b). Le clan, la communauté

La famille (présente au sein de la maison) est un espace communautaire chez Pialat. Tous les membres y ont un rôle à jouer ; leur positionnement les uns par rapport aux autres et leur place au sein même des lieux, conditionnent cette vie en collectivité. Chaque personnage projette son corps dans l’espace et organise de ce fait et sans le vouloir consciemment, les relations qui s’instaurent au coeur du foyer. On pourrait reprendre comme métaphore, l’idée de Gaston Bachelard qui explique que l’oiseau construit son nid en le façonnant par le corps. Son habitation devient ronde et épouse l’anatomie de l’animal car c’est bien le corps qui a donné forme à cet espace.341

Chez Pialat, on peut dire que le corps des personnages est un élément constructeur des lieux de vie. Chaque pièce du foyer sera imprégnée d’une présence et de comportements physiques qui apporteront une véritable identité à l’endroit en question.

Dans A nos amours par exemple, le père pourrait être représenté par la tête ; jusqu’à son départ, il sera le chef de famille, celui qui pense et dirige la vie familiale. Son espace est celui de la salle à manger qui fait aussi office d’atelier pour son travail sur la fourrure. Il est le maître de ce lieu où tous les membres de la famille (mais également les ouvriers et amis de passage) se retrouvent. Ce lieu est le point central de l’appartement où l’on parvient parfois à se parler (à l’image de Suzanne qui ira voir son père tard dans la nuit au coin de l’atelier) ; d’ailleurs, cet endroit est tellement marqué par l’autorité que le frère le réinvestira juste après le départ du père comme pour montrer qu’il prend la relève depuis que le chef de famille a quitté les lieux.

Robert (le frère de Suzanne) est représenté par la main ; il écrit des romans et frappe sa soeur lorsqu’elle rentre tard. Sa main est son principal moyen d’expression. Son lieu est sa chambre où il écrit, où il reçoit ses amis et même sa soeur lorsque celle-ci viendra lui annoncer son départ en pension.

La mère est représentée par les jambes. C’est le seul personnage qui arpente de long en large l’appartement. Après le départ de son mari, elle se perdra dans ces pièces vides et naviguera de pièce en pièce à la recherche de ses souvenirs. Comme une tigresse toujours à l’affût, elle s’infiltre dans la chambre de sa fille, se jette dans les canapés du salon, et montre à tous moments que, dans sa détresse, elle reste quand même le personnage attaché aux lieux que tout le monde (y compris le frère) déserte.

Enfin, Suzanne est représentée par le sexe. Elle aime faire l’amour avec plusieurs garçons car « c’est le seul moment où l’on oublie tout ». Dans l’appartement, elle n’a pas vraiment de lieu à elle qu’elle parvient à investir totalement. Certes sa chambre, au début de film et tant que le père sera présent et garant de l’organisation générale, reste un endroit personnel et privilégié pour elle mais elle reste quand même très fixée sur l’extérieur. Sa recherche de l’autre s’effectue dans une attirance pour la communauté.

En effet, c’est au cours de fêtes avec plusieurs dizaines d’amis qu’elle parvient à s’épanouir et à vivre heureuse.

Les personnages de Pialat vont souvent retrouver le groupe, l’espace informel pour oublier et éviter les règles trop précises et contraignantes imposées par la société et la vie de famille. Quand Loulou retourne dans les bars avec ses amis, c’est lorsqu’il ne s’entendra plus avec Nelly avec qui il aura quelques problèmes de couple.

De même pour Van Gogh qui ira danser et se saouler avec des prostituées lorsqu’il ne souhaitera plus être dans le moule imposé par Gachet et son frère.

Le personnage dévie, s’immerge dans l’anonymat du groupe pour pouvoir vivre sans contraintes et se déplacer en se démarquant du monde social et de ses conventions qu’ils ont parfois du mal à accepter ou à assumer. Les jeunes de Passe ton bac d’abord, se retrouvent souvent pour fumer et boire ; de cette manière, ils fuient leur famille ou un système social dans lequel ils ne trouvent pas leur place. Dans la communauté qu’ils créent en se retrouvant les uns les autres, ils deviennent des personnes anonymes voire des corps et non plus des personnages à part entière. Ils perdent leur identité, leur image, toute représentation humaine qu’ils ne veulent pas assumer ou porter. Comme le note et l’explique Nicole Brenez dans son ouvrage De la figure en général et du corps en particulier (déjà cité auparavant), le corps va à l’encontre de l’identité chez certains cinéastes (en l’occurrence dans son étude, il s’agit de Rainer Werner Fassbinder) ; c’est le cas chez Pialat également, où le personnage se fond dans la masse qu’il constitue également, de par sa présence physique. Cette position élimine toute identité, tout reflet d’une personnalité alors effacée au profit des seuls actes et mouvements du corps (libéré de l’emprise sociale repérée par ailleurs - école, famille, etc. -).

Dans Passe ton bac d’abord, lorsque les jeunes sont tous couchés sur le lit d’hôtel, comment les reconnaître, comment les nommer alors que le plan nous propose seulement des masses physiques, entassées les unes sur les autres ? S’affirmer au sein du groupe semble être difficile pour ces personnages qui n’en éprouvent finalement pas forcément le besoin. Leur « chute » dans le groupe (nous empruntons ce terme à Jacques Aumont qui l’utilisait en évoquant le parcours de François dans L’Enfance nue), est probablement due au fait qu’ils n’ont pu trouver leur place dans le cercle familial. N’étant pas un rouage du système, le personnage s’en écarte et se repositionne dans un espace informel où son corps n’aura pas la mission d’assumer un rôle précis.

Dans L’Enfance nue, lorsqu’il y a un dérapage, lorsque l’enfant se retranche physiquement dans l’un de ses comportements excessifs, il retrouve d’autres individus, toujours des voyous (comme le dit Mémère), au sein d’une nouvelle communauté qui devient une sorte de nouvelle famille. Peut-être est-ce l’inverse, à savoir que ce serait l’entrée au sein du groupe communautaire qui motiverait la violence ?

La famille de substitution pour François est la cellule communautaire, le moyen de se fondre dans une collectivité composée de nombreux individus, eux aussi en marge de la société. François se décale, se déplace dans ces groupes lorsqu’il « chute », lorsqu’il sort du cadre humain que tentent de lui imposer Pépère et Mémère.

« La cause toujours absentée, toujours - déjà absentée dans un récit de Pialat, c’est d’abord celle-ci : la famille ne fonctionne pas. Non pas : telle famille en particulier, celle de François, de Jean, de Philippe, mais : la Famille, la famille en général. » 342

Le récit repose essentiellement sur l’alternative suivante : l’errance et le parcours de l’enfant oscille entre la maison (l’espace familial) et les lieux extérieurs les plus divers (l’espace communautaire).

Mangin (Police) vit également au rythme de ce déplacement alternatif entre Noria (la femme qu’il aime) et les communautés maghrébines et policières.

Vincent Van Gogh vit pour sa part entre les moments intimes vécus avec Marguerite et ceux passés dans les bars avec les prostituées de la région.

A l’inverse de ces deux personnages, à chaque fois que François ira errer avec les voyous des alentours, c’est parce qu’il aura été contrarié auparavant.

Mangin et Vincent Van Gogh retrouvent la cellule communautaire sans raison particulière (ou particulièrement affichée par le récit) ; leurs déplacements correspondent à un état d’être plus qu’au résultat d’une réaction ou d’une situation mal vécue. François s’écarte du foyer lorsqu’il aura subi un choc ou lorsqu’il voudra exprimer un mécontentement.

Le chat qu’il tue avec une bande de gosses, traduit un sentiment visant à punir indirectement la petite Josette, fillette propriétaire de l’animal et très bien acceptée dans le premier foyer d’accueil. La jalousie pourrait être la principale cause de ce comportement cruel.

Dès que François arrive en classe, il refuse ses nouveaux repères scolaires.

Il se roule par terre, frappe et se bagarre avec d’autres enfants qui n’auront qu’une parole : « Rentre chez toi, eh p’tit con ! ». Cette phrase démontre que les déplacements du personnage ne peuvent s’effectuer que selon l’alternative suivante : maison/voyous et voyous/maison. Aucun autre chemin ne s’offre à lui.

Le soir très tard, il rentrera chez Mémère, et récidivera après s’être battu avec Raoul, moment qu’il ne supportera pas puisqu’il ira une fois de plus errer en compagnie d’autres gamins au cinéma.

Dans la salle, ils s’exprimeront encore par le corps qui sera au centre de leur rencontre.

Ainsi, l’aîné semble-t-il (le chef, preuve qu’il y a une hiérarchie dans toute communauté quelle qu’elle soit), tatoue son bras devant les autres jeunes émerveillés. Pour la troisième fois, François « rechutera » dans ce milieu de violence physique où seule la loi du groupe, est de se faire souffrance physiquement, pour devenir un homme, pour mûrir et se faire accepter dans le cercle.

François ne sera pas accepté par la communauté puisque le groupe en question le rejettera violemment ; en témoigne la scène où il sera battu et abandonné près d’un tas de gravats.

Revenir au coeur d’une bande de voyous, c’est avant tout pour François, choisir de s’écarter de la structure familiale qu’on (la D.D.A.S.S et la famille d’accueil) tente de lui imposer.

« La division de la société ne se fait pas, chez Pialat, en classes, mais en groupes sociaux informels, pratiquement en tribus (...) ». 343

François (comme la plupart des personnages ’pialatiens’) a la volonté de provoquer, de s’écarter du groupe originel pour mieux attirer son attention (son autorité).

« Le problème de tous les personnages de Pialat qui ne renoncent pas à la lutte contre la tristesse du monde est d’abord de s’arracher à la famille, ce lieu du bonheur impossible, pour constituer une famille d’élection, qui peut aller de la famille élémentaire recréée (le couple conjugal) au groupe informel, bande de copains qui évoque lointainement la horde primitive ». 344

Se retrouver dans un groupe informel, où il n’y a a priori aucune structure interne,

c’est-à-dire aucune place (sociale et hiérarchique) précise pour chaque individu qui constitue ce groupe, c’est aussi et bien entendu rentrer dans un autre système collectif et acquérir de ce fait de nouveaux repères physiques. C’est donc pour cette raison que François fuit également toujours ces groupes, en s’inscrivant dans la marginalité car comme l’a écrit Louis Roussel, pour l’être humain : ‘« le salut n’est plus dans l’intégration à la communauté, mais dans la résolution à s’en écarter.’ » 345

Après ces écarts, l’enfant revient toujours au point de départ (dans l’espace familial) et forcément on s’occupe de lui.

La famille est cette figure d’attraction et de répulsion. On n’en sort jamais, on y revient toujours, tenu par le corps, seul lien indéfectible.

Après avoir traîné, erré à l’extérieur pendant des heures (nous reviendrons sur la question du « dedans » et du « dehors » dans les pages suivantes), François sera nourri, soigné, embrassé (par Pépère et Mémère) et surtout on lui adressera la parole.

Dans ces chutes physiques volontaires au sein d’espaces communautaires où la seule loi reste celle du corps (bagarres, courses, tatouage, etc.), se manifeste la volonté d’alerter, d’intéresser, donc d’installer la communication quelle qu’elle soit et c’est dans cette perspective que l’errance de cet enfant prend un sens.

Entrer, s’exclure, être dans le groupe...chaque personnage de Pialat a la volonté de se positionner sur la corde raide ; le salut viendrait de cette capacité à se mettre en danger. Pourquoi donc se mettre en danger ? Pour installer un rapport à l’autre jusqu’alors inexistant ?

Prenons le cas de Loulou. L’histoire de ce film ne repose pas uniquement sur la passion inexplicable et inexpliquée de deux êtres qui décident de faire un bout de chemin ensemble. C’est le passage d’un ordre familial classique (incarné par André) à un monde communautaire informel (incarné par Loulou).

Les amours commencent par dérégler sérieusement la vie de Nelly : les horaires, les lieux transitoires (chambre d’hôtels).

« Très vite s’installe un autre mode de relation, où le sexuel ne relèverait plus de la simple vie privée. Loulou lui propose de coucher avec un type rencontré dans un bar. Chez un copain qui a prêté son appartement luxueux à Loulou, ils sont sur le point de partager le lit avec la petite amie du propriétaire. Nelly s’enfuit. Lorsqu’ils ont un appartement, elle accepte, bon gré mal gré, la présence de Lulu, un interdit de séjour. La peur ne cesse de l’étreindre devant l’inconnu, dont elle se protège sans cesse, jusqu’à se réfugier chez André. La notion de danger physique est omniprésente, même à travers des scènes apparemment extérieures à l’intrigue : le coup de couteau que Loulou reçoit dans un bar, l’homme au fusil. » 346

Tout d’abord, Nelly accepte ces règles car après tout elle a choisi de quitter sa petite vie bourgeoise pour aller tenter le diable. Elle est foncièrement attirée par cette idée de risque où son corps pourra, à tout moment, être mis en position délicate. On pourrait même aller jusqu’à penser que cela ne lui a pas déplu de voir André et Loulou se battre l’un contre l’autre, pour elle. En quittant André, elle décide de se mettre en danger (d’un point de vue financier mais également physique car Loulou n’a pas les meilleures fréquentations qui soient). Lorsque Lulu vivra chez elle, on la verra couchée avec Loulou dans le canapé et on prend alors conscience (avec elle) qu’elle perd son intimité en accueillant et en vivant au quotidien avec les copains de son fiancé. Lorsqu’il ira faire un casse avec des copains de banlieue, elle les accompagnera et s’intègrera au groupe comme elle s’intègrera d’ailleurs plus ou moins à l’assemblée lors du repas dominical chez Mémère. Le plan de cette soirée passée à trois n’a de but que de nous montrer qu’elle doit accepter (a-t-elle seulement le choix ?) de vivre de cette façon. Elle accepte finalement de vivre au rythme de son amant, en riant même quelquefois de ces situations toujours loufoques. Cela dit, lorsque la communauté prend une place trop importante, c’est-à-dire lorsque le danger émanant du groupe fera son apparition, elle refusera cet univers terrorisant. Lorsque Thomas sort un fusil en provoquant l’ensemble du groupe, c’est à ce moment-là (probablement) qu’elle prendra la décision d’avorter car les risques sont trop présents et les règles de ce monde, trop menaçantes.

« Nelly quitte-t-elle pour autant Loulou ? Nullement. Son geste est également un appel à Loulou, une épreuve qu’elle lui impose inconsciemment. Quel geste a-t-il fait vers elle jusque-là ? Aucun. Lorsqu’il vient l’embrasser dans le bistrot, il doit passer outre sa blessure narcissique, son amour propre de mâle, trahir une des règles de sa microsociété comme Nelly a trahi les siens en vivant avec Loulou. Lorsqu’ils s’enfoncent en titubant appuyés l’un sur l’autre dans la nuit, c’est à la fois une fantastique victoire contre la résignation et le désespoir et une interrogation angoissée sur cette improbable victoire de la passion et une non moins improbable intégration dans cette « famille communautaire » utopique. » 347

Nelly et Loulou vont devoir faire des concessions par rapport aux mondes respectifs auxquels ils appartiennent. Chacun appartient à une communauté distincte (la bourgeoisie intellectuelle pour elle - Loulou le lui reprochera à un moment donné - et le monde de la rue pour lui) et tout l’enjeu des relations entre ces deux personnages et la matière même du récit filmique seront fondés sur les écarts et déplacements que ces êtres décideront d’effectuer dans la communauté ou l’univers de l’autre. Cet équilibre est fragile et sans cesse remis en cause. Qu’est-ce que Nelly a à gagner en allant rejoindre Loulou ? Elle perd le confort et l’affection que lui offrait André pour se propulser d’elle-même dans un monde dangereux parce qu’imprévisible.

Pourquoi Philippe (La Gueule ouverte) va-t-il (sitôt Nathalie repartie à Paris) voir une autre femme ?

Pourquoi Donissan (Sous le soleil de Satan) se fouette-t-il jusqu’au sang dans sa petite chambre ?

Pourquoi Mangin (Police) choisit-t-il (parce qu’à l’entendre il s’agit vraiment d’un choix) de tomber amoureux de Noria, une femme appartenant au camp adverse ?

Pourquoi Elisabeth provoque-t-elle Bernard sous les yeux de Philippe, le garçon avec qui elle vit ? etc.

Est-ce pour dire tout haut que le rapport intime (individu à individu = le couple tout simplement) n’a aucune chance d’exister et qu’il faudra toujours l’appui (ou la présence active et influente) du groupe extérieur, de la rue, du monde social, pour que cela fonctionne entre les hommes ?

Le personnage chez Pialat, s’affirme dans ces provocations ; ses déplacements oscillent donc toujours entre ces deux niveaux spatiaux bien distinctifs : la famille aux règles bien établies (le foyer ou la maison) et le groupe social informel (bande de copains ou de voyous). L’enjeu de chaque récit est donc fondé sur ces allers et retours toujours imprévisibles où, à force de sortir d’un lieu et à force d’y revenir, Pialat montre à chaque fois et à chaque nouvelle séquence filmique, que la narration se construit sur l’opposition subtile « dedans / dehors », opposition sur laquelle nous allons nous pencher à présent.

Notes
341.

In « Le nid », Poétique de l’espace, op. cit., pp. 92-104.

342.

Jacques Aumont, « Les causes perdues » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., p. 120 et p. 122.

343.

Joël Magny, « Pialat et le mal » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., p. 89.

344.

Joël Magny, « De la « cellule » familiale à la famille communautaire » in Maurice Pialat, op. cit., p. 89.

345.

Louis Roussel, La Famille incertaine, Editions du Seuil, Collection Points/Odile Jacob, Paris, 1999.

346.

Joël Magny, « De la « cellule » familiale à la famille communautaire », op. cit., pp. 88-89.

347.

Ibid., p. 89.