III.3 Dialogues de corps

a). A l’écoute du corps

Nous avons pu voir jusqu’à présent que le personnage chez Pialat entretenait des rapports au monde constamment placés sous le signe du « déplacement »355 ; ces relations sous forme d’allers et retours vis-à-vis du clan, de la communauté, de la famille ou de groupes sociaux sans cesse différents, sont, comme nous l’avons expliqué, à la base de la construction narrative. Ainsi, chaque personnage semble avoir des liens instables vis-à-vis des autres : « exclusion », « intrusion »...il ne sait trouver une place vraiment stable ou clairement définie au sein du groupe. Cette position complexe vis-à-vis du monde, enrichit indéniablement la personnalité de ce personnage, dont le corps est toujours entre deux feux ou entre deux lieux, ne semblant pouvoir trouver d’identité que dans des relations violentes et dévastatrices (disons intenses) vis-à-vis de celui ou ceux qui se trouve(nt) en face de lui.

L’« identité » : il s’agit bien de cela. Le personnage ’pialatien’ peut-il exister par lui-même et pour lui-même, sans le regard et la présence des autres ?

C’est dans cette mise en décalage du corps vis-à-vis du groupe social, qu’il parvient à trouver sa véritable raison d’exister (sa place dans un monde qui ne lui en réserve aucune au départ). C’est bien dans ce problème identitaire que le personnage parvient non pas à se constituer (en tant qu’être humain) mais à constituer le récit.

Etre avec l’autre, contre l’autre ; le chercher ou l’éviter, le percuter ou le tester...autant d’idées phares qui nous font croire que le personnage chez Pialat n’existe ou n’a de véritable raison d’exister que lorsqu’il est en conflit ou simplement en dissonance avec l’autre.

Mais quelle est la véritable origine ou cause de cette dissonance ? Faute de pouvoir pour l’instant apporter de réponse fiable à cette question, disons que sa véritable consistance en tant qu’individu vient de ce rapport délicat qu’il entretiendra avec le lieu physique et l’espace social dans lesquels il se trouve. Sa seule raison de conquérir l’espace se situe dans l’idée (pessimiste mais tellement fructueuse pour la narration) que le départ précipité du corps succèdera toujours à son arrivée imprévue.

En porte-à-faux avec son milieu, le personnage trouve au plus profond de son corps, le moyen de s’exprimer et de prouver sans cesse son existence aux autres.

Ce corps devient alors le moyen pour le personnage de mettre à jour, ses sentiments ou son mal-être supportés ; il devient le moyen de passer vers l’extérieur, de dialoguer avec son entourage, de mettre à nu certains lieux cachés, profonds et intimes de son être. Détaché du monde et donc par conséquent, face à lui-même, le personnage ’pialatien’ ne peut trouver sa voie ou sa véritable raison d’être dans sa solitude.

La question pourrait donc être celle-ci : a-t-il vraiment l’envie ou la capacité de définir lui-même le sens de sa propre vie ? Est-il vraiment disposé à écouter son corps (son âme et son intimité profonde) qui pourrait lui (nous) apporter les réponses ou du moins des éléments explicatifs quant au sens de sa quête et de ses déplacements ?

Il suffit d’analyser les personnages pour comprendre qu’ils n’ont ni la force ni l’envie de faire le point sur leur vie ou encore de se projeter dans leur avenir. Mangin (Police) dira qu’il préfère se contenter de sa vie plutôt que d’en imaginer une autre. Van Gogh semble attendre la fin sans vouloir envisager un quelconque avenir qui semble lui échapper depuis toujours (la réussite et la reconnaissance artistiques ne sont pas au rendez-vous et ne peuvent être provoqués). Loulou n’est pas capable de prouver à Nelly qu’il pourra être père ; il ne lui donne aucun signe car comme tous les autres, il se contente de vivre le moment présent sans jamais évoquer le futur. Il n’a de véritable existence qu’au sein du groupe de copains duquel il parvient à tirer son épingle du jeu en partant et en revenant sans cesse. Seul avec Nelly, il fuit ses responsabilités et un avenir de couple qu’il ne maîtrise pas.

Toujours dépendant d’un autre, le personnage se fonde et se constitue en tant que qu’être filmique dès lors que son corps est borné (et en conflit) avec le reste du groupe dont il sera à chaque fois exclu ou (ré)intégré. La notion de temps (que ce soit dans l’analyse d’un passé ou d’un futur plus ou moins proche) échappe constamment au personnage qui vit au présent dans l’« ici et maintenant » (car le lieu où l’on peut s’évader n’existe pas non plus pour eux).

Avançons donc dans notre réflexion en admettant, peut-être de manière un peu hâtive, que l’échange physique, la relation avec l’autre, deviennent les éléments fondateurs de l’évolution du personnage et donc du récit (dès lors que l’on considère le corps du personnage comme principale matière constitutive ou comme première source d’émergence de la narration).

Ainsi, le corps est le langage du personnage qui se positionne physiquement dans le monde avant que toute psychologie ou histoire personnelle (vécu, discours, pensées, etc.) ne puissent s’imposer dans le milieu social en question.

Le corps réagit vite (sans réflexion préalable) comme pour répondre et exprimer une idée, un sentiment passionnel ou une situation que le personnage n’est apparemment pas capable d’exprimer autrement (par le langage verbal principalement).

Aucune parole ou disposition explicatives de la part du personnage ne viennent préparer ou donner un sens à un acte physique imprévisible et presque incontrôlé. Rien n’est préalablement dit au sujet des gestes outranciers de Jean vis-à-vis de Catherine ou concernant la gifle inattendue du père vis-à-vis de sa fille dans A nos amours.

Aux ellipses temporelles et événementielles, s’ajoutent des ellipses psychologiques relatives aux manques d’explications qui pourraient être attribuées à certaines attitudes physiques instantanées.

Le corps reste donc le langage prioritaire et primaire du personnage qui, dans la violence ou le sexe, tente de communiquer et de se recentrer par rapport aux autres.

Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, Jean devient tendre avec Catherine lorsqu’une envie sexuelle fait surface. Dans A nos amours, Suzanne rigole après avoir fait l’amour et ses paroles laissent entrevoir une partie de plaisir grandiose (« Quand j’y repense ! »). Dans Loulou, Nelly apprécie le côté bestial de son amant qui joue avec son corps, en se vautrant sur elle comme un animal en rut. Dans Police, comme nous l’avons déjà évoqué, Mangin se jette sur la stagiaire comme si une envie sexuelle devait être assouvie immédiatement, dans la voiture, sans préliminaires ou avances verbales qui pourraient préparer cet acte tant désiré sur le moment.

Tentons de savoir à présent si le personnage parvient à se recentrer par rapport à lui-même, c’est-à-dire à communiquer avec lui-même, au plus profond de sa propre intimité.

Si nous avons traduit jusqu’ici une extériorisation bien visible du corps au sein de la scène ’pialatienne’, si nous avons vu que l’expansion et l’étalement du corps au sein du récit répondaient à une volonté de la part du personnage de se manifester afin de se démarquer du groupe, l’intériorisation du personnage au plus profond de son corps, semble être une problématique intéressante à aborder ou du moins à mettre en rapport avec cette extériorisation relevée. En effet, plonger au plus profond de cette intimité pourrait peut-être nous donner des explications quant aux relations qu’il entretient avec l’extérieur (c’est-à-dire son entourage).

Pourquoi privilégier l’intimité du personnage et tenter de comprendre comment il peut être ou ne pas être à l’écoute de son propre corps ?356 Vouloir percer ce mystère et tenter de comprendre quels rapports le personnage entretient avec sa propre intimité, c’est imaginer pouvoir déceler l’origine de son rapport à l’autre, avec la société, avec le monde dont il semble avoir du mal à faire partie ; c’est imaginer pouvoir enfin comprendre quel est le véritable sens des déplacements de ce personnage tout au long de sa vie et non plus simplement au sein d’une scène et c’est pouvoir enfin saisir les causes de ses déplacements...ces causes derrière lesquelles nous courons depuis le départ et qui nous font encore tant défaut...

Visiter l’intimité du personnage reviendrait ainsi à déceler son histoire et le sens de cette histoire (son ADN, le code génétique d’un vécu aux vertus explicatives, la trace, la structure ou l’architecture secrètes de sa vie, etc.) et par conséquent à comprendre les motivations de ses déplacements.357

Dévoiler les mystères du corps, aller au plus profond de cette intimité physique, c’est aussi puiser et envisager la planification, le codage, le formatage ou les secrets de la construction d’un être dont l’avenir semble être (comme nous l’avons vu) tout tracé...tout tracé, car comme nous l’évoquions auparavant, le personnage ’pialatien’ semble déjà construit et ses déplacements semblent déjà fondés ou guidés (téléguidés de loin, de très loin par un personnage pourtant absent...).358 La vie du personnage chez Pialat, n’a-t-elle rien d’autre comme solution que de suivre le sillon d’une destinée déjà écrite ? Puisse le corps nous apporter les origines d’une quête lointaine qui fonde ce personnage, tout en expliquant les relations qu’il entretient avec « l’autre ».

« Intériorité » et « extériorité » sont étroitement mêlées et raccourcissent ainsi le cheminement ou le parcours si secrets qui existent entre l’âme et le corps du personnage.

Entrons donc à présent dans les secrets d’un corps, qui nous révèleront, nous l’espérons, les causes et les explications des mouvements extérieurs rencontrés jusqu’ici au travers de nos différentes analyses. Sur quoi se fonde la vie du personnage ’pialatien’ ? Qu’est-ce qui, finalement, fonde ce personnage dont les réactions physiques semblent être déjà programmées et incrustées dans un sillage dont il semble difficile voire impossible pour lui de se dégager ?

« Si on lit avec quelque attention les ouvrages théoriques de Kandinsky, on s’aperçoit que deux termes y interviennent sans cesse, concentrant sur eux tout le poids de l’analyse : ce sont ceux d’« intérieur » et d’« extérieur ». Le second grand écrit oint-Ligne-Plan, paru en 1926 à l’époque du Bauhaus, commence ainsi :
« Tout phénomène peut être vécu de deux façons. Ces deux façons ne sont pas arbitrairement liées aux phénomènes - elles découlent de la nature des phénomènes, de deux de leurs propriétés : Extérieur-Intérieur. » (...)
Que tout phénomène puisse être vécu de deux façons, extérieurement et intérieurement, c’est en tout cas ce dont nous faisons constamment l’expérience à propos d’un phénomène qui justement ne nous quitte jamais, à savoir notre propre corps. (...) »
359

En s’intéressant à Kandinsky, Michel Henry met avant une réflexion sur l’être, qui deviendra par la suite une réflexion sur l’art. L’être humain est à l’image de son corps, c’est-à-dire une vie éclairée car pleine d’« extériorité » et une autre invisible car pleine d’« énigmes ». C’est cette deuxième idée qui nous séduit et qui nous ramène à l’intimité du personnage, idée à laquelle nous faisions allusion auparavant.

« L’être n’est donc pas une notion univoque. Deux dimensions le traversent et viennent déchirer son unité primitive (pour autant qu’il en possède une) : celle du visible où dans la lumière du monde les choses se donnent à nous et sont vécues par nous comme des phénomènes extérieurs ; celle de l’invisible où, en l’absence de ce monde et de sa lumière, avant même que surgisse cet horizon d’extériorité qui met toute chose à distance de nous-mêmes et nous la pro-pose à titre d’ob-jet (ob-jet veut dire : ce qui est posé devant), la vie s’est déjà emparée de son être propre, s’étreignant elle-même dans cette épreuve intérieure et immédiate de soi qui est son pathos, qui fait d’elle la vie. » 360

Voir l’invisible, se déplacer au fin fond du corps : tels sont les objectifs audacieux que nous sommes fixés pour mettre au grand jour les causes ou la face cachée des déplacements des personnages au sein des films de Pialat. Plonger au delà de la peau, c’est donc atteindre l’archéologie du corps et envisager le sens de l’incarnation.361

L’incarnation...osons donc entreprendre cette démarche qui consiste à aller cueillir le personnage non pas dans les deux dimensions qui le constituent mais au croisement de leur rencontre mystérieuse et métaphysique où l’on imagine que ce corps n’est pas seulement la traduction ou le langage de l’âme mais bien l’âme elle-même...osons à présent envisager le corps non plus comme « intermédiaire », « support » ou « révélateur de... », mais bien comme l’« incarnation de... » ; rendons au corps une place plus directe où il ne s’agira plus de le penser comme « moyen » mais comme « fin » ; admettons que le corps est peut-être lui-même l’âme cachée du personnage et qu’il n’est plus son « porte-parole » mais bien son incarnation réelle.

S’appuyant sur les réflexions de Maine de Biran qui est, selon lui, le seul philosophe a avoir réalisé une vraie étude phénoménologique du corps, Michel Henry énonce l’idée fondamentale selon laquelle, le corps n’est pas forcément un « intermédiaire » entre le mouvement et la pensée (de ce mouvement) mais bien le mouvement lui-même.

Ainsi, le corps n’est pas le reflet de la douleur ou de l’amour ou ni même du monde, il est cette douleur, cet amour et le Monde...du moins son incarnation (sa représentation).

« Le mouvement n’est pas un intermédiaire entre l’ego et le monde, il n’est pas un instrument. On caractérise souvent le corps en disant qu’il est l’instrument de mon action sur le monde, que c’est par son intermédiaire que je peux le modifier dans le sens qui me convient. On dit encore de mon corps qu’il est le « véhicule » de mon pouvoir sur le monde. Sur l’être de cet « instrument », de cet « intermédiaire », de ce « véhicule », on se garde bien, il est vrai, de donner des précisions. Ce qu’il faut entendre par ces mots va sans doute de soi, mais on ne nous dit pas non plus pourquoi chaque homme sait effectivement à quoi s’en tenir à ce sujet, pourquoi le mouvement par lequel un être humain accomplit une action quelconque ne pose pour lui aucun problème. Si j’exécute mes mouvements sans y penser, ce n’est pas parce que ces mouvements sont mécaniques ou inconscients, c’est parce que leur être appartient tout entier à la sphère de transparence absolue de la subjectivité. Il n’y a pas d’intermédiaire entre l’âme et le mouvement, parce qu’il n’y a entre eux ni distance, ni séparation. L’âme, par suite, n’a pas besoin d’un intermédiaire quelconque pour exécuter ses mouvements. En tant qu’intermédiaire entre l’âme et les mouvements par lesquels elle agit dans le monde, le corps n’existe pas, il n’est qu’une fiction de la pensée réflexive. Les enfants n’ont nulle conscience de leur corps qui serait l’ensemble des moyens qu’ils devraient mettre en oeuvre pour faire telle ou telle chose, pour parvenir à tel ou tel résultat. Nos actions s’accomplissent sans que nous ayons recours à notre corps comme à un moyen. Nous n’avons donc nul besoin de réfléchir sur ce moyen ou sur ce corps, celui-ci n’est jamais pour nous un problème ni un élément pour résoudre un problème. Nos mouvements s’accomplissent spontanément, naturellement, ils n‘ont pas d’« instruments » qui nous serviraient à les exécuter : « l’âme, dit Maine de Biran, ne pense pas d’avance à l’objet de son vouloir ou aux instruments qui doivent l’exécuter et qu’elle ne connaît pas ». Ainsi l’ego agit directement sur le monde. Il n’agit pas par l’intermédiaire d’un corps, il ne recourt dans l’accomplissement de ses mouvements à aucun moyen, il est lui-même ce corps, lui-même ce mouvement, lui-même ce moyen. » 362

Partir de l’idée que notre étude n’envisagera pas le corps comme porte-parole de l’âme, n’exclut pas en revanche que nous nous attachions à l’étude de ce corps en tant que parole. Cela dit, cette idée nous ramène à ce que nous évoquions auparavant, à savoir que le corps est ce lieu mystérieux qui nous dit, nous raconte sans cesse l’histoire du personnage sans qu’il en ait lui-même vraiment conscience. Lire le corps, c’est donc lire le personnage, sa quête et le sens caché ou inconnu de sa vie.

Si le corps n’est pas un « intermédiaire », si le corps n’est pas un « support » au langage et qu’il est donc, le langage lui-même de l’être humain, voyons dès à présent ce qui, dans l’oeuvre de Pialat, nous incite à étudier l’activité physique et intime du personnage, dans son rapport à la communication (vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de l’autre). La question sera finalement de savoir comment le personnage parvient à s’écouter lui-même avant d’écouter les autres...

Notes
355.

Comme nous l’avons vu précédemment, les personnages principaux n’ont pas de logement ni de lieux personnels. Le corps leur appartient mais il appartient surtout aux autres. Il est constamment exposé, en mouvement autour des autres. L’enracinement n’existe pas...peut-être parce que ces personnages sont

eux-mêmes en manque de racines, en manque de repères familiaux... 

356.

« Etre à l’écoute de son propre corps », n’est-ce pas entrevoir ou réaliser la démarche qui nous conduira à comprendre, gérer, assumer, son rapport à l’autre...se comprendre soi-même ou comprendre les mystères de sa propre intimité, n’est-ce pas se lancer dans une quête : celle de toute notre vie, celle qui n’aboutira peut-être jamais mais qui répondra à certaines questions que l’on se pose sur soi et les autres. Cette idée est, selon Marc Richir, à la base de toute réflexion sur le corps...savoir que son corps c’est, non seulement « soi-même » mais « à soi »... « être » son corps, « avoir » un corps, sont deux idées différentes et à distinguer dans toute étude phénoménologique (et psychanalytique).

« C’est nous qui nous posons la question de notre corps, et non pas un « esprit » planant quelque part : ce point de départ est irréductible, et c’est depuis notre vie et notre être incarnés en corps que les questions métaphysiques peuvent acquérir un sens concret, légitime.

En ce sens, l’articulation du problème du corps selon les axes de l’être et de l’avoir paraît déjà quelque peu forcée, tiraillée entre un corps positif, mais opaque, que l’on posséderait comme un instrument plus ou moins bien adapté aux nécessités de l’existence, et un corps insaisissable, quasi transparent, que l’on serait le plus souvent sans s’en apercevoir - voir l’instrument parfait amenant à la transparence, et la transparence opacifiée par des infirmités ou des souffrances amenant à l’instrument. Cette division de la question en avoir et être laisserait échapper l’essentiel : l’expérience du corps se mouvant entre ces deux pôles.

Toute la question est en effet, dans cette perspective, de savoir qui « a » ou « est » le corps, lequel est dès lors son corps, et pas celui d’un autre. Ce « qui », bien entendu, est « nous-mêmes ». Mais qui sommes-nous,

nous-mêmes ? »

Marc Richir, Le Corps - Essai sur l’intériorité -, Editions Hatier, Collection Optiques « philosophie », Paris, 1993, p. 6.

357.

Michel Serres a évoqué le corps comme mémoire du monde et de la vie ; lire le corps ou envisager le corps comme « support », sont pour lui le moyens de comprendre, de percevoir les origines du monde. La nature (les volcans, les mers, etc.) ne créé-t-elle pas des signes, des marques qui, comme des hiéroglyphes, forment un langage plein de vie(s) ? Mais selon lui, notre société et notre culture ont (volontairement ?) oublié ce langage du corps où l’on considérait alors ce corps comme un « support », c’est à dire un lieu où il est possible de lire l’histoire lointaine de l’être humain et de ses ancêtres.

« Ainsi que le corps et le monde, la vie se présente comme une immense mémoire dont la révolution technique d’aujourd’hui exploite la réserve, comme la précédente faisait des mines de charbon. Le temps s’y stabilise sur des rubans d’espace pliés ; l’espace s’y découpe et des emboîtements s’y réalisent comme si chaque protéine contre-mimait celle à laquelle elle s’adapte ; la matière elle-même a ces propriétés universelles de la vie et du corps. Dans les objets du monde comme chez les vivants se décèle une manière de connaître qui ressemble à nos postures corporelles, pleines de vie et plongées dans les choses, et à laquelle chercheront à ressembler nos arts. Les positions, premiers alphabets : Diderot appelait ces allures hiéroglyphes. (...)

Car avant toute technique de stockage et de transport des signes, le corps demeure le premier support de la mémoire et de la transmission : écran ou parchemin archaïques, nous ne savons plus lire sur lui comme peuvent le faire nos amis sans écriture qui s’en servent comme nos ancêtres de la cire ou nous-mêmes du papier. Si je dominais cette lecture, je pourrais déchiffrer sur tes rides, comme à livre ouvert, ton histoire et ses tribulations, sur ta danse ton désir et sur les masques et statues de ta culture l’encyclopédie de ses découvertes. Mais nous avons perdu le corps support. »

Michel Serres, « La mémoire du corps, comme celle du monde et de la vie » in Variations sur le corps, Editions Le Pommier-Fayard, Collection Thèmes et variations, Paris, 1999, pp. 104-109.

358.

On comprend que la question de l’identité du personnage principal se situe dans l’approche ou le lien qu’il choisira ou non de faire avec ce personnage énigmatique, inconnu ou mal-connu à la fois si loin et si proche de lui ; ce personnage ’pialatien’ ne parvient pas à construire son identité librement c’est-à-dire seul, sans le poids du passé et d’un autre personnage extérieur qui nous intéressera plus particulièrement dans le chapitre suivant.

359.

Michel Henry, « Intérieur / Extérieur : l’invisible et le visible » in Voir l’invisible - sur Kandinsky -, Editions François Bourin, Paris, 1988, pp. 14-25.

360.

Ibid.

361.

Cette réflexion vers laquelle nous nous tournons, nous ramène à la question de l’« incarnation » et de la « désincarnation ».

Sans rentrer dans les détails, un extrait du livre de Henri-Pierre Jeudy pose quelques hypothèses de recherche.

La peau est, selon l’auteur, une surface d’inscription, une passerelle entre l’introspection et l’exhibition de l’être humain. Mais c’est aussi une surface à part entière où se trament les liens sensuels, sexuels où séduction et confrontation naîtront également. C’est le lieu d’une lecture pour l’autre ; c’est l’endroit où s’écrivent l’origine, l’histoire et le vécu de l’Homme. Sur la peau, le temps qui passe affirme sa force et sa présence. Lire la peau, c’est se rapprocher de la sexualité et de la distance ou du toucher vécus par le personnage.

« Toute représentation du corps est un instant suspendue par la vision ou le toucher du granulé de la peau, comme si l’enveloppe de la forme se séparait des formes qu’elle exalte pour devenir une surface avec son propre relief. C’est pourquoi la peau se présente d’abord tel un texte qui se dispense de la métaphore et de la mise en image du corps. Elle ne cache rien. (...)

Mais la peau n’est qu’une surface d’inscription des signes de l’apparence. Crever la surface ne permettra jamais de voir ce qu’il y a derrière puisque la peau est elle-même un « il y a » qui se donne à lire, à voir, et à toucher. Au lieu de considérer la peau comme une surface intermédiaire entre un dehors et un dedans, il semblerait plutôt que, dans la vie quotidienne, elle soit une surface d’auto-inscription, un texte à part entière, mais un texte particulier parce qu’il serait le seul à produire des odeurs, des sons et le seul à inciter le toucher. »

Henri-Pierre Jeudy, « Le texte de la peau » in Le Corps comme objet d’art, Editions Armand Colin, Collection Chemins de traverse, Paris, 1998, pp. 62-63.

Sur le même sujet, Dominique Dupuy a quant à elle écrit les lignes suivantes :

« Un corps s’adresse à un autre ; la proximité des deux, leur contact, provoqué ou fortuit, créé une intimité qu’il convient d’apprécier, de mesurer, d’ajuster et d’exploiter à bon escient.

Le toucher, si toucher il y a, est subtil. Le plus profond de l’homme est la peau dit Valéry, et qui touche l’une risque d’atteindre l’autre. Ce toucher n’est ni trop doux, ni trop dur, ni enjôleur, ni réprobateur. Il ne latte trop aimablement, ni ne corrige trop durement. Si l’on en croit les maîtres japonais, lorsqu’on pose les mains sur quelqu’un, ce n’est pas son corps que l’on touche, mais son âme. »

Dominique Dupuy, « Lieu de contact et d’amour » in Le Corps en jeu, op. cit., p. 249.

Notons par ailleurs que les thèmes de l’incarnation et de la puissance charnelle sont au coeur du livre de Luc Vancheri qui s’est intéressé, pour sa part, à la question de la « figuration » au cinéma.

Luc Vancheri, Figuration de l’inhumain - Essai sur le devenir-accessoire de l’homme filmique -, Editions Presses Universitaires de Vincennes, Collection Essais et savoirs, Saint-Denis, 1993.

362.

Pour aller plus loin, Michel Henry s’est également penché sur deux pensées bien distinctes et qui s’opposent radicalement. En confrontant longuement les idées de Hume et Maine de Biran, Henry pose la question de savoir si tout mouvement du corps est obligatoirement le résultat d’une cause (d’un effet de causalité défini et intégré par l’être humain en question) dont l’origine resterait plus ou moins mystérieuse. Répondre à cela (et soulever dans le même temps des milliers d’autres questions), c’est entrevoir deux visions différentes : une qui consiste à envisager l’existence d’une explication ou d’un effet causal à tout acte ou tout déplacement physiques et l’autre qui veut par contre ignorer ce processus causal où le corps ne serait pas forcément le miroir de la pensée mais le sujet ou la conséquence unique du désir et de la simple volonté humaine. Mais le désir ou la simple volonté humaines ne sont-ils pas motivés eux-mêmes par d’autres causes enfouies et singulières à tout être humain ?

Le développement de Michel Henry se retrouve dans son ouvrage Philosophie et phénoménologie du corps (chap. sur « Le corps subjectif »), Editions Presses Universitaires de France, Epimétée, Paris, 1965.

L’adresse Internet suivante propose également quelques réflexions de l’auteur : http://www.philagora.net/henryart2.htm