est un lieu où certains personnages parviennent à retrouver un certain équilibre, un bien-être vital, elle reste également un lieu où ils règlent leurs comptes sans doute parce qu’ailleurs ils ne peuvent le faire.

Dans Passe ton bac d’abord, lors du mariage, la mère sera témoin de la bagarre entre Philippe et Bernard apparemment trop proche d’Elisabeth. Le lendemain, dans le salon (toujours et encore), la mère reprochera à sa fille, son attitude vis-à-vis d’un garçon qu’elle aura privilégié au cours de la soirée en délaissant son compagnon, Philippe. La discussion s’envenime et la mère fait une crise de nerfs et s’en prend violemment à sa fille.

Elle lui court après et les deux corps tournent, sans s’arrêter, autour de la table de la salle à manger. Elles se battent et Elisabeth s’enfuit en claquant la porte.

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Il semblerait que le salon soit le lieu des bagarres entre les personnages qui attendent d’être de retour à la maison pour régler leurs histoires de famille.

Dans Van Gogh, les deux frères se disent ce qu’ils ont sur le coeur, autour d’une table, dans la salle à manger. En ce sens, la maison est lieu l’on redéfinit les relations entre les personnages et du coup les nouvelles directions narratives. Lorsqu’il y a retour à la maison, il faudra donc s’attendre à de nouvelles perspectives narratives.

Le départ du foyer sera souvent la conséquence d’une discussion plus ou moins violente qui aura eu lieu au sein du foyer familial, même si, souvent (toujours), les personnages impliqués ne sont que de passage et règlent leurs comptes en deux temps trois mouvements (Suzanne, Gérard, Loulou, etc.).

Comme une étoile filante, le personnage surgit, dit ce qu’il a à dire (s’il le peut) et s’en va aussi vite qu’il est arrivé (Roger à la fin du film A nos amours).

Dedans, dehors : nous verrons plus loin les différences qui se mettent en place entre les notions de « lieu » et d’« espace ». La maison n’est pas un lieu où le personnage évolue humainement ; c’est un lieu où il se recentre, se résume et éclate. Ce n’est généralement pas un lieu où l’on réfléchit, où l’on discute. C’est un lieu où l’on s’exprime physiquement, souvent avec violence d’ailleurs.

La seule fois où Jean (Nous ne vieillirons pas ensemble) ira chez ses

beaux-parents (en famille), ce sera pour les menacer suite au départ précipité de Catherine.

Il revient dans cet endroit familial pour régler ses comptes et pour retrouver celle qu’il croit aimer. Il vient pour dire ce qu’il a sur le coeur.

Dans Loulou, on déjeune chez Mémère pour passer un bon moment mais également pour mettre au clair certaines choses (notamment pour parler de la situation de Loulou qui va être père). Au même moment, Thomas réglera ses comptes avec le reste de la famille en menaçant Rémy (le fils adoptif) avec un fusil. Cette scène démontre à quel point le repas chez Pialat tourne toujours au drame, comme si c’était l’endroit et le moment privilégiés pour déstabiliser l’autre et pour s’affirmer aux yeux du groupe.

Dans A nos amours, le père reproche à sa fille d’être trop maquillée à table et il viendra régler ses comptes avec sa belle-famille et sa femme au moment d’un repas auquel il n’a pas été invité. Il s’introduit à l’insu de tous pour stimuler un repas trop tranquille et pour donner au récit une nouvelle tournure...celle du conflit qui provoquera le départ du père, jeté violemment par sa femme, hors de l’appartement.

L’espace où le personnage parvient à se constituer en tant qu’être humain est un espace souvent communautaire et étranger à la maison. La maison est certes un lieu communautaire (parce que familial) mais le personnage parvient surtout à s’affirmer lorsqu’il s’en écarte, pour retrouver, la plupart du temps, d’autres espaces collectifs.

La maison est un espace de déconstitution pour le personnage qui vient déverser toute son énergie, sa violence, sa haine dans ce lieu où se finalisent et se gèlent les rapports humains (intenses et douloureux). En revanche, d’autres endroits communautaires plus informels, ayant également leurs propres lois, existent et sont véritablement les lieux de constitution du personnage, qui trouve ainsi d’autres repères et d’autres possibilités de se façonner en tant qu’individu.

Notes
331.

Wenders Wim, La Logique des images - Essais et entretiens -, Editions de l’Arche, Paris, 1990, p. 61.

332.

Pour garder l’idée du corps-pilier qui structure les déplacements au sein du film et pour insister sur le fait que L’Enfance nue possède de grandes stations ou lieux institutionnels qui viendront ponctuer le récit de manière à l’organiser, citons encore une fois Jacques Aumont.

« Plus diffus, davantage intégrés dans le récit, d’autres fragments documentaires marquent aussi le territoire institutionnel ; c’est surtout le cas des scènes avec le directeur de la D.D.A.S.S., qui ponctuent les stations du récit. Mais L’Enfance nue montre encore que, si l’enfance abandonnée a son institution propre, elle est encadrée de très près par deux autres institutions, la police, l’école (...).

Comment s’écrit le scénario d’un film qui raconte la vie dans les rets des institutions ? Qui décide des mouvements, des scansions, des bifurcations ? Dans L’Enfance nue, le directeur, seul, réussit le passage du documentaire à la fiction, mais son rôle institutionnel lui donne en outre un pouvoir sur la narration, incommensurable avec celui des autres personnages (qui ne font que subir). Ponctuant le récit de ses apparitions, il évalue, jauge, décide de la suite: il est donné comme une véritable figure de narrateur, comme si, à travers lui, c’était l’institution, la société qui dicte un scénario que le cinéaste n’aurait plus, ensuite, qu’à respecter. Pialat ne se mettra plus dans cette situation de quasi-subordination, mais tous ces films suivants se tiendront au plus près de ces formes sociales des relations humaines: le mariage et la famille (à laquelle il règlera son compte haineusement dans A nos amours), la médecine, la police, l’école, le spectacle. »

Jacques Aumont, « Les causes perdues », op. cit., pp. 116-118.

333.

Nous avons travaillé sur cette notion de « parcours » lors du séminaire de Narratologie filmique dirigé par André Gardies en D.E.A. de Langue, Littérature et Civilisation Françaises (Université Lumière Lyon 2,

1995-1996).

Dans nos recherches sur le thème du « descriptif » au cinéma, nous avons en effet abordé les questions

d’« itinéraire », de « trajet » et de « parcours » lorsque nous avons étudié les mouvements des personnages au sein de certains films du réalisateur.

Ici, le parcours sous-entend un voyage semé d’embûches et de défis à relever pour l’enfant. De cette manière, se construit ainsi son éducation.

Par ailleurs, il est important de noter prématurément que ce voyage s’accompagne du regard de François qui donne un caractère descriptif à certaines séquences du film.

Pour développer cette piste de manière plus poussée, il serait sans doute intéressant de s’appuyer sur un texte de Clara Mancini qui a écrit sur le voyage et la fonction du regard dans Hiroshima, mon amour d’Alain Resnais.

Clara Mancini, « Retour sur le descriptif » in Génériques n°4, Editions Aléas, Lyon, printemps 1996, pp.37-38.

334.

Le voyage de Donissan dans la campagne n’aura qu’un but : le mettre en face d’une épreuve redoutable qu’il cherchait lui-même, sans pourtant (se) l’avouer. Sa rencontre avec le marchand de chevaux durant la nuit glaciale sera interprétée comme l’épreuve envoyée par Satan et sera un tournant dans la vie du jeune prêtre qui, face à cet échec, décidera de fuir et de poursuivre son voyage en sachant pourtant que, seule la mort, pourra y mettre un terme.

335.

Laurence Giavarini, « L’Enfance nue » in Leur premier film - d’Orson Welles à Zhang Yi Mou -, Festival du Premier Film d’Annonay, Editions Aléas, Lyon, 1993.

336.

Denyse Cayla, Errance et points de repères chez Wim Wenders, op. cit., pp. 51-54.

337.

Gaston Bachelard a longuement réfléchi au positionnement de notre corps au sein de la maison.

Ces quelques phrases démontrent aussi que l’organisation spatiale découle d’une organisation physique tenue par les personnages présents au sein de cette maison. L’équilibre est rompu et l’errance fait surface dès que ces repères avec ou au sein même de cette maison (car, nous verrons que nous pouvons entretenir des rapports extérieurs et intérieurs avec la maison) disparaissent.

Gaston Bachelard, « La maison, de la cave au grenier » in La Poétique de l’espace, Editions Quadrige / Presses Universitaires de France, Paris, 1957, p. 24, pp. 32-33.

338.

L’Enfance nue nous rappelle les quelques phrases de Marguerite Duras ou de Roland Barthes qui se sont tous les deux penchés sur l’importance de leur mère et de leur maison familiale. Si ces écrits n’auront, pour notre travail, aucune résonance théorique, ils ont néanmoins toujours accompagné nos recherches ; il paraît donc important de citer quelques extraits.

« La maison, c’est la maison de famille, c’est pour y mettre les enfants et les hommes, pour les retenir dans un endroit fait pour eux, pour y contenir leur égarement, les distraire de cette humeur d’aventure, de fuite qui est la leur depuis les commencements des âges. Quand on aborde ce sujet, le plus difficile c’est d’atteindre le matériau lisse, sans aspérité, qui est la pensée de la femme autour de cette entreprise démente que représente une maison. Celle de la recherche du point de ralliement commun aux enfants et aux hommes.

Le lieu de l’utopie même c’est la maison créée par la femme, cette tentative à laquelle elle ne résiste pas, à savoir d’intéresser les siens non pas au bonheur mais à sa recherche comme si l’intérêt même de l’entreprise tournait autour de cette recherche elle-même, qu’il ne fallait pas en rejeter résolument la proposition du moment qu’elle était générale. La femme dit qu’il faut se méfier et à la fois comprendre cet intérêt singulier pour le bonheur. Elle croit que ça amènera les enfants à rechercher plus tard un état heureux de la vie. C’est ce que veut la femme, la mère, amener son enfant à s’intéresser à la vie. La mère sait que l’intérêt au bonheur des autres est moins dangereux pour l’enfant que la croyance du bonheur pour soi. »

Marguerite Duras, « La maison » in La Vie matérielle, op. cit., p. 53.

En parlant de cette photographie du jardin d’hiver, Roland Barthes évoque sa mère, sa seule famille.

« Depuis longtemps, la famille, pour moi, c’était ma mère, et, à mes côtés, mon frère ; en deçà, au-delà, rien (sinon le souvenir des grands-parents) ; aucun « cousin », cette unité si nécessaire à la constitution du groupe familial. Au reste, combien me déplaît ce parti scientifique, de traiter la famille comme si elle était uniquement un tissu de contraintes et de rites : ou bien on la code comme un groupe d’appartenance immédiate, ou bien on en fait un noeud de conflits et de refoulements. On dirait que nos savants ne peuvent concevoir qu’il y a des familles « où l’on s’aime ».

Roland Barthes, « La famille, la mère » in La Chambre claire, Editions du Seuil / Cahiers du cinéma / Galimmard, Paris, 1980, pp. 115-119.

339.

Joël Magny, « L’espace inhabitable » in Maurice Pialat, op. cit., p.49.

340.

Serge Daney, « Pialat dans l’oeil du cyclone », op. cit.