c). Dedans / dehors : déviations narratives

L’avancée de notre réflexion nous permet à présent d’affirmer que la narration filmique chez Pialat s’organise sur les déplacements des personnages : mouvements physiques au sein même de la scène, du cadre et du plan, exclusion(s) et intrusion(s) au sein du groupe social, allers et retours entre l’espace familial et communautaire. Ces idées phares résumées ici en quelques phrases, mettent en avant les enjeux fondamentaux de ce cinéma où le personnage, toujours en décalage entre divers lieux et espaces sociaux (dans lesquels il a du mal à vivre et à rester), parvient à créer par son corps et ses déplacements, la narration du film tout entier.

Sur le fil du rasoir, entre deux portes, toujours en voyage et plus ou moins proche du foyer familial ou de l’espace communautaire qui l’accueille, à la fois exclu et intrus, naviguant et errant, seul ou accompagné, « ailleurs » et « ici », « ici » et « ailleurs », le personnage, toujours instable, parvient à générer, par ses déplacements physiques, le récit filmique. Cette instabilité et ce manque de clarté par rapport l’espace devient donc une véritable source de création.

Etre « dedans » ou « dehors », dans un lieu ou dans un espace social : le déplacement du personnage ’pialatien’ semble se situer dans cette différence de vocabulaire qui est surtout une différence de points de vue et de placement au sein de la narration filmique.

Dedans ou dehors : le personnage chez Pialat ne choisit pas. Il vit les deux situations et assume plus ou moins les conséquences de cette instabilité permanente ; l’espace devient du coup le carrefour et l’enjeu des situations vécues par ces personnages.

Au centre des déplacements, cet espace filmique prend de l’ampleur, de la consistance et de la vie à partir du moment où les corps en déplacement, décident d’envahir les différents lieux de l’histoire qui subira donc de nouvelles déviations. L’espace devient un personnage à part entière dans la mesure où il est le lieu de toutes les tensions et de toutes les orientations physiques prises par les personnages. Dans cet espace on ne fait pas que passer ; on bouge, on erre et surtout on se distingue par rapport à l’autre de plusieurs manières. En effet, chez Pialat, l’espace prend de l’importance et devient un atout narratif dès lors que les personnages l’utilisent pour prouver ou pour marquer leur(s) positionnement(s) par rapport au reste du groupe.

En ce sens, l’espace chez Pialat prend plusieurs formes et une distinction majeure apparaît et doit être relevée entre l’« espace » et le « lieu ».

Partir, revenir, se positionner dans un lieu ou s’en écarter, s’affirmer ou non dans un espace social...voyons comment l’appartement (dans le film A nos amours) peut structurer les relations des personnages, non seulement en le considérant comme un lieu mais également comme un espace social.

Commençons donc par l’hypothèse suivante : l’appartement est lieu (physique) mais aussi un espace (narratif).348

Voyons aussi comment la distinction proposée, situe les personnages dans leurs rapports les uns par rapport aux autres, dans le sens où cet appartement est non seulement un ensemble de pièces où vivent ces personnages mais également un espace familial constitué de plusieurs types de relations humaines.

L’appartement en question est un lieu très vaste que le réalisateur nous présente dès le début du film grâce à un panoramique horizontal et circulaire (à 360°). Revoyons à nouveau le plan de ce lieu assez vaste, que nous avions déjà présenté, auparavant.

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Grâce à ce mouvement de caméra circulaire (un plan-séquence), les pièces défilent sous nos yeux une par une ; Suzanne nous oriente dans ce lieu où beaucoup de personnes se croisent. Comme nous le notions lors d’une analyse précédente, notre déplacement spectatoriel au sein de l’appartement sera géré et accompagné par Suzanne. Où elle ira, nous irons et jamais nous n’épouserons un autre regard ni un autre corps dans notre parcours de spectateur. Parce que ce film (plus que les autres) est morcelé et construit sur la succession de plusieurs espaces qui n’ont aucun rapport les uns avec les autres (cf. chap. 1.b / troisième partie), l’auteur semble vouloir rattacher le spectateur à un personnage-guide qui tiendra le rôle du « passeur » dans une narration éclatée plus facile alors à reconstituer pour lui.

Parce que l’appartement est très grand et parce que toute les pièces communiquent les unes avec les autres - non seulement elles communiquent les unes avec les autres mais en plus, le personnage est souvent obligé de passer dans une pièce intermédiaire et donc de rencontrer un autre personnage, pour pouvoir accéder à un autre endroit de l’appartement -, le corps de Suzanne est un guide important dans notre cheminement. Toutes les pièces communiquent sans réelle séparation entre elles ; cette construction spatiale va jouer un rôle important dans le type de rapports que les membres de la famille vont entretenir. Les personnages vont forcément se croiser et se percuter davantage à cause de cette absence de frontières protectrices et garantes d’une intimité qui n’existera donc plus. C’est à cette condition que l’on parlera davantage d’« espace social (familial) » que d’« espace physique » proprement dit.

L’organisation spatiale du film est scindée en deux parties : l’avant et l’après « départ du père », soit la première et seconde partie du film.

Avant le départ du père, lorsqu’il est encore le maître des lieux et le garant d’une certaine discipline familiale, tous les personnages du film ont leur territoire ; leur espace de vie personnel est difficile à transgresser.

Il y a tout d’abord la chambre de Suzanne, espace intime dans lequel elle reçoit ses copains ; le père et le frère ne rentreront jamais, comme en témoigne la scène où le père la surprend au lit avec une amie en train de rigoler. Il reste à la porte et on ne voit que sa tête. En plaisantant, il demandera à sa fille si elle ne veut pas qu’il vienne dans le lit avec elles.

Il y a le lieu du père, l’atelier de fourrure, où il exerce son métier. Il est l’ordre, la loi et se fait respecter comme le montre la scène où il gifle Suzanne devant ses ouvriers alors que cette dernière voulait lui demander l’autorisation de sortir au cinéma avec des copains qu’elle avait apparemment déjà invités à la maison sans le prévenir.

Le frère a son bureau. Enfermé pendant des heures et aspiré par sa passion pour l’écriture, il n’en sort jamais au grand désespoir de sa mère qui voudrait le voir plus souvent et à l’heure pour le souper.

La mère, quant à elle, investit l’appartement dans son intégralité. Elle navigue de pièces en pièces sans aucun problème. Elle fait à manger dans la cuisine, elle range la salle à manger, fouille dans les affaires de Suzanne, etc.

Le dernier lieu qui appartient un peu à tout le monde (y compris aux gens extérieurs) est la salle à manger. C’est le lieu de la rencontre, de la confrontation, des règlements de comptes entre plusieurs personnages. Dès qu’une dispute démarre dans une autre partie de l’appartement, elle se déplace toujours vers cette pièce pour la conclusion de l’altercation.

L’enjeu de cette organisation spatiale tient au fait qu’à tout moment, un personnage peut investir le territoire de l’autre ; mais tant que le père sera présent, cela ne sera jamais le cas. Ainsi, Roger dit à son fils qu’il a lu en cachette ses écrits après avoir fouillé dans son bureau. La mère jettera une robe de sa fille après avoir fouillé dans sa chambre. Le père entre dans la chambre de sa fille et cette dernière vient l’affronter verbalement dans son atelier. Tous ces écarts ne posent pas vraiment problème, du moins tant que le père est encore là.

Si tous les personnages ont tous leur propre territoire, ils ne se mettront pas à l’abri du regard de l’autre. L’appartement est donc un lieu où l’on s’espionne, où l’on se guette, où l’on se teste. L’appartement devient vite un lieu étouffant où la proximité des corps engendre des situations explosives à partir desquelles peuvent naître les traits du récit.

L’espace devient très vite inhabitable, mais toutefois vivable tant que le père règne et gère les positions de chacun. Tant que le père est là, chacun a sa place dans l’appartement ce qui nous amène à proposer le schéma suivant :349

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Tant que le père est là, l’ordre et une certaine cohérence règnent au sein de l’appartement. Il y a une totale « conjonction » entre l’espace (familial) et le lieu (physique). Au début du film, être dans la famille, en faire partie, c’est être physiquement dans l’appartement, à sa place et l’inverse est vrai aussi, bien évidemment.

Le développement qui va suivre va nous orienter, comme on peut s’en douter, sur la destruction de cet équilibre entre l’espace et le lieu, équilibre qui tenait essentiellement au poids et à la présence autoritaire de Roger, le père. Ce dernier était, avant son départ, un corps-pivot sur lequel s’appuyaient tous les autres membres de la famille.

En analysant précisément l’évolution des rapports que chaque sujet va entretenir avec le lieu, nous allons voir quelles relations avec l’espace en découlent ; car, le lieu physique de l’appartement va vite devenir (et ce dès le départ du père) un espace social où les enjeux d’une vie en collectivité entre personnes d’une même famille, vont conditionner et créer chaque nouvelle phase du récit. « Vivre dans un lieu », c’est aussi « vivre dans un espace (qui plus est familial) » et « vivre dans cet espace » c’est aussi « vivre dans un lieu physique » : cette réciprocité se vérifiera dès que le père décidera de quitter les autres membres de la famille.

Le père incarne avant tout, de par sa corpulence et de par sa voix, la loi.

Il essaie de faire respecter l’ordre dans ce vaste appartement mais, c’est brutalement qu’il annonce à sa fille son départ. Mais l’annonce de ce départ n’intervient pas à n’importe quel moment : il dit à sa fille qu’il part le même soir où il la giflera sans pouvoir l’empêcher de sortir alors qu’il lui avait interdit de le faire. Le père échoue dans son rôle paternel et il annonce le soir même sa volonté de fuir. Il décide donc de quitter l’appartement et le cercle familial à un moment où il semble ne plus pouvoir maîtriser l’espace familial (social). L’autorité lui fait défaut ; mais est-ce seulement pour cette raison qu’il décide de partir ? Nous n’en saurons rien car la cause est, une fois de plus, absente. Il refuse le combat et préfère la fuite, comme beaucoup d’autres personnages de films de l’auteur si l’on s’en réfère à l’un de nos chapitres précédents.

Son schéma est donc le suivant :

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Le père (« S », le sujet) est à l’intérieur de la famille (il en fait partie) au départ, pour s’en exclure à la fin du film.

Le schéma de son parcours est donc représenté ci-dessus ; il pourrait évoluer et être différent si l’on considérait ou si l’on schématisait également son retour momentané à la toute fin du film (lorsqu’il reviendra régler ses comptes). Revenir, pour Roger et pour le cinéaste (car comme nous l’avons déjà vu, c’est aussi le réalisateur qui revient au milieu de ses acteurs), c’est avant tout déstabiliser l’entourage et créer une nouvelle orientation narrative de manière à ce que le récit dévie sur une voie imprévue. L’énergie de la création se situe dans cette irruption extérieure et inattendue où le corps devient un objet indésirable mais force vive au sein de la scène. Réapparaître sans prévenir, c’est avant tout parier sur l’émergence d’une nouvelle source créatrice émanant d’un corps dérangeant, expulsif et certes expulsable à tout moment.

« Le père est revenu pour que plus rien de tout cela ne tourne rond : littéralement, il est là pour « emmerder » le monde. L’emmerdeur se définit ainsi par sa position : un père qui s’installe posément au centre de la table mais qui vient directement d’ailleurs, de la marge. Il peut tout dire puisqu’il est délié de son contrat de famille. L’emmerdeur se définit également par la manière même dont il fait irruption : les mains vides, sans prévenir, et la langue bien pendue. Un irruption qui déstabilise absolument tout le repas : les convives gardent longtemps bouche bée avant de réagir. Mais quand la réaction enchaîne sur la stupeur, la violence éclate : cris, gifles, sommations, bousculades, insultes. Chacun improvise alors sa haine, et celle-ci, comme tous les affects dans les films de Pialat, apparaît à vif. La « position » et la « manière » de l’emmerdeur situent très exactement la scène entre le centre et la marge, entre la stupeur passive et la réaction en chaîne, quelque part entre l’oeil du cyclone et sa dépression périphérique. Cette séquence révèle la nécessité vitale qu’éprouve Pialat à emmerder son monde. C’est ainsi qu’il trouve sa place : le marginal du centre du cinéma français ; c’est ainsi qu’il procède méthodiquement : par une sorte de déstabilisation têtue de tous ceux qui l’entourent. » 350

Il repartira vite et ne fera qu’une apparition sans intégration réelle, ni avec l’espace social (l’assemblée composée d’amis et des autres membres de la famille) ni avec les lieux d’où il sera assez rapidement expulsé par sa femme.

Au cours de ce repas final, il tente une dernière fois de s’imposer en voulant à nouveau gérer l’espace comme il le fit quelques mois auparavant alors qu’il était encore maître des lieux. Il demande sèchement à sa femme de retourner dans sa cuisine ; il demande à Suzanne dans quel camp elle se positionne et finalement il réaffirme sa position d’homme solitaire face « à tout ce beau monde » comme il le dira lui-même. Mais, sa femme refusera d’aller dans sa cuisine et le fera partir alors que Suzanne, quant à elle, ne choisira pas son camp. Il échoue dans cette tentative de vouloir à nouveau montrer qu’il est encore chez lui, donc il est obligé de partir comme il est arrivé.

En quittant les lieux, le père quitte l’espace social dénoncé. Il est donc finalement et définitivement « disjoint » de l’espace et du lieu, car en quittant le lieu physique de l’appartement, il s’exclut de lui-même de la famille.

Nous ne pouvons poursuivre plus en avant sur ces notions théoriques de « disjonction » et de « conjonction » sans préciser encore une fois que, tout notre développement sur les enjeux narratifs liés au travail sur l’espace filmique, est fondé sur les réflexions d’André Gardies.

Les relations entre le « Sujet et » son « Espace » sont abordées dans son ouvrage intitulé L’Espace au cinéma, comme en témoigne ce long extrait, sur lequel s’appuie l’ensemble de notre raisonnement.

« Si, dans son acceptation la plus courante, la fable du récit semble être au premier abord une affaire d’hommes (ou de figures anthropomorphisées, ce qui revient au même), elle prend corps à partir d’une relation première, toujours présente, fût-ce en filigrane, entre le Sujet et l’Espace. L’un et l’autre, pour reprendre la terminologie greimassienne, sont en relation jonctive, elle-même se déclinant suivant les deux pôles contraires de la disjonction et de la conjonction.
A partir de cette opposition nucléaire peuvent se développer diverses configurations narratives que je me propose maintenant d’analyser.
A tout moment x du récit, le Sujet peut donc être soit disjoint de l’Espace, soit conjoint à lui, ce que je symboliserai (suivant l’usage sémiotique) ainsi :
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Quatre récits minimaux sont alors envisageables, issus de cette bipartition :
a) En situation initiale le Sujet est disjoint de l’Espace et, après transformation, il est, en position finale, conjoint à lui
message URL FIG100.jpg .
b) Situation inverse : de conjoint à l’initiale, le Sujet se retrouve, en situation finale, disjoint de l’Espace
message URL FIG101.jpg .
Dans les deux cas la fin du récit coïncide avec l’émergence d’un état d’équilibre différent de celui qui prévalait au début. Si l’on suppose au contraire un retour à l’équilibre initial, deux autres récits minimaux sont possibles :
c) Disjoint de l’Espace d’abord, à la suite d’un déséquilibre, le Sujet se trouve conjoint à lui, avant de retrouver la disjonction de départ
message URL FIG102.jpg Cette formulation abstraite et probablement peu « parlante » décrit en fait des « sujets » de scénario archétypiques ; c’est par exemple le thème de l’erreur judiciaire : un homme libre se retrouve en prison avant que, son innocence reconnue, il recouvre la liberté.
d) Situation inverse : de conjoint d’abord, le Sujet passe par un stade de disjonction avant de retrouver la conjonction initiale
message URL FIG103.jpg . On reconnaîtra là le thème fort convenu du retour du fils prodigue.
Sur la base de ces quatre situations-types (qui, je le rappelle, ne visent qu’à décrire des récits minimaux) pourra s’élaborer, avec l’introduction de nouveaux paramètres, une plus grande complexité, en ce sens plus fidèle à l’expérience que nous avons généralement des récits. Cependant, au préalable, je crois nécessaire de m’attarder sur les termes de « disjonction » et « conjonction », déjà évoqués au chapitre sur la topographie mais qui appellent des précisions nouvelles dès lors qu’ils prennent en compte le Sujet.
Comment comprendre une expression comme « un Sujet en conjonction avec l’Espace » ? Un premier sens, d’évidence, renvoie à un rapport d’inclusion physique (le Sujet disjoint étant à l’inverse en situation d’exclusion : ce qui ne manque pas de se produire si, au moment de rentrer chez moi, je m’aperçois que j’ai égaré les clés de mon appartement). Cependant, comme dirait M. Dupont, la nature humaine est plus complexe (et le Sujet, ne l’oublions pas, a quelque chose à voir avec l’humain). Chacun sait d’expérience que l’inclusion physique ne suffit pas à établir une conjonction ; je puis être physiquement présent dans un lieu ou un espace et dans le même temps m’en sentir exclu (c’est là une raison de plus pour ne pas réduire l’espace à sa seule dimension physique). La conjonction suppose certes un rapport d’inclusion physique mais aussi et surtout le partage avec le Sujet, des valeurs attachées à l’espace (que celles-ci prennent la forme de prescriptions diverses ou d’une axiologie). N’est-ce pas là toute la question de l’intégration dont on entendait quelque peu parler ces temps-ci ? En somme, celle-ci serait une conjonction pleinement achevée. »
351

Le parcours de Suzanne et les relations qu’elle entretient avec l’appartement sont beaucoup plus chaotiques et beaucoup moins tranchés par rapport à ce que nous avons pu étudier avec le père ; mais pour autant et pour reprendre une formule empruntée à André Gardies, « sa conjonction avec l’espace n’est pas pleinement achevée ».

Cette instabilité va être à l’origine de la diversité et de la construction narratives.

Ces allers et retours vont stimuler un récit qui présentera donc un personnage constamment errant ou indécis vis-à-vis de l’appartement et du noyau familial.

Au départ, tant que son père sera présent, Suzanne apparaîtra comme une personne plutôt heureuse. Elle invite des amis chez elle, chose qu’elle ne reproduira plus dès lors que son frère reprendra le commandement de la maison.

Dès que son père part du foyer, elle rentre dans un cercle vicieux. Elle sort et rentre tard le soir et plus elle le fait, plus elle le paie. Son frère la bat car il ne supporte pas cette attitude qui échappe à son autorité ; la jouissance de l’adolescence, le sexe, la fête avec des copains à l’extérieur (hors de l’appartement), puis le moment où il faut bien rentrer à la maison pour affronter la violence de Robert, sont le cercle vicieux dans lequel Suzanne se noie.

Elle ne cesse de faire la navette entre l’appartement et l’extérieur et c’est en fait cette liberté et le fait qu’elle n’appartient plus vraiment au cercle ni à l’espace familial qui déplait fortement au frère et à la mère. Elle ne se positionne pas clairement ; solitaire, elle ne choisit pas de camp et elle prouve mieux que quiconque, par ses déplacements, que l’on peut être présent dans un lieu (en l’occurrence dans l’appartement) sans pour autant faire partie du groupe social qui l’identifie (la famille).

A aucun moment, on ne verra le frère et la mère en dehors de cet appartement.

Ceci montre combien ils sont rattachés à ce lieu et à l’espace familial, qu’il veulent, coûte que coûte préserver. Les deux seuls personnages que l’on verra hors de l’appartement (lors du voyage vers l’aéroport) seront Suzanne et son père qui ont, à un moment donné, décidé de prendre leur distance avec le groupe (familial).

Suzanne décidera de se marier et de quitter l’appartement dès qu’elle ne pourra plus supporter les affrontements physiques et violents vécus avec son frère. Trop malheureuse entre ces deux espaces, entre l’intérieur et l’extérieur, lorsqu’un espace ne fera plus tampon sur l’autre, elle choisira de fuir (pension, mariage et voyage aux Etats-Unis).

Son parcours global serait le suivant :

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Certes elle quitte le foyer familial et les membres qui le composent donc elle s’exclut volontairement des lieux et vice et versa ; mais notons que le récit est structuré sur ses allers et retours, hors et au sein de l’appartement, qu’elle quittera ou réintégrera après ses fêtes à l’extérieur.

Donc, à un autre niveau et de manière plus précise, son parcours pourrait être également celui-ci :

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Au départ, Suzanne est bien ancrée dans l’appartement et dans le cercle familial mais dès que père s’en va, elle rentre et sort constamment de l’appartement et de ce fait, se détache du groupe, au grand désespoir de son frère qui ne supportera pas ces mouvements impossibles à maîtriser.

Mais Suzanne fuit en quittant l’espace familial (elle vit toujours dans l’appartement, du moins, seul son corps revient) alors que le père a fui, quant à lui, en quittant les lieux (physiques) de l’appartement. Leur fuite est différente. L’une fuit un esprit, un cadre de vie, une famille, un groupe ; l’autre fuit les lieux et par conséquent les personnes qui y vivent. En fuyant les lieux, elle s’écarte aussi et par conséquent de la famille.

Mais il faut noter que quoi qu’il en soit, elle quittera définitivement les lieux et la famille en partant aux Etats-Unis à la fin du film. Son schéma se termine donc bien par cette formule, comme son père d’ailleurs : S E.

Contrairement au père et à Suzanne, Robert, le fils, ne cherche à aucun moment à fuir l’espace familial (car c’est lui qui le compose ou qui prétend en être à sa tête).

Sa position est ferme et contraire à celle de Suzanne qui oscille entre deux univers. Lui, cherche avant tout à maîtriser l’espace familial même s’il doit employer la force. Dès que le père prend la fuite, il prend le rôle du chef de famille, du moins il se l’attribue et se permet de frapper sa soeur pour lui faire accepter les nouvelles règles familiales. Dès qu’il prend la direction du groupe, plus personne (aucun ami) ne viendra dans l’appartement. L’espace est coupé du monde extérieur et la famille sombre dans la solitude, l’hystérie et les bagarres. Seul avec sa mère, il tentera de préserver ce qui reste de cette famille estropiée par le départ du père. Son rôle est important car comme il le dira à Jean-Pierre, le mari de Suzanne : d’habitude, il ne reçoit pas les copains de sa soeur et préfère les accueillir dans le couloir. Assis et protégé derrière son bureau, il en impose et affirme sa position de décideur en ce qui concerne l’avenir et les fréquentations de Suzanne, comme en témoigne justement la scène où il recevra exceptionnellement le futur mari de la jeune fille. Il le teste, reste assis sur son fauteuil et réaffirme qu’il veut (plus que tout) non pas le bonheur de sa soeur mais celui de sa mère, tombée dans une grave dépression nerveuse.

Son parcours est le suivant :

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Ce schéma montre qu’il reste dans l’appartement et dans l’espace familial jusqu’à la fin mais, quelques paroles ici et là et la présentation d’une jeune femme à sa mère, nous font penser qu’il a peut-être, sans qu’on le sache vraiment, quitté lui aussi les lieux avec cette personne, laissant la mère seule dans l’appartement.

Comme on pourrait l’imaginer, son parcours pourrait alors être le suivant :

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Le personnage de la mère est le plus attaché à l’appartement. A aucun moment, on ne la voit sortir de ce lieu. Elle y est du début à la fin et on imagine mal d’ailleurs son relogement dans un autre lieu - lorsque le père évoque furtivement lors de son retour imprévu, la renégociation du bail -.

Sa complicité avec son fils est forte ; tous deux essaient de préserver un certain équilibre familial. Elle est comme une sorte d’animal qui tourne dans sa cage ; repliée sur elle-même, elle vit dans la tristesse et le passé. On la verra souvent dans l’atelier de fourrure déserté par son mari. Son fort attachement à l’appartement est également révélé par le fait qu’elle accompagne toujours les personnes qui arrivent ou repartent du lieu. Elle est le corps-passeur au sein des lieux.

Elle fait le lien physique entre l’ailleurs (l’extérieur) et l’intérieur (l’appartement).

Son parcours est clair et sans surprise ni perspective de changement :

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Elle est et reste définitivement dans l’appartement, jusqu’au bout ; elle sera la seule à garder cette position.

Afin de résumer ces différences à établir entre le lieu et l’espace ou entre l’appartement et le groupe social, considérons à présent les schémas topographiques suivants

Suzanne se déplace au sein de différents groupes sociaux et revient toujours dans l’appartement sans pour autant faire partie de la famille, preuve alors qu’on peut être dans un lieu sans pour autant intégrer le groupe social assimilé à ce lieu.

Le père retrouve un groupe social inconnu. En revanche, dès qu’il quitte l’appartement (autrement dit le lieu), il quitte de fait le groupe « famille » dont il s’évince volontairement.

Le frère reste l’un des pôles majeurs du groupe familial qu’il tente de préserver mais à la fin on peut le soupçonner de s’en écarter pour fonder sa propre famille avec sa femme qui apparaît à ses côtés lors du repas final.

La mère est elle aussi exclue du groupe puisqu’il n’y a plus de famille. En effet, elle ne peut pas être une famille à elle toute seule. Elle subit les départs des uns et des autres et reste finalement et définitivement seule.

Mais si la famille éclate, de nouveaux rapports naissent entre les personnages.

On constate en tous les cas que Suzanne entretient des rapports plus étroits avec son père et surtout son frère qui, jusque là, la battait. Il la touche, la sent et lui montre physiquement et aux yeux de tout le monde, qu’il l’aime. Il éprouve même de la jalousie envers Jean-Pierre, le propre mari de Suzanne. « Touche pas à ma soeur ! » lui dira-t-il devant une assemblée stupéfaite par cette réaction inattendue. Il demandera même à sa soeur avec quel homme de l’assemblée elle compte coucher après le repas. Son beau-frère, présent autour de la table, soulignera « les rapports archaïques » qui existent entre les deux personnages.

Les nouveaux rapports que Suzanne entretiendra avec sa mère seront assez ambigus, entre ignorance et distance, en tout états de cause, difficiles à cerner.

Enfin, cette situation désespérée, résultat du départ de Roger, mettra en place de nouvelles relations très fortes entre Betty et son fils. Ils seront tous les deux accrochés l’un à l’autre, solidaires, violents et plus que jamais inséparables, même jusqu’au bout. Robert ira même jusqu’à demander à sa femme comment elle trouve sa mère. «  ‘Regarde ma mère, elle est belle, n’est-ce pas’  ? »

Que ce soit la violence (beaucoup plus présente) ou l’amour, ce personnage ne connaît pas le juste milieu ; c’est un personnage excessif qui rentre immédiatement dans un circuit de relations intimes et non plus sociales avec les êtres qu’il côtoie. La notion de territoire n’existe pas avec lui.352 Il aspire l’autre, le dévore et se fait dévorer ; son visage est la meilleure expression de cette dévoration de l’intérieur. Le visage de Robert est un visage défait, terme employé par Jacques Aumont qui pense que :

«  ‘le dé-visage advient sous le visage, le nécrose, le gangrène, le ruine.’  » 353

Le visage désagrégé de Robert est « une dévoration par l’intérieur » 354, une « implosion » silencieuse qui deviendra « explosion » bruyante lorsqu’il se défoulera sur sa soeur.

On comprend alors que les relations entre les personnages évoluent, s’enveniment ou s’améliorent selon leur présence ou leur absence au sein du lieu (l’appartement) mais également au sein de l’espace social (la famille).

Comme le montrent ces deux schémas ci-dessous, faire partie de la famille, c’est avant tout être présent dans l’appartement avec les autres ; c’est du moins le message que veut transmettre Robert à sa soeur en la malmenant physiquement lors de ses retours tardifs au sein du foyer. S’écarter du lieu, c’est aussi se désolidariser du groupe et Suzanne paiera le prix (fort).

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Ces deux schémas montrent que la situation idéale est celle où les personnages sont présents à la fois dans le lieu et dans l’espace. Cette situation a existé tant que le père a été là ; en revanche, elle explose (au départ du père) lorsque les personnages se dissocient du lieu ou de l’espace (voire des deux), ce qui sera le cas pour Roger (le père). Suzanne quant à elle, s’écarte du groupe (de l’espace social) en s’écartant du lieu (de l’appartement). Elle s’en écartera définitivement et n’y reviendra plus (dans l’un ou l’autre) en partant pour les Etats-Unis. Le frère, s’écarte du lieu (en effet, il est impossible qu’il ne sorte pas du lieu même si on ne le voit jamais à l’extérieur) mais ne s’écarte jamais du groupe « famille » qu’il défend plus que tout, aux côtés de sa mère désespérée. A la fin, il sortira du groupe en se mariant et peut-être (sûrement) de l’appartement. La mère, enfin, reste présente dans l’appartement mais est exclue du groupe puisqu’il n’y a plus de groupe. Elle ne peut être un groupe à elle toute seule.

Cette étude montre que deux niveaux sont à distinguer : le lieu et l’espace.

A nos amours en est le parfait exemple. Etre dans le lieu ne signifie pas obligatoirement être dans le cercle humain (Suzanne) et vice et versa (Robert son frère).

L’enjeu de la construction narrative chez Pialat semble se situer ici-même ; à savoir qu’un personnage se détache du groupe social auquel il est voué et affirme son indépendance en se déplaçant hors du lieu ou hors du groupe. Certains, à l’image du père dans A nos amours, choisissent les deux exclusions.

On remarquera ainsi que Donissan (Sous le soleil de Satan) ne rentre pas dans le moule diocésain alors qu’il fait bien partie physiquement d’une paroisse.

Dans L’Enfance nue, l’enfant s’échappe constamment du lieu dans lequel il vit (la fugue) pour montrer sa non-appartenance au groupe social imposé.

Loulou n’a pas d’appartement avant de rencontrer Nelly mais il fait partie d’une bande avec qui il erre nuit et jour. Tout l’enjeu du film sera fondé sur cette errance entre deux situations. Ainsi, Nelly tentera de lui offrir un lieu à lui, à eux deux (l’appartement qu’elle loue) pour qu’il coupe tout lien avec ses copains. La vie à deux dans un nouvel endroit contre une vie de groupe construite sur la succession de lieux anonymes et transitoires : voilà ce à quoi aspire Nelly, voilà ce sur quoi se construit le fond de l’histoire.

Chaque film de l’auteur est donc composé sur ce décalage existant entre le lieu et le groupe social ; aucun personnage ne semble pouvoir vivre en harmonie dans les deux à la fois. Leurs déplacements violents et imprévus de l’un à l’autre, désignent à la fois leur mal être et leur instabilité. Leur corps n’est à l’aise nulle part. S’exclure, se désolidariser, fuir le lieu où l’on vit et le groupe auquel on devrait appartenir : les déplacements des personnages sont motivés par ces quelques idées. Et lorsque deux êtres se rencontrent dans un lieu, lorsque ce malaise devient trop fort pour pouvoir s’effacer, ce sont une fois de plus les corps qui explosent, qui se percutent et s’affrontent. Lorsque le corps n’est pas à sa place, soit dans le lieu, soit dans l’espace social désigné, et que la fuite n’est pas ou plus possible, le règlement de compte intervient comme pour mettre fin à une situation devenue invivable...c’est en partie ce que nous allons traiter à présent.

Notes
348.

Cette distinction et le reste de notre progression relative au traitement de l’espace dans le film A nos amours, trouvent essentiellement leurs sources et leurs appuis sur les réflexions d’André Gardies.

André Gardies, « Le lieu et l’espace » in L’Espace au cinéma, Editions Klincksieck, Paris, 1993, pp. 69-72.

349.

Même si un extrait (emprunté à l’étude d’André Gardies dans son ouvrage L’Espace au cinéma) aiguillera notre réflexion et le sens des signes présents dans nos futurs schémas (cf. pp. 513-515), notons toutefois immédiatement, que le symbole « ∩ » est synonyme de « jonction » et à l’inverse, « ∪ » est quant à lui synonyme de « disjonction » de deux éléments.

350.

Antoine de Baecque, « L’emmerdeur (Pialat) » in Vertigo n°15 - Le corps exposé -, Editions Jean-Michel Place, 1996, p. 66.

351.

André Gardies, « Les opérations élémentaires » in L’Espace au cinéma, op. cit., pp. 150-151.

352.

Le sociologue Edward T. Hall a étudié le système de territorialité chez les animaux, pour pouvoir ensuite le comprendre chez l’homme. Mais plus encore, il s’est appliqué à traiter les diverses distances qui existent chez l’être humain. Suivant les cultures, les hommes mettent en place différents « systèmes proxémiques » qui gèrent en fait leurs relations physiques et communicationnelles au sein du groupe social. Nous ne rentrerons pas dans cette analyse mais renvoyons le lecteur à son ouvrage intitulé La Dimension cachée.

Edward T. Hall, La Dimension cachée, Editions du Seuil, Collection Points Essais, Paris, 1971.

353.

Jacques Aumont, « Le dé-visage sous le visage » in Du visage au cinéma, op. cit., p. 160.

354.

Ibid.