b). Communiquer : le combat intérieur

Lorsque l’on considère les paroles ou les relations physiques que les personnages des films de Pialat entretiennent les uns avec les autres, le désir de savoir ce qui se cache derrière ses actes devient de plus en plus fort. Qu’est-ce qui motive ou stimule de tels actes ou de telles phrases ?

Pourquoi donc de telles agressions verbales ? Pourquoi cette extériorisation si violente du corps ? Pourquoi de tels jets verbaux, de telles expulsions verbales à l’égard de l’autre ?

L’affrontement se manifeste donc par une lutte physique (A nos amours) mais également par un rejet de l’autre par la parole (à chaque fois, la conséquence ultime de ce rejet aboutira à une séparation, un divorce, un suicide, un départ lointain...comme si, arrivés au bout d’eux-mêmes et de leur communication avec autrui, les personnages avaient besoin, en toute fin de parcours, d’une rupture brutale). Chez Jean (Nous ne vieillirons pas ensemble) l’agression verbale fait tellement partie du personnage que l’on imagine mal ce dernier autrement (on l’imagine mal pouvoir s’exprimer calmement).363 Chaque parole est un cri, un jet de méchanceté à l’égard de sa compagne, Catherine.

Le corps s’exprime et nous dit pourtant que le personnage n’a aucun problème pour communiquer avec l’autre (cette communication unilatérale aboutit toujours à l’achèvement, à une victoire de Jean sur Catherine qui ne peut que subir, sans rien dire, la violence de ses propos) ; mais on a, à chaque fois, l’impression que le personnage refuse d’écouter son propre corps, c’est-à-dire de chercher la faille qui est en lui et qui permettrait, s’il la trouvait, de prendre en main son destin, de mieux se diriger, de mieux se contrôler. Il refuse la critique et tout dialogue que ce soit avec les autres ou avec lui-même. C’est comme si ce corps n’appartenait pas vraiment entièrement au personnage ; comme si au fond, un lieu douloureux, une faille, une part mystérieuse et intime du personnage ne parvenait pas à être assumée par ce dernier. Le seul moment de calme qu’il offrira ou qu’il s’offrira, sera lié (et ce n’est pas un hasard) à sa visite chez son père devant qui, il restera respectueux voire craintif. Les retrouvailles avec le père sont souvent le seul et unique moment où le personnage parvient à écouter, à s’écouter lui-même - il suffit de voir comment Gérard, dans Le Garçu, fait le point sur son passé lorsqu’il part voir son père mourant en Auvergne -...comme si le père était le point sensible et douloureux pour tout personnage ’pialatien’ (c’est ce que nous verrons dans la dernière partie de notre travail). Mais notons d’ores et déjà la démarche de Suzanne (A nos amours) qui va voir son père en cachette (de son frère, de sa mère et du spectateur, qui ne verra jamais rien de leurs rencontres). La seule fois où le père et la fille se verront, c’est lorsque celle-ci s’envolera pour les U.S.A comme si leur discussion ne pouvait finalement pas durer. Dans Sous le soleil de Satan, on peut supposer que Donissan est sans cesse à la recherche de Dieu le père, par la prière et la méditation qui le guideront au final, sur la trace du Diable. Dans La Gueule ouverte, lorsque Philippe et son père se retrouvent ensemble, c’est l’un ou l’autre qui fuit (qui se déplace) comme si rien ne pouvait être verbalisé, comme si les deux hommes ne pouvaient parler, comme si la mère mourante était définitivement le lien silencieux et provisoire (jusqu’à sa mort), entre les êtres de la famille. Après une altercation avec son père (en train de faire la vaisselle), Philippe quitte la maison pour aller en ville, voir une prostituée. Avec la femme, à l’hôtel, il éjaculera dans son pantalon comme si cet échec sexuel était également une répercussion, un déplacement symbolique, un relais subtil à cette incapacité à se contrôler, à se poser, à se gérer, à s’auto-gérer. Après l’échec d’une communication verbale avec son père, c’est un échec intime, qui vient confirmer l’incapacité de Philippe à pouvoir être un adulte, à pouvoir s’assumer, se connaître, se comprendre au plus profond de sa sexualité. C’est son corps qui le trahit comme si son incapacité à parler avec son père, se matérialisait lors de cette éjaculation précoce, symbole de l’impossibilité à se connaître au plus profond de soi-même et de son corps.

Le personnage échoue à tous les points de vue, tant avec les autres qu’avec lui-même (dans le plaisir qu’il aurait pu connaître sans cet accident sexuel). Nul doute que ces deux séquences ont été montées l’une après l’autre pour désigner cette incapacité à vivre en accord avec les autres et avec soi-même, au plus profond d’une intimité secrète.

Le personnage chez Pialat ne peut communiquer avec les autres car il ne sait pas le faire avec lui-même, car il ne sait pas écouter son propre corps.

Ecouter son corps, accepter de le faire sans détour et y parvenir, lui permettraient de connaître, de découvrir aussi le véritable sens de sa vie et de ses déplacements ; cela lui permettrait ainsi (au travers d’un combat intérieur) d’entrevoir le sens véritable de sa vie, avec et au milieu des autres.

Chez Pialat, c’est toujours à la fin du film, lorsque la rupture ou la séparation interviennent, que le personnage parvient à communiquer avec l’autre et avec

lui-même. Ainsi, dans A nos amours, le père et sa fille s’engagent dans une discussion lorsque cette dernière décide de partir pour les Etats-Unis. Dans L’Enfance nue, François s’exprime enfin (en écrivant une lettre à Pépère et Mémère) lorsqu’il est envoyé en maison de redressement, loin de tous ceux qui ont pu l’accueillir et qui lui voulaient du bien. Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, Jean discute calmement (sans excès) avec Catherine lorsqu’il est seul, détaché de cette femme qui a décidé de le quitter et qu’il revoit après leur séparation définitive et irrémédiable. Les deux personnages se retrouvent dans une voiture et parlent en toute amitié comme s’il était nécessaire de se séparer pour pouvoir communiquer, comme si il suffisait de tout gâcher pour se retrouver dans l’unité. Le personnage ne semble pouvoir trouver la paix intérieure et la capacité à communiquer que lorsqu’il est séparé de l’autre. Il suffit de voir comment Jean se sent bien avec son ex-femme (Françoise interprétée par Macha Méril) qui refusera de vivre à nouveau avec lui parce qu’elle avouera que ce n’est que dans ce contexte (de la séparation) que la tendresse peut s’installer ; comme si la vie en couple, trop proche de l’autre (physiquement parlant) ne pouvait pas être tolérée ou vécue par les êtres impliqués.

Françoise, comprenant ce que Catherine vit ou subit au quotidien, saisit aussi que Jean n’a pas changé et qu’il n’est vivable qu’à partir du moment où il se retrouve seul. Elle en parlera même à ce dernier à qui elle dira qu’il faut qu’il se calme s’il ne veut pas perdre Catherine et détruire sa vie de couple, comme il semble l’avoir déjà fait auparavant avec elle.

message URL FIG115.jpg

La fin du Garçu est une manière de montrer que la communication ne peut définitivement pas exister ; mais comme dans la fin de Loulou, on sent que les corps et les regards rapprochés, sont le signe, que ces personnages, mêmes silencieux, ont conscience de leur drame. Gérard, les yeux rivés dans le vide - comme dans Police (Mangin est seul dans sa chambre, le regard perdu) ou Loulou (les corps soudés et titubants s’enfonçant dans une ruelle noire) -, montre à cet instant qu’il réfléchit, se pose, s’arrête de vivre comme pour dire à Sophie, ses regrets et son incapacité à lui parler. Ces plans furtifs, sont des moments assez courts où l’on sent une ouverture, un flottement dans la vie des personnages qui semblent penser et montrer aux autres, qu’ils ont conscience de leur mal être et de leur incapacité à vivre en couple. Mais, ce sont des brefs moments de communion silencieuse, qui n’effacent pas l’idée dominatrice selon laquelle, le reste du temps, les personnages évoluent brusquement, (par à coups) avec violence et détermination.

Comme un animal, le personnage ’pialatien’ évolue à l’instinct (sans aucune réflexion intérieure motivée) et ses relations extérieures sont celles d’un corps dont l’expression violente raconte souvent, à elle seule, la présence d’une détresse profonde et cachée qui ne demande qu’à être reconnue. Il vit au présent, enraciné dans l’« ici et maintenant » sans se soucier de son avenir proche, sans forcément se soucier de son passé. Quels sont en effet, les projets à plus ou moins long terme de Van Gogh, de Loulou, de Mangin ou encore de Suzanne ? Ils sont tous dans l’incapacité de se projeter dans leur avenir, de programmer un quelconque projet de vie ; ils n’ont aucune notion du futur. Hors du temps, sur-présents dans l’« ici et maintenant », ils n’ont pas non plus de regard sur leur passé : la faille trouverait-elle une origine ici-même,

c’est-à-dire dans la méconnaissance d’une histoire personnelle ?

Certains iront fouiller les greniers à la recherche de photographies (Philippe et Nathalie dans La Gueule ouverte) et d’autres (Gérard dans Le Garçu) iront en pèlerinage sur les lieux de leur enfance.

Selon Joël Magny (et nous adhérons volontiers à son analyse pessimiste qui pour autant, n’apporte aucune réponse concrète, du moins directe, à la question soulevée précédemment), il y a, au commencement, une catastrophe originelle, une rupture, un drame connu ou inconnu des personnages, qui influencent ou plutôt sont à l’origine de leurs déplacements. Ainsi, le voyage intérieur de chaque personnage ne serait-il pas lié à la quête de ce traumatisme inconscient, passé, lointain et non-défini (indéfinissable) au présent ?

« A l’origine de tout film de Pialat, une cassure, une rupture qui fait qu’il y a un avant et un après, un passé et un présent déchirés, irréconciliables. « Quelque chose » s’est passé, qui n’est pas encore nommé, de l’ordre de la catastrophe, qui transforme les objets, les lieux, voire les êtres, en traces de ce qui a été. Traces d’une absence, d’un manque d’où surgit une nostalgie aiguë, une souffrance et une douleur lancinantes. (...) Mais à la différence du trauma que l’on trouve au coeur du sujet des films d’André Téchiné, par exemple, la « catastrophe » originelle n’est pas aussi aisée à cerner qu’une « scène primitive » freudienne. La démarche des personnages comme du film n’est aucunement psychanalytique et ne vise pas à mettre à jour la cause première du malaise. Aussi celle-ci n’est-elle rapportable qu’à des éléments très diffus. (...)
Si le flou et l’imprécision entourent ce trauma, c’est qu’il importe moins de nommer la catastrophe et de désigner ainsi quelque coupable – comme si elle n’était pas de l’ordre de l’inéluctable ! – que de constater la situation de chaos qui en résulte.
364
Et surtout de cerner dans le présent les traces de ce « que l’on ne pourra jamais plus appréhender » et qui subsiste comme une blessure mal cicatrisée. »
365

Les personnages les plus confrontés à cette démarche de recherche ressentent à un moment donné le besoin de partir à la recherche de leur passé ; c’est plutôt à travers quelques unes de leurs paroles et quelquefois à travers leurs gestes, que nous ressentons leur(s) difficulté(s) de vivre au présent une blessure secrète vécue dans le passé.

Dans Van Gogh par exemple, une longue séquence présente le peintre, désespéré et conscient de son malaise à vivre au sein d’un monde duquel il se sent rejeté.

C’est tout d’abord aux côtés de Marguerite Gachet (près de la rivière) qu’il se confie et explique sa blessure. Ce sont donc, dans un premier temps, ses propres paroles qui révèlent sa profonde tristesse. Replaçons son discours dans son contexte. Vincent se plaint des rapports qu’il entretient avec son frère, trop distant et pas forcément capable de croire en sa peinture qu’il ne défend pas à juste mesure. Marguerite enchaîne en lui expliquant qu’il doit se moquer des pensées et des paroles qui l’entourent. Elle lui dit qu’« il ne comprend rien » et qu’il doit et peut se ressaisir afin de devenir enfin un grand peintre (reconnu de tous - de la profession et de sa propre famille -). Vincent continue sur ces paroles :

« Y’a pas à comprendre. Moi, j’sais. Vraiment, c’est énervant de t’entendre raconter des choses que tu connais pas.
Les Van Gogh, c’est pas une famille d’artistes. J’sentais le regard de mon père. J’sais pas ce que j’aurais pu faire de plus laid, de plus sale, de plus inutile pour mériter ce regard-là. J’ai essayé sérieusement et simplement de peindre à ma façon, c’est tout.
Bon, j’continue. A quoi bon continuer ? C’est vrai que c’est en train de changer. J’ai avec toi ce que j’espérais avec Kate. Peut-être que si je t’avais rencontré à la place de Kate... »

Après ce long monologue explicatif de Vincent, Marguerite s’emporte et dénonce son laisser-aller. Elle critique Kate et lui confie son désir de le voir continuer à vivre et à peindre. Assez violemment, elle tente de le secouer par ces paroles enthousiastes et contraires aux pensées du peintre complètement désabusé. On sent dans les paroles de la jeune femme, que c’est bien elle qui souffre. La tristesse du peintre provoque la souffrance de son entourage et la scène qui suivra cette discussion montrera à quel point, le mal être de l’artiste peut avoir des répercussions sur ceux qui l’entourent. Ainsi, Vincent, annonce à Marguerite qu’il ira à Paris dimanche pour aller « se saouler la gueule ». La séquence qui suit montre Vincent proche de Théo dans l’appartement de ce dernier. Théo sort un billet de son portefeuille et Vincent le lui arrache et s’en va immédiatement en claquant la porte On comprend dans ce geste brutal, son malaise dû au fait qu’il soit obligé d’accepter de l’argent de son propre frère On comprend aussi aisément qu’il va aller boire toute la nuit dans des tavernes parisiennes comme il l’avait annoncé auparavant à Marguerite. Mais il faut noter surtout la réaction de Jo, la femme de Théo, suite à ce don d’argent. Celle-ci explique à son mari que ce billet leur permet d’avoir bonne conscience et d’avoir ainsi l’impression d’aider et de soutenir Vincent dans ces moments difficiles. Elle dit qu’elle préfère le faire et entretenir Vincent pour ne pas avoir à se reprocher quoi que ce soit concernant la vie de cet homme perdu ; Jo exprime par là sa peine de voir son beau-frère dans cet état psychologique. Mais, le plus troublant se situera dans la réponse à Théo. Il expliquera à sa femme qu’il a toujours été dérangé par l’art de son propre frère. Il exprime de la jalousie, du mépris et une certaine indifférence à la peinture de Vincent qu’il est censé promouvoir et vendre autour de lui. Mais en disant ceci, c’est aussi son corps qui parle. Il se frotte les ongles de manière nonchalante et filmé en légère contre-plongée, il s’affirme comme un être assez hautain, exigeant et sûr de lui. Il apparaît comme un homme déterminé, dominant et assez écrasant vis-à-vis de son frère qu’il ne ménagera pas. Il tiendra ces quelques paroles à sa femme assez surprise par son attitude.

« - Théo : « Tu vois, la vérité tout au fond...la vérité tout au fond, c’est que j’aime pas sa peinture. J’aimerai qu’il peigne comme Renoir. Alors là, cela me paraîtrait bien. Non, c’est pas vrai d’ailleurs. S’il peignait comme Renoir, j’aimerai pas ça non plus. J’aimerai pas ça non plus s’il peignait comme Renoir. Mais tu vois, si Renoir peignait comme Vincent, alors là, j’aimerai ça du moment que ce n’est pas Vincent, mon frère, qu’il l’a fait...tu comprends ? »
- Jo : « Tu dis n’importe quoi. Tu cherches toujours à découvrir des mystères. Y’a seulement la façon dont la vie se passe, c’est tout... ». »
La dernière phrase de Jo pourrait assez bien résumer l’état d’être de l’ensemble des personnages présents dans l’oeuvre de Pialat : « pourquoi tenter de découvrir des mystères, alors qu’il y seulement la façon dont la vie se passe ? »

Les personnages ne parviennent donc pas à s’écouter eux-mêmes, à se plonger dans leur intimité la plus profonde ; pourtant, à plusieurs reprises, certains d’entre eux essaieront, comme ce fut le cas pour Théo même s’il ne se remettra pas vraiment en question vis-à-vis des relations qu’il entretient avec son frère.

Ce sera également le cas dans Sous le soleil de Satan, avec l’abbé Donissan qui se flagellera et placera sur son corps et sous sa soutane trop petite pour lui, des lianes pleines de pics et d’épines afin de se faire souffrance au plus profond de sa chair. Ses saignements, ses blessures, cette manière de se faire souffrir sont une manière de sentir et de matérialiser physiquement des maux ou des souffrances psychologiques justement difficiles à cerner. Le corps, le geste et leurs utilisations ou manifestations brutales et violentes, sont donc souvent les moyens de localiser, de donner de la vie et du sens - et donc une origine précise et physique -, aux blessures de l’âme qui n’ont justement aucun lieu, aucun point repérable, aucune provenance connue et sensible pour celui ou celle qui devra les endurer. Pour l’homme d’église, « écouter son corps » c’est avant tout supporter une épreuve physique comme si les douleurs du corps pouvaient relayer et déterminer l’origine des tourments de l’âme. Le fait que Donissan se torture physiquement, est encore une preuve que le personnage chez Pialat, ne parvient pas à s’écouter au plus profond de son être. Un homme d’église, avec toute la dimension spirituelle qu’il est censé revêtir, serait le mieux placé pour définir, sans l’aide de la souffrance physique, les maux qui le rongent au plus loin de son âme.

Or, pour le personnage, « souffrir physiquement », c’est localiser et faire jaillir par le corps, le mal secret qui l’habite.

La faille de ce personnage ’pialatien’ viendrait-elle de cette incapacité qu’il a, à prendre en main ses sentiments et à en déceler ses origines. Le corps devient par là-même le support, la plate-forme de ses maux psychologiques, de ses angoisses les plus intimes, les plus secrètes, les plus enfouies.

Toute psychologie est bannie au profit de réactions physiques qui ne laissent jamais le temps à la réflexion de s’imposer au sein du groupe. Le personnage est voué à la précipitation d’actions impulsives où chaque geste et chaque comportement désignent un état d’être et une fragilité que la pensée n’a pu exposer.

Cet échec est flagrant dans Sous le soleil de Satan où l’abbé Donissan ne parvient pas à prendre le chemin spirituel qui l’aurait mené au-delà de son corps (« sortir de son corps », il n’y parviendra pas), vers l’immatériel ou vers le dialogue secret d’une communion avec Dieu. Ce film, de par son récit, est finalement l’exemple fort de ce problème de communication vécu par l’ensemble de ces personnages de Pialat.

La spiritualité comme la psychologie ne règlent rien chez Pialat et ses personnages échouent plus ou moins dans leur recherche personnelle qui s’éclipse toujours au profit d’un rapport au groupe étouffant, violent et douloureux. Son impossibilité à vivre dans le monde se traduit par l’échec d’une communication verbale alors impossible.

Certes, certains personnages se pencheront sur des aspects de leur vie qu’ils jugeront utiles de connaître pour pouvoir évoluer. Suzanne (A nos amours) déclare à l’un des ses amants qu’elle aimerait connaître la vie de son père lorsque ce dernier a vécu l’immigration, juste avant de créer son atelier de fourrures. Elle dit qu’elle serait curieuse de connaître l’histoire de sa famille venue des pays de l’Est. Une autre fois, elle dira à Bernard (un autre de ses amants), qu’elle voudrait connaître l’opinion de son père sur ses fréquentations amoureuses.

Cependant, le combat intérieur du personnage se définit par la part de conflit engagé entre le corps et l’âme du personnage. C’est l’idée fondatrice du personnage ’pialatien’ développée un peu plus loin par Bernard Chamayou, qui s’est lui aussi intéressé à Sous le soleil de Satan.

Le prêtre Menou-Segrais dira à l’abbé que s’il parvient à dialoguer avec lui-même, il parviendra à le faire avec Dieu et donc avec les autres terriens. Il lui indiquera que le dialogue à engager avec l’autre, passe d’abord par la connaissance du chemin que l’on doit emprunter soi-même. C’est la connaissance de son intimité qui fonde le rapport existentiel aux autres.

« - Et maintenant, continua l’abbé Menou-Segrais, et maintenant j’ai besoin de vous. Non ! Un autre que moi, à supposer qu’il eût vu si clair, n’eût pas osé vous parler comme je fais ce soir. Il le faut cependant. Nous sommes à cette heure de la vie (elle sonne pour chacun) où la vérité s’impose par elle-même d’une évidence irrésistible, où chacun de nous n’a qu’à étendre les bras pour monter d’un trait à la surface des ténèbres et jusqu’au soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine n’est que pièges et folies. La Sainteté ! s’écria le vieux prêtre d’une voix profonde, en prononçant ce mot devant nous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais ! Vous n’ignorez pas ce qu’elle est : une vocation, un appel. Là où Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. N’attendez aucun secours humain. Dans la pleine conscience de la responsabilité que j’assume, après avoir éprouvé une dernière fois votre obéissance et votre simplicité, j’ai cru bien faire en vous parlant ainsi. En doutant, non pas seulement de vos forces, mais des desseins de Dieu sur vous, vous vous engagiez dans une impasse : à mes risques et périls, je vous remets dans votre route ; je vous donne à ceux qui vous attendent, aux âmes dont vous serez la proie...Que le Seigneur vous bénisse, mon petit enfant ! » 366

Si cette tirade de Menou-Segrais confirme son statut de père spirituel ou de guide pour Donissan (c’est ce que nous évoquions précédemment dans une autre partie), on remarque que ses mots mettent Donissan en face de lui-même comme pour le bousculer au plus profond de son âme. A plusieurs reprises, comme par exemple à la sortie de l’église parmi les fidèles, le vieil homme tentera de diriger Donissan en lui expliquant que sa place ou son rôle sur terre (parmi ceux qui en ont besoin) doivent être des priorités et doivent être assumés avant de pouvoir espérer côtoyer le

Saint-Père. Le parcours de Donissan (guidé par Menou-Segrais) est donc (comme à chaque fois chez Pialat) dirigé de loin par une tierce personne (invisible comme toujours ou presque) : le Saint-Père, le père spirituel, le Père (tout simplement)...Dieu...367

« Sans cesse nos plans se trouvent bouleversés, nos meilleures raisons réduites à rien, nos faibles moyens retournés contre nous. Entre le prêtre et le pénitent, il y a toujours un troisième acteur invisible qui parfois se tait, parfois murmure, et tout soudain parle en maître. Notre rôle est souvent tellement passif ! Aucune vanité, aucune suffisance, aucune expérience ne résiste à ça ! Comment donc imaginer, sans un certain serrement de coeur, que ce même témoin, capable de se servir de nous sans nous rendre nul compte, nous associe plus étroitement à son action ineffable ? S’il en a été ainsi pour vous, c’est qu’il vous éprouve, et cette épreuve sera rude, si rude qu’elle peut bouleverser votre vie. » 368

La communion avec Dieu n’est-elle pas d’abord une communion avec soi-même. Aussi, Donissan reste ’cloué au sol’, définitivement terrien comme si son corps était son seul et unique lieu de vie. Aucun accès à la spiritualité ne s’offre à lui. Le chemin qui mène au coeur d’une pensée métaphysique n’aura pas été trouvé. Aussi, à l’image, Pialat décide de raconter cette perte spirituelle par une perte physique. Donissan s’égare dans la campagne. Sur les chemins, il s’enlise dans le sol et sa soutane est trop lourde pour lui. Il apparaît noyé, perdu au sein du cadre, complètement seul dans des espaces grandioses qu’il arpente de tout son corps en se traînant et en s’épuisant. Donissan se perd, dans les champs, sur les routes ; un tout petit corps figure au milieu d’un ciel immense et de contrées illimitées. Par ces cadrages précis, par la longueur des plans et par le choix de placer le corps de Donissan au centre d’espaces envahissants, Pialat raconte en fait la perte, la solitude et la détresse spirituelles et psychologiques de l’homme. Perdu dans le cadre, il l’est au plus profond de lui-même, dans sa foi, dans sa croyance en Dieu et dans son aptitude et sa mission à aider les hommes vivants près de lui.

D’un point de vue plus général, la détresse du personnage chez Pialat, apparaîtra au travers de ses déplacements au sein du film tout entier qui propose, comme nous l’avons étudié auparavant, une déstructuration complète des repères narratifs

spatio-temporels.

Incapable de maîtriser et de définir les buts de son action, il perdra tout contact avec lui-même avant de le perdre avec les autres. C’est la mise en garde de Menou-Segrais, à un certain moment de leur histoire :

« Mon petit enfant, dit le vieux prêtre, que de périls vous attendent ! Le Seigneur vous appelle à la perfection, non pas au repos. Vous serez de tous le moins assuré dans votre voie, clairvoyant seulement pour autrui, passant de la lumière aux ténèbres, instable. L’offre téméraire a été, en quelque manière, entendue. L’espérance est presque morte en vous, à jamais. Il n’en reste que cette dernière lueur sans quoi toute oeuvre deviendrait impossible et tout mérite vain. Ce dénuement de l’espérance, voilà ce qui importe. Le reste n’est rien. Sur la route que vous avez choisie - non ! où vous vous êtes jeté ! - vous serez seul, décidément seul, vous marcherez seul. Quiconque vous y suivrait, se perdrait sans vous secourir. » 369

Mais plus encore, Menou-Segrais lui reprochera de vouloir sortir de son rôle de simple serviteur de Dieu qu’il doit assumer au quotidien pour une tentation bien plus lointaine.

« Ecouter son corps », il tentera bien de le faire mais il échouera lorsqu’il se flagellera pour se punir. Frapper son corps, c’est se punir mais c’est aussi tenter d’engager le dialogue avec soi-même. Est-ce en se faisant souffrir physiquement que l’on peut dialoguer avec soi-même ? Michel Serres expliquera dans son ouvrage déjà cité auparavant que, c’est dans la douleur, que l’être humain reconnaît et comprend son corps.370

Chez le peintre Francis Bacon, comme nous l’explique à nouveau Gilles Deleuze, le corps exprime un cri, un rejet, une verbalisation à lui tout seul d’une souffrance mal assumée. Sa peinture exprime aussi la difficulté qu’éprouve le personnage à échapper à son propre corps ; ses toiles symbolisent l’être humain incapable d’échapper à son propre corps. Comme nous l’explique Deleuze, le corps s’échappe tout seul...

« S’il y a effort, et effort intense, ce n’est plus le problème du lieu, mais plutôt de l’événement. S’il y a effort, et effort intense, ce n’est pas du tout un effort extraordinaire, comme s’il s’agissait d’une entreprise au dessus des forces du corps et portant sur un objet distinct. Le corps s’efforce précisément, ou attend précisément de s’échapper. Ce n’est pas moi qui tente d’échapper à mon corps, c’est le corps qui tente de s’échapper lui-même par...Bref un spasme : le corps comme plexus, et son effort ou son attente d’un spasme. (...)
La formule courante, « passer par un trou de souris », rend banale l’abomination même ou le Destin. Scène hystérique. Toute la série des spasmes chez Bacon est de ce type, amour, vomissement, excrément, toujours le corps qui tente de s’échapper par un de ses organes, pour rejoindre l’aplat, la structure matérielle. Bacon a souvent dit que, dans le domaine des Figures, l’ombre avait autant de présence que le corps ; mais l’ombre n’acquiert cette présence que parce qu’elle s’échappe du corps, elle est le corps qui s’est échappé par tel ou tel point localisé dans le contour. Et le cri, le cri de Bacon, c’est l’opération par laquelle le corps tout entier s’échappe par la bouche. Toutes les poussées du corps. »
371

Dans Sous le soleil de Satan, Donissan, ne parviendra pas à trouver, dans sa torture physique, le moyen de communiquer avec lui-même pour donner un sens à sa vie. Il aura beau se battre, se faire souffrance, il échouera dans la quête d’un échappatoire physique et salvateur. C’est l’idée que développe Bernard Chamayou qui voit

ici-même, la lutte et l’origine de tous les personnages chez Pialat, qui connaissent le même dilemme et la même incapacité à se trouver eux-mêmes au plus profond de leur être, au plus profond de leur corps.

« Si l’hystérie est un dérèglement de nos rapports à la présence (l’excès ou le défaut de présence des autres et du monde, perturbation consubstantielle au cinéma
lui-même), Donissan est l’hystérique-type qui cherche un maître à dominer : c’est par une exaspération de la pulsion scopique que son corps martyrisé (haire, discipline) croit avoir atteint la grâce absolue ; on passe de la stase à l’hypostase par la transformation de la matière corporelle en une abstraction hallucinée ; en effet, quel don l’Abbé Donissan pense-t-il avoir reçu de Dieu ou de Satan (lors de la nuit d’errance où ce dernier, sous les traits d’un maquignon, le caresse et l’embrasse) ? « Voir les âmes à travers l’obstacle des corps »...
Cette prétention démesurée de la créature voulant égaler le créateur a t-elle suscité un nouveau cours cinématographique de Pialat, lui qui était justement le cinéaste de ’l’obstacle des corps’ (loin du corps-dispositif-montage hitchcockien), le capteur presque unique de leur être social, de leur pesanteur hystérisante, de leur opacité réfractaire (Pagnol sans le pathos, Rossellini sans la grâce) ?
Non, car Sous le soleil de Satan est l’histoire d’un échec...l’échec justement de cette tentation de l’immatériel, le procès de cette métaphysique des corps. La pulsion scopique, une fois de plus, devient, dans son excès, une pulsion de mort et le petit saint besogneux le paiera de sa vie au terme d’attaques qui mettent son corps sous des tensions semblables à celles du haut mal. (...)
Il est significatif que Pialat se soit attribué le rôle de Menou-Segrais qui ’dirige’ Donissan-Depardieu et lui suggère un choix fondamental : la nullité ou la sainteté, la massivité d’un corps de paysan ou la gloire d’une âme élue ? Ne suis-je pas aussi, moi, spectateur, celui à qui le réalisateur propose un choix analogue : mon irrémédiable pesanteur obtuse ou cette illusoire épiphanie ? Le film est la trace conflictuelle d’un impossible rêve d’âmes-corps qui, par un mimétisme sans limites, me feraient accéder à la visibilité absolue, au coeur du faux mystère de la chair et de l’esprit, de la matière et du verbe. »73727

Ne pas aboutir à une communication verbale et laisser le corps s’exprimer dans la tourmente de l’âme : voilà la faiblesse de ces personnages dont les gestes et les regards, remplacent souvent les mots et les paroles.

Une scène de Police se trouve être un exemple fort de ce que nous tentons d’évoquer au sujet de cette fragilité intérieure, souvent cachée par des élans du corps qui viennent dévaster et dissimuler cette profondeur humaine que nous essayons de mettre à jour.

Mangin est sur l’enquête de drogue qui concerne également le clan de Noria.

Cette dernière, ayant subi un interrogatoire difficile face à l’inspecteur très énervé, n’est pas forcément heureuse de le rencontrer par hasard à l’hôpital (scène étudiée précédemment) ; cela dit, elle accepte de sortir en soirée avec lui. Elle se fait raccompagner par Mangin qui n’hésite pas à l’embrasser dans la voiture ; une histoire d’amour insolite373 naît entre les deux personnages qui se quittent pourtant rapidement en prévoyant de se revoir bientôt. Mangin dépose donc Noria et s’en va en voiture.

Le moment qui suit, où il est seul dans son véhicule, est magnifique car il montre le policier sous un autre angle. En effet, s’il nous est apparu jusqu’ici comme un être plutôt brutal, autoritaire et dominateur, il véhiculera, dans sa voiture, l’image d’un être doux et touchant. Chantonnant, regardant à droite et à gauche, souriant pour un oui ou pour un non, il apparaît alors comme quelqu’un de paisible, de fragile et de vulnérable ; il est muet et ce sont ses attitudes, ses gestes qui révèlent sa profondeur - il se coiffe, bouge la tête délicatement vers l’extérieur et son visage détendu propose quelques mimiques insolites et touchantes -. Il offre au spectateur (positionné de manière frontale, côté pare-brise), un grand moment d’intimité où la faiblesse et la grâce de son visage enfantin, viennent dévoiler une nouvelle facette du personnage, inconnue du spectateur jusqu’alors. Chaque personnage chez Pialat connaît ce genre de moment de recueillement intime et solitaire. La constitution du personnage se fonde donc sur cette ambivalence et cette ambiguïté vis-à-vis d’un combat secret et intérieur à mener avec soi-même et vis-à-vis d’une position sociale à assumer avec les autres (au milieu de la société).

La question est bien de savoir à présent, sur « quoi » sont fondés ces moments d’intimité, de quête intérieure, si difficiles à assumer pour le personnage ’pialatien’.374

« Comme Mangin (Police), Suzanne (A nos amours), Donissan (Sous le soleil de Satan) et surtout Vincent (Van Gogh), tous se trouvent confrontés à la question toute simple qui obsède les héros de Pialat : pourquoi ne puis-je entretenir de bons rapports avec les autres ? D’où découlent bien d’autres interrogations : pourquoi mes histoires d’amour doivent-elles toujours tourner au vinaigre ? Pourquoi ne puis-je vivre comme les autres au sein d’une famille, que j’y sois né ou que je l’aie constituée ?... » 375

Qu’est-ce qui se trame derrière le visage de François dans L’Enfance nue ?

Ce personnage complètement muet ne parvient pas à communiquer verbalement.376

Il ne répond jamais quand on l’interroge, ne se prononce pas et surtout n’engage aucune conversation avec qui que ce soit (à part peut-être avec Mémère la vieille qu’il ira voir à plusieurs reprises dans sa chambre). Lorsque Letillon lui parle, il fait les questions et les réponses à la place de l’enfant ; de même pour Mémère qui ne trouvera jamais la possibilité d’entretenir une communication avec lui. François communique par le corps. Mais les mots (maux !) de ce corps en question, sont violents : bagarres, gestes agressifs, coups de pied, jets de pierres, etc.

L’enfant, comme tous les personnages de Pialat s’extériorise par le corps et crie sa douleur à chaque fois qu’il le peut. Son corps ne communique pas de la douleur, il est la « douleur » elle-même. Il suffit de voir comment son corps se contorsionne, se tord comme pour se démarquer du clan, du noyau familial, du moule où chaque individu semble (déjà) avoir trouvé une conduite et une ligne communes à suivre - Raoul et Josette étaient déjà là, dans leur famille, lorsque François est venu ou a été contraint de les compléter l’une après l’autre de sa présence (une présence et non pas un statut et encore moins un rôle au sein de la famille : voilà où se situe le problème pour l’enfant rejeté) -.

Cependant, François trouvera le moyen de s’exprimer à la fin du film, d’une toute autre manière. Il écrit ; à Noël, il envoie une lettre pour donner de ses nouvelles à Pépère et Mémère. Aussi, c’est loin du foyer familial, déplacé, hors de portée (mais rattrapé par les institutions - la D.D.A.S.S -) qu’il parvient à s’exprimer, à s’affirmer, loin des autres. Même si la verbalisation orale reste difficile, François trouve dans l’écriture, le moyen de s’exprimer. Il arrive donc enfin à s’écouter, à se parler en parlant aux autres et à ne plus se laisser dépasser par ses pulsions ; il trouve la solution dans une réflexion personnelle, menée grâce à l’écriture.

Est-ce uniquement et foncièrement loin des autres, détaché du cercle intime, que le personnage parvient à communiquer ? La fin des films tend à nous faire penser que c’est par cette échappée, par cet éloignement et ce divorce physiques, que le personnage parvient enfin à s’approprier la communication.

Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, Jean reste calme et parvient à discuter avec Catherine lorsque celle-ci est partie définitivement. Surprise de le revoir chez leur ami commun (Michel), elle hésitera à venir lui dire bonjour et lui, plaisantera en lui disant qu’elle peut sans crainte s’approcher et l’embrasser et « qu’il ne la boufferait pas » - comme s’il avait pris conscience que, par le passé, il la bouffait lorsqu’elle était trop près de lui -.

Lorsque Suzanne se jette à corps perdu dans les plaisirs de la chair, on saisit sa difficulté à prendre le dessus sur son corps ; le corps parle plus vite que l’âme.

La chair prend le dessus sur toute psychologie. Incapable de gérer les jets, les expulsions de son propre corps, Suzanne ne parvient pas à gérer ses déplacements, à s’approprier sa propre vie, à maîtriser son rapport à l’autre. Elle navigue, erre de lieux en lieux, de bars en bars. Comme nous l’avancions précédemment, Suzanne se jette à corps perdu dans des soirées où elle offre son corps, car c’est le seul moment où elle semble pouvoir gérer son destin, son rapport à l’autre ; c’est également le seul moment de liberté qu’elle préserve, car comme elle le dit : « c’est le seul moment où j’oublie tout »...mais oublier « quoi » ou « qui » ?

En se jetant dans les bras d’un homme, elle perd aussi toute intimité, tout pouvoir de séduction et de contrôle de l’autre. Elle se donne sans compter, sans forcément se contrôler et garder une part d’intimité vis-à-vis de l’autre. C’est un peu le problème de tous les personnages ’pialatiens’ qui se lancent dans une communication hâtive, généreuse, dévastatrice sans préserver la part de mystère qui pourrait leur appartenir ; à force de tout donner aux autres, ils finissent par oublier leur propre intimité. Cela dit et paradoxalement, Suzanne décide toujours de se confier au lit (après l’acte sexuel), avec ses amants. Le père absent est encore (trop) présent dans son esprit et c’est dans ces moments d’intimité qu’elle y réfléchit et analyse sa vie, sans ce personnage manquant. Plus que les autres personnages, elle parvient à analyser, au plus profond de ces instants de recueillement, la situation dans laquelle elle se trouve. C’est toujours après le sexe, après le déchaînement du corps que le dialogue verbal arrive à s’installer ; après avoir fait l’amour avec Bernard (après avoir évacué, vidé toutes les pulsions dévastatrices de son propre corps), elle parle à plusieurs reprises de sa vie, de ses rapports au père, de sa façon d’envisager la vie. C’est donc toujours après l’acte physique que les langues se délient.

C’est aussi le cas, dans Loulou, Nous ne vieillirons pas ensemble, Van Gogh,

Le Garçu ou La Gueule ouverte : à chaque fois que les personnages font l’amour, ils discutent ensuite de leur vie et de leur passé. Ils évoquent leur état psychologique comme si le corps, ayant tout donné et n’ayant plus rien à rejeter, laissait enfin la place aux ébats ou paroles de l’âme et du coeur.

Jean (Nous ne vieillirons pas ensemble) n’est pas capable de parler, d’analyser sa propre vie ; il le fera une ou deux fois seulement, allongé avec son ex-femme, qu’il regrette tant sur le moment. Il évoque leur passé et ce bonheur dont il n’avait pas conscience à l’époque. Jean se souvient d’une joie dont il n’avait pas conscience auparavant mais qu’il regrette au présent ; c’était toujours mieux « avant »...c’est toujours dans ce genre de moment intime, que le personnage se dévoile enfin à nos yeux. Doux, calme et nostalgique d’un passé mal assumé, Jean apparaît comme un être fragile et orphelin, dans les bras de son ex-femme (Françoise). Mais son analyse, il la fera de manière succincte plus tard dans une autre scène, où il sera à nouveau aux côtés de son ex-femme.

Attardons-nous ainsi sur cette scène, où la discussion entre Jean et Françoise ressemble de près à ce que nous évoquions précédemment au sujet du personnage incarné par Jean Yanne ; cette fragilité repérée auparavant, se concrétise ici par des pleurs et une longue explication de Françoise qui résume (dans un long monologue) le profil de Jean, en s’attardant ainsi sur sa vie passée à ses côtés.

Tout d’abord, Jean est à table avec ses amis, à qui il est venu rendre visite.

message URL FIG116.jpg

Ces derniers (Annie et Michel) lui avouent qu’ils revoient Catherine - celle-ci a quitté Jean et nous saurons par la suite que cette séparation sera définitive et irrémédiable -. Ils informent Jean que Catherine leur a dit qu’elle fréquentait un autre homme (un homme d’affaires) et qu’ils prévoyaient tous deux, d’aller s’installer en Afrique. Jean se met à rigoler et se persuade à voix haute qu’elle reviendra très vite vers lui. Il critique cet inconnu (dont il n’a aucun renseignement) et considère qu’il ne vaut rien à ses yeux377 ; les « types de droite, les fascistes », comme il dit, ne sont pas le genre d’homme de Catherine et selon lui, elle préférera revenir dans ses bras, car elle se lassera rapidement de cette liaison qu’il considère comme passagère. Michel lui dit pourtant que ça a l’air sérieux. Jean n’en démord pas et confirme son statut d’homme fort et dominateur en disant qu’il connaît Catherine. Lorsque Michel explique à Jean qu’elle analyse les images qu’elle voit à la télévision et qu’elle a un regard critique face au cinéma ; Jean s’empresse de dire que c’est grâce à lui si elle a désormais un regard alerte - il travaille dans le milieu de l’audiovisuel -.

La scène qui suit cette visite chez Michel, est celle qui nous intéresse particulièrement. Cependant, si nous avons évoqué la séquence précédente, c’est surtout pour soulever l’idée selon laquelle, Jean, sera complètement différent aux côtés de son ex-femme, qui démontrera et - et nous - dévoilera (de manière assez franche) son vrai visage. Face à elle et face à son analyse (qui n’est pas forcément la sienne et qu’il doit probablement partager si l’on retient son silence inhabituel - car « qui ne dit mot, consent » -), Jean prononce quelques phrases et apparaît quand même comme un être fragilisé, perdu, seul et très déstabilisé par le départ de Catherine ; rien à voir avec la scène précédente où il apparaissait comme un homme sûr de lui et imperturbable ou incapable de se remettre en question. Rien à voir non plus avec la scène qui suivra celle, sur laquelle, nous allons nous attarder à présent. En effet, après sa visite chez Françoise, on retrouvera Jean à nouveau chez Michel et Annie et il reverra pour la dernière fois Catherine, avec qui il partira discuter dans la rue. Lors de cette ultime entrevue, il ne sera pas aussi triste et autant désemparé qu’il ne le sera avec Françoise qui tentera vainement de le bousculer en lui proposant une analyse plutôt pessimiste de son ’cas’. Cela dit, cette dernière ne parviendra pas vraiment non plus, à l’installer en face de la réalité, face à sa vie, qu’il gâche sans même s’en rendre compte. Très affaibli par sa séparation avec Catherine, Jean encaisse les mots de son ex-femme, vers qui il s’est tourné, car il se révèlera inapte à vivre seul (car chez Pialat, « mieux vaut vivre ’mal’ accompagné que vivre seul ».)

« Françoise (s’adressant à Jean, assis derrière elle et plutôt avachi sur son siège) 
- Moi, je t’ai jamais vu comme ça, même à la mort de ta mère.
Y’a qu’au cinéma qu’on voit pas les hommes pleurer. Moi j’ai vu pleurer tous les hommes que j’ai connus. Mon père, mon frère, ton père, même toi.
Jean (d’une voix très faible)
- Si, au cinéma, y’a un type qui pleure dans Ordet, un film de Dreyer.
Françoise : - Pourquoi ?
Jean : - Parce que sa femme est morte.
Françoise (d’une voix grave et triste et en faisant probablement allusion à Jean
lui-même) : - Quand quelqu’un vous quitte, c’est comme une mort.
Jean (faisant allusion à Catherine) : - C’est pire, elle existe toujours.
message URL FIG117.jpg
Françoise (qui révèle définitivement ce qu’elle sous-entendait dans sa phrase précédente au sujet de Jean) : - Moi, qu’est-ce que j’ai pu pleurer quand tu m’as quittée, c’était terrible (...).
Jean (plutôt mal à l’aise) : - Moi, je t’ai pas quitté, je suis toujours là.
Françoise (plus sévère, plus froide, plus méchante à l’égard de Catherine qu’elle ne nommera pas) : - C’est plus pareil. Ce sera jamais plus pareil. Je la hais ; elle a gâché notre vie. Tu vois, j’ai jamais voulu tuer personne, mais elle, je crois que je pourrai la tuer, j’aurais voulu la tuer. Qu’est-ce qu’elle a pu me faire comme mal !
Jean (pas très convaincant) : - Mais, c’est pas elle qui est venue me chercher. Au début, je pensais qu’à la quitter pour toi.
Françoise (dépitée et sûre d’elle) : - Tu dis ça ! T’es coureur comme ton père. Vous êtes tous fous dans ta famille. Tu es fou ! Ta mère, elle avait toujours peur de toi. Ton père aussi, tout le monde. Tu es comme ça parce que tu as connu que la dispute chez toi. J’m’en souviens, c’était l’enfer. Quelle réputation vous aviez dans le quartier ! On m’ disait : « vous allez pas épouser le fils de... ? Ma pauv’ fille, ils sont fous ces gens là. » Tu n’as pas d’ami, tu es tout seul. Tu finiras comme ton père ; ça sera pire, au moins lui, il t’a ! (...)
Je te pardonnerai jamais. Et puis, je savais pas que tu étais comme moi avec elle. On n’est pas heureux avec toi. Tu crées l’angoisse !
Jean : - C’est peut-être pas ma faute. C’est à cause de ma mère si je suis comme ça. J’ai jamais connu quelqu’un de plus malheureux qu’elle. »

Ce long dialogue est très riche car il nous explique combien aura été difficile la vie menée par Françoise aux côtés de Jean ; peut-être aussi difficile que celle que Catherine aura elle aussi subie avec le même homme. Ainsi, c’est de la bouche de Françoise et avec un certain recul (celui de l’analyse réfléchie), que le spectateur peut comprendre les raisons qui auront pu pousser Catherine à quitter Jean. Si Catherine n’exprime rien quant à son départ et si le spectateur ne peut s’appuyer sur ce qu’il voit pour comprendre sa fuite, alors, il reste Françoise, qui peut apporter les raisons pour lesquelles il paraît impossible de vieillir aux côtés de Jean. Ce dernier, est, dit-elle, incapable de donner de l’amour. Il fait souffrir son entourage et à présent, c’est lui qui souffre comme il a fait souffrir tant de personnes autour de lui. On comprend ainsi, qu’il aura quitté Françoise pour Catherine et que, c’est à son tour de vivre ce qu’elle a vécu par le passé. Pour autant Françoise ne se délecte pas de cet effet de boomerang et constate à quel point il est malheureux ; malheureux car, comme il le dira lui-même (c’est d’ailleurs la seule fois où il se prononcera à ce sujet), il a toujours connu le malheur de sa mère. On imagine alors cette dernière souffrir aux côtés d’un homme (son père, le garçu) qui l’aura rendu malheureuse toute sa vie durant.

La question du père est donc toujours présente en fond de tableau, dans le portrait psychologique du personnage dont la vie aura été placée sous l’influence de cet être absent, défaillant ou impossible à aimer. Lorsque l’on écoute Françoise, elle s’attarde souvent sur le propre père de Jean. « Tu finiras comme ton père » lance-t-elle à Jean ; ce sera même pire, car lui il aura eu au moins le mérite d’avoir un enfant alors que Jean est apparemment incapable d’accepter ou de concevoir sa filiation. La faiblesse, la fragilité, la peine intérieures de Jean, sont semblables à celles des autres personnages ’pialatiens’ : pour eux, le père est ou aura été absent ou déficient...comment pouvoir alors envisager dans ce cas, sa propre succession ou son propre rôle et statut de père sans ce re-père si important ?

Répondre à ces questions, c’est aussi et surtout comprendre la blessure intérieure de ces personnages ; espérons ainsi nous en rapprocher en analysant à présent les rapports qu’ils entretiennent avec leur entourage, ce qui nous permettra, nous l’espérons, de revenir à ce mystère, qui pourrait constituer l’histoire du tourment contenu, au plus profond du personnage.

« La trame des films de Pialat est tissée de ces questions inlassablement répétées par les personnages. Répétées dans des dialogues aux formes multiples, avec ce que cela implique de déplacements, condensations, travestissements, mais surtout mises à l’épreuve des faits, de la réalité du monde physique. Les héros de Pialat ne se contentent pas de s’interroger, à la façon de ceux de Rohmer, ou des personnages de La Maman et la putain de Jean Eustache, par exemple. Leur drame est certes mental, mais il est surtout de sortir de leur propre corps pour accéder à l’autre. Ils en prennent les moyens - ou ce qu’ils croient être les moyens - et se jettent des mots à la tête les uns des autres dans le même temps où ils se prennent à bras-le-corps. » 378

Notes
363.

« (...) la parole demeure la forme première - première dans le temps - de l’agression. La moindre conversation, au départ la plus banale, risque à chaque instant de déraper vers le conflit. Le Jean (Yanne) de Nous ne vieillirons pas ensemble est le champion de l’agression verbale à jets continus. Avec les parents de Catherine au restaurant marseillais d’abord. Ses réponses sont à la limite de la grossièreté et lorsqu’il sent qu’il est allé trop loin, il se justifie par un « je plaisante toujours, moi... », qu’il ne peut s’empêcher de faire suivre d’un commentaire personnel dont on imagine qu’il pourrait provoquer l’incident et dont il laisse heureusement la conclusion suspendue : « tout ce que les gens... »

Joël Magny, « Crises de verbe » in Maurice Pialat, op. cit., pp. 75-77.

364.

C’est ce que nous nommions auparavant « L’absence de cause(s), affirmation des conséquences » in chap. 2, première partie de notre travail.

365.

Joël Magny, « Au commencement, la « catastrophe »... » in Maurice Pialat, pp. 44-45.

366.

Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan, op. cit., p. 97.

367.

Se pose encore à nous la question du père qui semble revenir à chaque fois que l’on tente d’évoquer le destin du personnage ’pialatien’ ; arriver à communiquer avec soi-même et les autres, arriver à être en accord avec son propre corps, n’est-ce pas (pour Donissan) arriver à établir enfin une communication avec la troisième personne, lointaine et invisible mais tellement présente en lui : le Saint-Père ?

368.

Ibid., pp. 194-195.

369.

Ibid., p. 199.

370.

Guérir par le mal : n’est-ce pas ici-même que le cinéma de Pialat trouve ses marques...serait-ce dans la souffrance que chaque personnage trouverait le moyen de s’écouter et de communiquer avec les autres ?

« En revanche, ces lignes d’un exégète de Bernanos, Gaëtan Picon, écrites en 1948, se transposent sans la moindre difficulté du romancier et pamphlétaire au cinéaste : « Ce que Bernanos nous a donné de meilleur, c’est bien cela : cette dureté à l’égard de nous-mêmes, cet usage impitoyable de la vérité. Dans cette chair anesthésiée, il a plongé le couteau jusqu’à l’os : il faut qu’elle devienne une plaie sanglante pour retrouver la vie. » Difficile de ne pas songer, entre autres, à La Gueule ouverte. Quant au pessimisme tant reproché à Pialat, Gaëtan Picon y répond comme à l’avance sans hésitation : « Que de telles blessures soient salutaires : est-il possible d’en douter ? A quoi sert, disent les bons esprits, ce réquisitoire sans nuances et sans limites, qui n’a de cesse qu’il n’ait ruiné tout espoir ? Pour qu’il soit possible de reconstruire, encore faut-il qu’une assise nous soit laissée [...] Bernanos n’a jamais cru que tout était perdu. Mais ne pas prendre chair saine ce qui est encore chair malade, c’est la condition première de la guérison. Il faut donner au mal son entière étendue pour savoir si quelque chose lui échappe, si nous sommes capables de cet usage périlleux de la lucidité ?... » Lutter contre l’horrible et satanique « tentation du désespoir » (pour reprendre le titre de la première partie de Sous le soleil de Satan, le roman de Bernanos), n’est-ce pas la vocation de tout héros bernanossien ? N’est-ce pas aussi, non pas la vocation - le terme est trop connoté -, mais le seul sursaut possible pour les héros de Pialat ? »

Joël Magny, « Des blessure salutaires » in Maurice Pialat, op. cit., pp. 97-98.

371.

Gilles Deleuze, « Le corps s’échappe : l’abjection - Athlétisme - » in Francis Bacon, logique de la sensation, op. cit., pp. 16-17.

372.

Bernard Chamayou, « Fenêtre sur corps - Le corps du spectateur entre évanescence et incarnation - » in Entrelacs n°2 - des corps -, Octobre 1994, p. 40.

373.

« insolite », car, chez Pialat, l’amour entre deux individus semble être définitivement impossible. Les deux personnages qui s’aiment, seront toujours rattrapés par le collectif, par la société.

Mangin et Noria vivent un amour insensé car il est policier et elle, délinquante ; Van Gogh ne peut s’afficher en public avec Marguerite, la fille de son docteur ; Suzanne (A nos amours) ne peut assumer en toute liberté (c’est-à-dire devant son frère et sa mère) sa sexualité, etc. Leur amour (à tous) ne peut être vécu au coeur de la société, face aux regards et aux jugements des autres.

374.

Selon Henry-Pierre Jeudy déjà cité auparavant, « faire de l’art, c’est partir à la recherche d’un corps perdu pour l’artiste, c’est partir en quête d’un corps originaire ».

Les personnages de Pialat, reflets, portes-paroles ou incarnations du cinéaste lui-même ne seraient-ils pas en quête ou à la recherche d’un corps perdu : c’est à cette question que nous allons tenter de répondre à présent.

« La question du corps comme origine des origines demeure toujours présente à la création artistique et, d’une manière plus générale, à toute la réflexion sur la relation spéculaire. Retrouver le corps tel qu’il peut être imaginé en deçà des effets de miroir, telle serait une perspective chère aux artistes du XX ème siècle. Un corps qui se manifeste de lui-même avant d’être pris dans les constructions de la représentation, un corps mythique qui révélerait à rebours les limites de notre élaboration spéculaire. »

Henri-Pierre Jeudy, Le Corps comme objet d’art, op. cit., pp. 59-62.

375.

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p.66.

376.

« Le silence en tant qu’expression de cette agression-rejet est rarissime, sauf dans le cas des enfants. François (L’Enfance nue) se réfugie dans un mutisme à peine entrecoupé de monosyllabes face aux questions de l’assistante sociale du train, et son agressivité, toujours matérielle, ne s’accompagne d’aucun commentaire. Pour signifier à Josette la mort de son chat, il préfère le geste à la parole. Raoul, après sa fugue, choisit le mutisme face au directeur. »

Ibid., p. 76.

377.

La jalousie de Jean s’incarne en termes directs et encore une fois physiques.

Face à la mère de Catherine, qui sera donc partie avec cet inconnu, Jean demandera :

« - Jean : quel âge il a ? - La mère : trente-neuf ans. - Jean : il est beau ? Enfin, j’veux dire, il est plus beau que moi ? - La mère : il est blond. - Jean : elle aurait pu prendre un qui soit plus jeune quand même ! »

Face à Catherine, Jean exprimera à nouveau sa jalousie sur le même terrain de discussion.

« - Jean (à Catherine, en parlant de l’inconnu) : il fait mieux l’amour que moi ?

- Catherine (insistant elle-même sur cet aspect physique) : ça dure plus longtemps (dit-elle par sincérité ou provocation). Si on se sépare, je poserai une condition au suivant, celle de...recoucher avec toi. J’aime bien faire l’amour avec toi. »

378.

Joël Magny, Maurice Pialat, op. cit., p. 67.