c). Du corps à corps : les combats extérieurs

Comment communiquer avec l’autre ? Pourquoi de tels échecs dans cet engagement ?

Quelle est la nature des relations qu’entretiennent les personnages entre eux et que se cache t-il derrière ces types de rapports où le langage du corps domine chacune de leur rencontre ?

Chez Pialat, le corps parle ; il parle plus que le personnage lui-même 379 (si l’on considère que le langage verbal est le résultat ou la représentation d’une pensée consciente - ou inconsciente ? - du personnage).

Le personnage s’exprime donc davantage par le corps que par le verbe. La parole est certes utilisée mais elle ne résout rien et ne propose aucune évolution dans les rapports humains ; les personnages crient, se révoltent, se révulsent mais c’est par leur corps qu’ils parviennent à s’exprimer avec force et conviction, sans tricherie ni tabou. Comment le corps communique t-il et que peut-il nous apprendre quant à l’évolution du personnage ?

Plusieurs modes de communication peuvent se repérer chez le personnage.

Pour débuter cette réflexion, nous pourrions une fois de plus nous appuyer sur l’analyse de Nicole Brenez qui s’est attachée à expliquer comment s’organisait la présence des personnages au coeur du récit filmique.

Aussi, elle rappelle que le mouvement, la dynamique physique et narratives du film, « la circulation symbolique des éléments plastiques, de schèmes sémantiques et d’articulations sémantiques » sont transmis par le corps, force de présence et créateur de manifestations symboliques les plus diverses.
« Comprendre comment s’organise la circulation symbolique suppose de déterminer quel est le sujet du récit : le personnage, le thème (au sens de l’iconologie) ou l’acteur ? Trois questions sont alors à l’oeuvre. Celle de la co-présence : il peut y avoir personnage sans acteur, voire, personnage sans thème - mais sans doute pas d’acteur sans personnage ; celle de la subordination : l’acteur subordonné au rôle constitue une norme de transparence et son inverse, le personnage déduit de la star, sa plus-value classique ; et celle du mode d’articulation entre ces trois instances. Sur ce dernier point, on peut d’emblée distinguer plusieurs possibilités stylistiques.
D’abord, le Sauvage. Il s’agit de travailler sur l’ici et maintenant d’une présence, dont le personnage ne représente qu’un possible tandis que l’acteur s’affirme comme compossible. Le travail du jeu fait exploser les limites du rôle, que l’on ne peut plus assigner de façon univoque à une valeur ou un concept, que l’on peut, en quelque sorte, résumer parce que le jeu conteste nos catégories de pensée et se dérobe au paradigme. Ce serait exemplairement le renversement opéré par John Cassavetes, « sauvage » étant à entendre selon le sens inventé par Merleau-Ponty lorsqu’il parle d’« Esprit sauvage » c’est-à-dire, non pas un état de nature supposé, mais une créature responsable de sa légalité propre, capable de définir pour elle-même ses rapports à l’apparaître, de déraciner les habitudes figuratives, dans la violence de sa particularité. Mais ceci ne renvoie pas seulement aux grandes élaborations de Cassavetes, le dispositif peut être beaucoup plus simple et propager quand même une grande violence, comme par exemple les danseuses totalement improbables que Pialat place au fond du champ dans Le Garçu (Fr., 1995), qui de toute évidence sont des danseuses professionnelles mais que le dialogue fait passer pour des « secrétaires médicales ». L’incohérence, assumée de façon désinvolte et lasse par le protagoniste (Gérard/Gérard Depardieu) s’interrogant sur ce qu’il voit, souligne que le désir de mettre en jeu ces corps-là enfonce les digues du vraisemblable et ramène le personnage à un état d’extrême précarité, à un statut d’esquisse que le plan conserve comme une rayure narrative. »
380

Dans cette recherche, trois figures de présence à l’univers narratif se détachent : « le sauvage », « le mannequin » et « la maquette ».

Ces trois statuts résument en quelque sorte le style de présence physique que l’on pourrait repérer dans chaque film étudié.

Chez Pialat, le corps du personnage est « sauvage » en ce sens « que ce dernier est capable de définir pour lui-même ses rapports à l’apparaître.... »

La violence, la sensualité et la sexualité ou encore le silence avant le passage à l’écriture, sont autant de phases qui caractérisent chacun des personnages de l’auteur, qui trouvera ainsi, dans ces comportements les plus divers, le moyen de prouver à l’autre, son existence.

Car il s’agit bien de cela ; chaque personnage a un besoin immense de signifier à l’autre sa présence, de se manifester et de se positionner par rapport à un endroit physique ou par rapport à un espace social quelconque (famille, groupe d’amis, de copains, etc.).381

Prouver son existence aux autres, c’est d’une certaine manière tenter de colmater la faille qui est en nous, c’est tenter de s’affirmer (par rapport à soi-même), c’est essayer de trouver ses repères dans un groupe social existant.

Suzanne (A nos amours) s’affirme, prouve sans cesse son existence aux autres, pour tenter de vivre sans son père qui a fui le foyer familial. Elle a donc le souhait de marquer sa présence aux autres (surtout vis-à-vis de son frère et sa mère) sans l’aide de son père qui aurait pu, s’il avait été encore présent, gérer l’évolution et le bien-être de chaque individu au sein du groupe « famille ». La « Loi » n’est plus présente au sein de la famille ; chacun doit donc marquer sa présence dans une anarchie familiale dévastatrice. « Marquer », c’est « se démarquer des autres » en mettant en avant un corps particulier ou plutôt « singulier ».

Quels sont les moyens, les figures physiques utilisées par Suzanne pour s’affirmer auprès des siens ?

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Elle aguiche, excite ; par le biais de ses tenues vestimentaires, elle provoque.

Son corps devient un objet sexuel, de convoitise dès lors qu’elle décide de le mettre en avant grâce à ses choix vestimentaires. Cette seconde peau est marquante à la fin du film, lors du repas final. C’est une véritable tigresse. Sa robe, dont le tissu est l’imitation d’une peau d’animal, attire l’attention ; aussi Michel lui caressera la cuisse durant tout le repas et celle-ci jouera de cette ambiguïté qui deviendra une force de présence pour elle.

Pourquoi accepte t-elle de se laisser toucher d’une manière très osée alors qu’elle a, semble t-il, choisi la stabilité sentimentale avec Jean-Pierre, son mari ? Probablement par choix d’indépendance ou volonté inconsciente de préserver sa liberté vis-à-vis du monde social, dont elle ne fera jamais réellement partie (préférant ainsi, rester sur les bas-côtés) ; son déplacement correspond à sa propre mise en décalage vis-à-vis de son entourage. Au lit, avec l’un de ses compagnons, elle prononcera ces quelques paroles qui nous indiquent son besoin de vivre seule ; on comprend cependant que l’ombre de son père plane constamment sur elle, sur ses décisions et comportements.

« Tu sais, c’est vraiment agréable de vivre sans aimer personne. C’est pas que j’aime personne d’ailleurs. Tu vois, mon père, je l’adore. Enfin, ça me fait une belle jambe...Quand je rencontre un type, je pense à mon père. Et puis je me pose des questions, c’est dingue. Je me demande s’il lui plairait.... »

Ainsi, elle se délectera de voir comment son frère demandera violemment à

Jean-Pierre d’arrêter de la toucher. Elle regardera d’un regard angélique (sans jamais intervenir et laissant donc les deux hommes s’expliquer entre eux) son frère en train de demander violemment à son propre mari d’arrêter de lui baiser l’épaule. Le frère, apparemment très possessif et très excessif vis-à-vis d’une soeur qu’il frappait auparavant, n’aura de cesse de répéter que la peau de cette dernière est bonne à croquer, à sentir, et qu’il est le seul à avoir le droit de le faire.

Le vêtement et l’attitude physique de Suzanne au milieu des autres, lui confèrent une identité sensuelle qui sont avant tout, le langage de l’innocence, de la liberté, de la jeunesse, de l’indépendance face à une famille décomposée dont les membres tentent de récupérer un pouvoir perdu. Lorsqu’elle porte sa mini-jupe en cuir noir et son pull moulant rayé, c’est une provocation qui crie à son frère (qui ne l’accepte pas) qu’elle fait ce qu’elle veut de son corps et avec qui elle veut. C’est une affirmation de soi qu’elle jette silencieusement (sans dire un mot) aux autres. Elle se sert de son corps, pour marquer l’espace d’une présence sensuelle, presque « érotique » ou « érotisée ».

« Actif » ou « passif »...différents sont les corps des personnages qui arpentent les films de Pialat.

Les corps passifs appartiendraient plus à François (L’Enfance nue) et à Vincent

(Van Gogh). Ce sont des personnages qui encaissent, qui subissent leur entourage sans jamais se révolter. Néanmoins, à des moments précis, ils réagissent en un éclair et plutôt violemment comme pour rejeter toute la haine et le désespoir accumulés jusqu’ici.

Par un jet de pierre, François scellera définitivement son destin. Par un mouvement brutal du bras, Van Gogh prouvera une dernière fois à Gachet, que même au seuil de sa mort, il est en mesure de vivre sans l’aide des autres. Il refusera toute aide médicale comme pour signifier qu’il veut jusqu’au bout gérer sa vie et décider de lui-même (sans l’aide de quiconque ou de la médecine) du moment de sa propre mort.

On évoque la passivité du corps car souvent, leur silence et leur visage fermés empêchent toute communication directe, toute ouverture vis-à-vis du monde.

« Dans le carcan de verre, de métal, de moleskine, la violence des scènes (...) doit rester contenue. Elle frappe alors les corps, et encore davantage les visages, maintenus rigides ; l’inexpressivité (...) soudain fait sens : son visage n’est plus rien d’expressif, qu’une surface où vient au contraire s’imprimer quelque chose - la parole de l’autre, la parole anonyme, pauvre, prévisible qui les mène tous deux. » 382

Cette impassibilité du corps est l’expression d’une solitude383, d’une souffrance intérieure et enfouie.

La souffrance en question est, comme nous l’explique une fois de plus Jacques Aumont, la seule manière que les personnages ont trouvé pour pouvoir être dans l’attente de « quelque chose ».

Cette souffrance est nourricière et permet au personnage d’entretenir la possibilité d’évoluer, de changer de vie en cherchant continuellement le bonheur (même si finalement aucun n’y parviendra réellement au bout du compte et que la mort ou la rupture viendront à chaque fois les mettre en échec). Cette quête du bonheur dans la souffrance est tout simplement ce qui leur permet d’avancer même si, au final, ils trouveront une voie sans issue.

« La souffrance accompagne inévitablement ce dysfonctionnement de l’amour, soit qu’elle en résulte, soit que, plus profondément, elle en soit la cause, comme le montre le « cas François ». François ne peut aimer personne, ni ses familles d’adoption ni ses voyous de camarades, ni le monde lui-même, parce qu’il n’est qu’une boule de souffrance inentamable, sur laquelle glisse le discours (sauf, parfois, le discours tout correct du Pépère, ou les innocentes et obscènes minauderies de la grand-mère).
De ce point de vue comme de bien d’autres, le personnage de Jean [Nous ne vieillirons pas ensemble] n’est qu’un François adulte, comme lui en proie à la souffrance, comme lui incapable de la comprendre ou seulement de la dire. Au regard de cette cause profonde, tout le reste apparaît comme symptôme : la jalousie, qui n’atteint Jean que lorsqu’il souffre ; l’égoïsme, qui vaut comme protection (ce pourquoi le discours de la convoyeuse, qui ne pense qu’à égrener la litanie de sa propre souffrance, paraît si odieux) ; et surtout, l’autocontradiction permanente dans laquelle se débattent ces deux personnages : François ne sachant pas s’il veut tuer le chat ou le sauver, changeant d’avis au gré des affect les plus immédiats, Jean ne mettant Catherine à la porte que pour mieux aller la chercher.
Souffrir c’est donc attendre quelque chose, même si l’on ne sait pas quoi. François passe tout le film à attendre un geste, une parole, quelque chose – que ni lui, ni ceux qui l’entourent, ni le film (ni nous) ne saurions spécifier - et sa violence, sa souffrance ne sont que l’exaspération de cette attente. »
384

Jacques Aumont soulève une idée captivante qui deviendra pour nous, par la suite, un véritable objet de réflexion : il émet l’idée selon laquelle, le problème du personnage chez Pialat, se situe dans son incapacité à dire, à raconter sa souffrance intérieure ; l’épanouissement personnel, une certaine sérénité intérieure ne seraient-ils pas accessibles dans cette démarche de verbalisation ?

Ce qu’énonce Jacques Aumont recoupe l’analyse d’un personnage (pas n’importe lequel dirons-nous) qui résume en quelques mots l’attitude de sa fille qu’il ne comprend pas.

« Pourquoi tu t’es mariée ? Et Jean-Pierre dans tout ça, qu’est-ce qu’il devient ? T’es pas aimante, t’arriveras jamais à aimer quelqu’un. (...) Tu attends qu’on t’aime.
Tu crois aimer, et puis en fait, tu attends seulement qu’on t’aime. (...) Il y a des gens qui sont capables d’aimer. T’es pas dans le bon lot pour l’instant », dit Roger à sa fille Suzanne, dans le film A nos amours.

Le personnage ’pialatien’ est égoïste car incapable d’aimer et de donner du bonheur aux autres. Son malheur est celui d’une personne constamment en mouvement, incapable d’analyser ce besoin constant de se déplacer et de déplacer les autres.

Jean (Nous ne vieillirons pas ensemble), Loulou, Vincent Van Gogh, Bernard (Passe ton bac d’abord) jouent un jeu étrange avec les autres. Jean expulse constamment Catherine avant de la supplier de revenir près de lui385 ; Gérard (Le Garçu) part et revient en imposant un corps massif et destructeur au sein d’un ordre familial fragile. Loulou promène son corps de bars en bars sans réfléchir à sa situation sociale et à la possibilité qui lui sera offerte de fonder bientôt une famille. Pourquoi Bernard sort-il avec plusieurs filles et refuse-t-il comme ses amis, de se mettre en ménage ?

Pourquoi Suzanne fuit-elle la France en refusant d’assumer une vie aux côtés de son mari (Jean-Pierre) ?

Plus encore, cet exemple du retour du père dans A nos amours aurait pu être analysé dans les toutes premières lignes de notre travail (ainsi, la boucle est bouclée) : lorsque le père revient à la fin du film, alors que tous les personnages importants du film sont réunis autour de la table, ce n’est pas Roger qui réapparaît mais c’est bien un corps venu dynamiser la scène. En effet, le personnage en lui-même ne vient régler aucune affaire précise ; il ne propose aucune évolution réelle du récit...pire encore, il aggrave la situation ; il déstabilise un ordre retrouvé sans aucune raison ni aucun souhait véritables. Certes, le père règle ses comptes mais là encore, il y a une fuite, en forme de déplacement subtil, qui s’opère. En effet, en s’attaquant au beau-frère qui aurait selon lui critiqué une oeuvre littéraire de son fils, Roger s’attaque en fait à Jacques Fieschi (en personne et non plus à son personnage du beau-frère) qui aurait critiqué par le passé, l’un de ses propres films. Au travers de son personnage de fiction, Pialat en profite donc pour dire au critique ce qu’il pense de ses écrits. Cette attitude est en fait une manière déplacée de dévoiler ses sentiments à une personne qui ne s’y attendait pas du tout...à croire, que le corps qui intervient n’est pas celui de Roger qui vient régler ses comptes avec sa famille (ce qui aurait pu faire progresser le récit filmique) mais bien celui du cinéaste, soucieux de régler ses comptes avec ce personnage indésirable.

Qui, le personnage ’pialatien’ vise t-il lorsqu’il s’exprime ? Qui, va t-il chercher au plus profond de lui-même lorsqu’il décide de bouger, de se déplacer, de s’exprimer ?

« Nous avons souvent répété que chacun n’était jamais que lui-même, pour tout dire centré sur lui, par une sorte de réflexivité charnelle et spirituelle qui renvoie chaque ’conscience incarnée’ à cette angoissante question : comment puis-je appartenir, être moi-même, sans passer par la médiation d’autrui ?
De fait, ’je’ suis bien incapable, en tant qu’ego singulier, de me suffire à moi-même, d’être par moi-même un premier commencement, ou de retrouver, au-delà de tous les emprunts que j’ai pu faire aux autres, ce que je suis ou crois être vraiment. Car, aussi loin que je remonte, ou que la vie humaine elle-même remonte, il est impossible de nier la présence des autres qui constituent ce pouvoir d’être soi. »
386

Le personnage chez Pialat ne parvient pas forcément à sortir de son propre corps, à écouter ce corps qui lui en dirait tant sur le sens de ses rapports aux autres...alors le corps devient violent, excessif, brutal et c’est par lui que s’abandonne le personnage qui devient un être errant, sans repère ni « centre de gravité ». 387 Le personnage serait-il alors en quête d’un point de gravité ? Si c’est le cas, quel est-il ?

A la recherche de ce point-clé, le personnage s’abandonne et son corps actif ou

sur-actif cherche à maîtriser l’espace, le groupe social ; il est constamment en quête de repère et teste, surprend, s’acharne, s’expose, se sur-expose, se laisse aller aux excès de la chair...le personnage se cherche à travers les autres...il se découvre dans cette violence et cette chair excessive qu’il engage vis-à-vis des autres.

Le personnage se sert donc de la violence physique pour atteindre l’autre et lui prouver son identité et se prouver à lui-même qu’il existe.

Lorsque Loulou se bagarre ou lorsque Jean devient agressif, ils marquent tous deux leur territoire, leur singularité en tant qu’être humain. Ils essaient ainsi de trouver leur place, de se positionner vis-à-vis des autres. Se manifeste donc cette volonté de déborder, de déverser sur l’autre sa corporéité, toute sa force et sa présence physiques.

Loulou est un animal qui sent, renifle, fait l’amour, boit et vomit ; Jean est un monstre qui hurle et vocifère. Van Gogh est un homme qui éjacule peut-être moins prématurément que Philippe dans La Gueule ouverte. Gérard est un envahisseur qui gesticule en se donnant en spectacle comme pour montrer à Antoine que son père est auprès de lui. Il suffit de le voir devant la télévision en train de jouer de manière excessive le morceau d’une pièce théâtrale diffusée sur le petit écran ; il hurle, fait de grands gestes, déclame, traîne toute sa masse physique devant la discrète Sophie qui ne peut que le regarder en riant.

Bien souvent le corps ’pialatien’ est celui d’un personnage révolté, en marge d’une société dont il refuse les règles. Gérard (Le Garçu) refuse la vie de famille ; Van Gogh refuse d’être un peintre comme les autres ; Mangin (Police) fréquente intimement les voyous qu’il poursuit ; Suzanne (A nos amours) n’accepte ni le mariage ni l’idée de s’installer dans un appartement avec quelqu’un en particulier ; Bernard (Passe ton bac d’abord) ne veut pas vivre en couple ; Loulou ne veut pas travailler ; Jean (Nous ne vieillirons pas ensemble) et Philippe (La Gueule ouverte) ne parlent ni de mariage, ni d’enfant ; Donissan (Sous le soleil de Satan) évite constamment sa simple mission religieuse et souhaite aller plus loin dans sa quête mystique et personnelle, etc.

Tous ces personnages ont un corps fuyant, vagabond et « sauvage » (au sens où l’entendait également Nicole Brenez que nous citions auparavant)388 ; cette liberté est à double-tranchant car il leur manque une référence, un pilier, une accroche ou une amorce. Le déplacement physique est la concrétisation d’une volonté de la part du personnage, de fuir et de refuser les règles d’une société dont il veut rester à l’écart.

Le « pas de côté » est une idée phare chez ces personnages. Il ne s’agit pas pourtant de se révolter mais bien de rester en dehors, de se déplacer.

Souvent, c’est la lutte physique qui constitue le carrefour des rapports engagés entre les personnages. Lorsque la communication verbale ne peut s’imposer, les corps s’entrechoquent, se heurtent et les coups partent dans tous les sens. De telles violences marquent l’échec des relations mais aussi symbolisent cette difficulté à se maîtriser et à tolérer ou à comprendre « l’autre ».

A travers quelques exemples forts, tentons donc de décoder le sens de ces combats souvent violents.

Dans A nos amours, lorsque le frère vient agresser sa soeur qui se trouve dans la salle de bain, il l’attaque par derrière et lui tord le bras pour mieux la maîtriser et pour mieux la diriger. Ainsi, on notera que dans ces moments-là, les corps se tordent, deviennent malléables et constituent des figures (presque picturales) abstraites où les formes créent des lignes de fuite au sein du cadre. Les bras pliés en deux, la tête penchée, les jambes de tous les côtés, dessinent à la surface de l’écran, des lignes de force qui structurent non seulement l’espace scénique, mais également l’espace du cadre. L’aspect tridimensionnel du plan s’obtient donc par un effet de profondeur que révèlent les lignes des corps des personnages.

Les corps se dépassent, se déforment, s’enroulent, se distordent comme pour affirmer une souffrance - au sein de l’espace scénique -, qui nous fait étrangement penser aux peintures de Francis Bacon. Le corps souple de Suzanne se transforme et conquiert l’intégralité du plan par ses mouvements incessants et complètement désorganisés. Mais ces actions ou circulations physiques traduisent souvent une décomposition du personnage perdu, errant, abandonné et donc, déstructuré, déplacé et dépassé psychiquement.

Mais outre le fait que ces corps s’expriment dans une violence sauvage et incontrôlable, notons également que le combat n’a souvent qu’un seul but pour celui ou celle qui l’engage. La violence naît d’un désir de déplacer celui ou celle qui est en face ; chez Pialat, la motivation du combattant se situe dans la volonté de se débarrasser ou de diriger celui ou celle qui pose problème.

Ainsi, dans A nos amours, lorsque Robert prend le bras de sa soeur en la frappant et en la traînant par terre, c’est pour la déplacer, la changer de pièce et l’amener face à sa mère inconsolable. Il dirige, la manipule et l’oblige physiquement à bouger.

Mais plus encore, il veut l’obliger à rester près d’eux et à ne plus se déplacer vers l’extérieur de l’appartement. « Rester » ou « partir » : tout l’enjeu des combats physiques a comme origine et comme finalité le départ ou justement l’interdiction de partir du lieu où naîtra l’altercation entre les personnages.

Aussi, à la fin du film, la situation se dégrade entre le père et la mère lorsque cette dernière sommera Roger de s’en aller hors de cette maison qui n’est plus la sienne depuis qu’il est parti. Le combat commencera lorsque ce dernier ne voudra pas bouger et il se terminera lorsqu’il acceptera de s’en aller.

Dans Le Garçu, l’une des rares scènes de violence, a lieu lorsque Sophie veut faire bouger Gérard, couché à côté d’elle. En vacances dans les îles, ce dernier ne cessera de la provoquer et elle le poussera violemment en lui disant qu’il est gros, qu’il l’étouffe et qu’il doit partir du lit (pour elle, « partir du lit » c’est quelque part « partir de sa vie »).

Lorsque François (dans L’Enfance nue) se fait malmener par des voyous au sein de l’école, ces derniers lui diront de rentrer « chez lui » (alors qu’il n’a pas véritablement de « chez lui » puisque c’est un enfant de la D.D.A.S.S) en lui donnant une multitude de coups de pieds dans le ventre.

Lorsque Jean touchera le sexe de Catherine, c’est lorsque cette dernière aura passé une nuit dehors (hors du foyer). Ainsi, par un geste outrancier, il lui demandera d’où elle vient comme pour mieux lui affirmer que c’est lui et personne d’autre qui dirige sa vie.

Chaque personnage a donc la volonté, au travers des coups qu’il donne aux autres, de diriger ou gérer les déplacements de ceux qui l’entourent.

Mais le plus troublant vient du fait que, souvent, ce sont les personnages principaux qui provoquent ces déplacements créateurs de réactions violentes qu’ils acceptent de subir. Expliquons davantage le fond de notre pensée.

Suzanne découche et n’obéit pas à son frère comme si ce dernier pouvait, par la violence, orienter son chemin. Ne sachant pas où elle va, ni ce qu’elle veut vraiment, c’est à se demander si elle ne provoque pas volontairement les réactions violentes de son frère qui pourra peut-être lui indiquer, par le corps, la bonne route à prendre. Pourquoi autant de provocation face à son frère si ce n’est pas pour trouver, au bout du compte, l’autorité fraternelle (ou paternelle si l’on considère que le frère a endossé le rôle du père lors du départ de ce dernier) dont elle a secrètement besoin ?

Ainsi, elle provoque et subit (presque volontairement ?) une violence physique qui pourra peut-être l’aider à se découvrir ou à combler un manque affectif essentiellement basé sur la recherche d’une autorité et d’une force absente depuis que le père est parti. En ce sens, elle écoute son propre corps à travers celui d’un autre.

Pourquoi François fait-il autant de bêtises si ce n’est pour, au bout du compte, enfin trouver l’autorité, la force qui lui font tant défaut depuis qu’il est tout petit. Il trouve ainsi, à travers la violence, du répondant, une réponse physique que personne n’aura pu lui donner verbalement. Le corps est plus efficace, plus présent que la parole.

Pourquoi Catherine fuit-elle si souvent Jean si ce n’est pour trouver à son retour la présence d’un être fort dans les bras duquel elle se sentira en sécurité.

Cette violence se manifeste lorsque la communication ne peut naître entre deux êtres.

Mangin, dans Police, frappe violemment Noria lorsqu’il n’obtient pas d’elle les renseignements qu’il veut.

Le corps se défoule lorsque la parole ne peut expliquer ou régler un conflit.

Les frères Van Gogh se battent lorsqu’ils ne parviennent plus à s’écouter.

Les deux jeunes de Passe ton bac d’abord se disputent à la fin du film, lorsque l’un d’entre eux dit un mot qu’il ne fallait pas à propos d’une banalité concernant le repas préparé.

Le corps prend le dessus et explose avant le départ de l’un des protagonistes, comme si le schéma classique d’une communication avortée était le suivant :

« mots-corps-fuite ».

Aux premiers mots sans importance succèdent les cris avant de laisser la place aux combats des corps pour finir ensuite sur le départ d’un personnage qui capitule ou que l’on oblige à partir.

Comme nous le dit L’Enfance nue (à chaque image), la parole est un moyen de communication trop souvent absent (absenté) ou trop souvent écourté, au profit du corps qu’il est si difficile d’écouter389 ou de maîtriser pour aller chercher la voix (la voie)...cette voix, enfouie, intérieure et si personnelle qui dirige de loin et au plus profond de notre être, l’ensemble d’une vie dépendante d’une absence ; « absence » que l’on se propose maintenant d’analyser ou de rendre justement présente dans notre réflexion.

Le corps chez Pialat nous démontre à chaque fois que si l’expression physique du personnage remplace souvent l’expression orale, elle est aussi et surtout le résultat d’un enchaînement de causes parfois invisibles, d’affections indescriptibles parce que trop profondes et de déplacements d’intensités aux origines multiples.

C’est Spinoza qui fut le premier à établir la thèse selon laquelle « ‘le corps existe, dure et se définit par la durée sans être séparable d’un état précédent avec lequel il s’enchaîne dans une durée continue.’ » Selon Gilles Deleuze, chez Spinoza, les états et « ‘affections du corps’ », plus encore, l’expression qui fonde l’identité, « ‘les puissances et forces de vie de l’être humain’ », sont, selon lui, dépendants d’un système de causalité qui justifiera ou expliquera la nature humaine. Pas d’expression, de communication sans explication causale... « ‘En effet, l’on doit distinguer ce qui nous détermine et ce à quoi nous sommes déterminés. Une affection passive étant donnée, elle nous détermine à faire ceci ou cela, à penser à ceci ou à cela, par quoi nous nous efforçons de conserver notre rapport ou de maintenir notre pouvoir. Tantôt nous nous efforçons d’écarter une affection qui ne nous convient pas, tantôt de retenir une affection qui nous convient, et toujours avec un désir d’autant plus grand que l’affection même est grande. Mais « ce à quoi » nous sommes ainsi déterminés s’explique par notre nature ou notre essence, et renvoie à notre puissance d’agir’. » ; deux niveaux se dégagent alors dans la quête expressive humaine : le corps en mouvement, ce qu’il fait subir à son personnage et aux autres qui l’entourent et ce qu’il subit lui-même, en sachant que les deux idées sont inextricablement liées. « Affections actives et affections passives », l’idée de la constitution de l’être humain est basée sur l’identification d’une cause à ces affections qui déterminent alors ses déplacements physiques.

« Chez Spinoza, le mécanisme, renvoie à ce qui le dépasse, mais comme aux exigences d’une causalité pure absolument immanente. Seule la causalité nous fait penser l’existence ; elle suffit à nous la faire penser. Du point de vue de la causalité immanente, les modes ne sont pas des apparences dénuées de force et d’essence. Spinoza compte sur cette causalité bien comprise pour doter les choses d’une force ou puissance propre, qui leur revient précisément en tant qu’elles sont des modes. (...)
Entre ces différents niveaux de l’expression, on ne trouvera nulle correspondance finale, nulle harmonie morale. On ne trouvera que l’enchaînement nécessaire des différents effets d’une cause immanente. Aussi bien chez Spinoza n’y a-t-il pas une métaphysique des phénomènes. Tout est « physique » dans la Nature : physique de la quantité intensive qui correspond aux essences de modes ; physiques de la quantité extensive, c’est-à-dire mécanisme par lequel les modes eux-mêmes passent à l’existence ; physique de la force, c’est-à-dire dynamisme d’après lequel l’essence s’affirme dans l’existence, épousant les variations de la puissance d’agir. Les attributs s’expliquent dans les modes existants ; les essences de modes, elles-mêmes contenues dans les attributs, s’expliquent dans des rapports ou des pouvoirs ; ces rapports sont effectués par des parties, ces pouvoirs par des affections qui les expliquent à leur tour.

L’expression dans la Nature n’est jamais une symbolisation finale, mais toujours et partout une explication causale. »390

Si nous avons pu voir jusqu’à présent, les effets d’une cause immanente, nous sommes en droit d’approcher la cause elle-même, sa nature, ses origines...cette cause qui régit de loin, de très loin les déplacements des personnages et leur incapacité ou leurs difficultés à s’exprimer verbalement laissant ainsi le corps le faire pour eux, souvent à leur insu. Ainsi, posons-nous une dernière fois, la question de savoir quelle cause essentielle, originelle, existentielle, motive et conditionne les affections ou les mouvements des personnages présents dans tout film de Pialat.

Sur quoi repose la quête fondamentale de ces personnages, qui restent finalement et définitivement sans « voix » à laquelle ils pourraient s’amarrer pour se structurer et définir ainsi le sens de leurs déplacements dans le monde ? La recherche d’une voix (celle qui guide, dirige, domine) serait-elle inhérente aux déplacements de ces personnages perdus ?

André Gardies nous servait de guide au tout début de notre travail lorsqu’il affirmait dans l’un de ses écrits, que le spectateur que nous sommes, est à la recherche d’une voix lorsqu’il regarde le film.

Ainsi, la boucle est désormais presque bouclée puisque nous allons tenter de chercher de notre côté quelle est la voix que nous et les personnages, tentons d’écouter chez Maurice Pialat.

Quelle est cette voix ? Quelle voix manque t-il à ces personnages et auprès de qui cherchent-ils ou ne cherchent-ils pas assez, les paroles qui pourraient structurer leur parcours, leur existence toute entière ?

Le corps prouve à chaque instant que le langage verbal chez Pialat est une quête infinie tout comme celle du père d’ailleurs...ce qui, nous allons le voir dans les pages suivantes, revient au même.

C’est donc la voix (sourde ou muette) du père, que nous allons tenter d’écouter secrètement, dès à présent...

Notes
379.

« Le corps comme langage inconscient du personnage »...cette idée est à la base des études phénoménologiques que Merleau-Ponty porte sur la perception.

« Qu’est-ce donc que se mouvoir ? Il s’agit là d’une ’faculté’, inhérente au corps humain, qui exige pourtant toute notre attention car elle rend ’palpable’ la ’transition’ entre la conception objective du mouvement comme déplacement et la mobilisation d’une certaine praxis qui « fait du corps le lieu à partir duquel il y a quelque chose à faire dans le monde. » (...)

De fait, il y a entre le corps et l’espace environnant une sorte de connivence originelle dans l’exacte mesure où le corps n’est pas seulement dans l’espace puisqu’il compte avec lui en le signifiant. Disons en cela que le mouvement exprime l’espace habituel parce qu’il en est, pour ainsi dire, la lecture, le traitement et l’actualisation entre x possibles donnés ou virtuels. (...)

Le problème reste alors de savoir si cette expression naturelle est déjà, d’une certaine manière, manifestation consciente de mon être-au-monde, donc si elle est le lieu ou le miroir où se réfléchit ma subjectivité ou si, au contraire, elle atteste ma présence au monde comme être autonome et percevant, l’un n’allant en effet pas sans l’autre. Il y aurait donc une ’logique souterraine’ qui structurerait le mouvement comme prégnance d’un certain style d’être-au-monde et à l’espace, dévoilant un sens intime du perçu pour celui qui y est à la fois noué, enraciné et en même temps distant. Il s’agit là du statut du corps comme être conjointement immanent et surtout transcendant au perçu. Nous parlons bien de ’transcendance’, ou plus exactement, du corps comme être qui se dépasse vers un horizon de possibles et de sens. Tel est sans doute un des acquis décisifs de la Phénoménologie de la perception, comme nous l’avons déjà noté, et que Merleau-Ponty avait inscrit en ces termes : « mais c’est la définition du corps humain de s’approprier dans une série indéfinie d’actes discontinus des noyaux...significatifs qui dépassent et transfigurent ses pouvoirs naturels. » »

Jean-Yves Mercury, L’Expressivité chez Merleau-Ponty - Du corps à la peinture -, op. cit., pp. 82-84.

380.

Nicole Brenez, « Le sauvage, le mannequin, la maquette » in De la figure en général et du corps en particulier - l’invention figurative au cinéma -, op. cit., p. 184.

381.

« S’affirmer », « se positionner » par rapport aux autres, c’est avant tout s’affirmer au sein du cadre...cela fait partie d’une mise en scène globale.

« [Il y a] quelque chose qui serait le désir profond de la mise en scène : occuper l’espace, l’approprier et plus précisément pallier l’incapacité du visuel à traiter l’espace en y réinjectant fantasmatiquement la présence d’un corps. Pour les approches phénoménologiques, on l’a vu, l’espace est le royaume du tactile-kinésique, la vue n’en offre que des succédanés ; c’est cette impuissance que veut compenser la notion de mise en scène, cette séparation excessive d’avec les corps. »

Jacques Aumont, L’OEil interminable, op. cit., p. 163.

382.

Jacques Aumont, Du visage au cinéma, op. cit., p. 139.

383.

Lorsque l’on parle de solitude, il est difficile de ne pas évoquer le cinéaste Andreï Tarkovski.

« La solitude est perpétuelle errance, elle est la douleur qui anime les êtres tarkovskiens (...).

Le silence, la solitude sont donc d’abord refus : échapper aux relations qui relient les êtres chair à chair, verbe à verbe (...). Mais l’habitus impassible est pourtant condition d’une autre communication. Le silence est refuge, protection contre les agressions (...). »

Antoine de Baecque, « La solitude ou l’habitus impassible » in Andreï Tarkovski, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, Collection ’Auteurs’, Paris, 1989, pp. 44-45.

384.

Jacques Aumont, « Les causes perdues », op. cit., p. 119.

385.

Abandonner l’autre, le repousser, l’exclure, c’est aussi se mettre en marge, s’abandonner soi-même et courir à sa propre perte ; c’est quelque part hâter les choses pour aller plus vite dans sa propre fuite, déjà programmée.

« - Jean à Catherine [Nous ne vieillirons pas ensemble] : Tu veux pas chercher quelque chose de plus intéressant, non ? Non, t’es là, t’es molle, et puis t’attends...T’es une bonne fainéante !...T’as jamais rien réussi, et tu réussiras jamais rien. C’est tout et tu sais pourquoi...parce que tu es vulgaire, irrémédiablement vulgaire, et non seulement t’es vulgaire, mais t’es ordinaire en plus....»

386.

Jacques Aumont, « Les causes perdues », op. cit., p. 211.

387.

Le personnage erre sans centre de gravité ; cette remarque nous a été inspirée par Jean-Louis Schefer, dans L’Homme ordinaire du cinéma.

Si le personnage chez Pialat a autant de mal à se structurer, à s’écouter, à stopper ses déplacements si douloureux, c’est parce qu’il lui manque un « centre de gravité »...c’est-à-dire, en ce qui concerne notre analyse, un personnage référent qui pourrait guider ou donner un sens aux déplacements des personnages déracinés...c’est l’analyse de ce « centre de gravité » (qui apparaîtra, pour notre part, sous les traits d’un personnage bien réel) présent par son absence, qui devrait conclure notre travail.

Ce « centre de gravité » que le personnage cherche désespérément ou qu’il refuse justement de chercher - refus d’écouter son corps et ses secrets - ,est également la quête du spectateur qui le cherche inconsciemment au sein du film qu’il regarde...cette recherche mystérieuse est à la base d’une idée sur laquelle nous ne nous étendrons pas : « l’identification spectatorielle » ; ainsi, s’opèrent en douceur un transfert, un déplacement du personnage filmique vers le spectateur, qui a finalement la même aspiration : la recherche de ce fameux « centre de gravité ».

« Le corps, l’animal, l’être agissant sur l’écran nous laissent quelque chose dans leur fuite. Cette chose qui tombe vers nous est une probabilité déjà passée, cet être d’image est attaché à nous non pas par une ressemblance, mais par un point de gravité qui nous serait commun, dont le déplacement - selon les mouvements accomplis sous nos yeux - aurait le pouvoir de se commuer en un déplacement de sentiments ou, de façon plus indéfinie, d’affects que les images prennent sur nous, comme une livre de chair.

(...) «  Comme chacun j’ai en moi de naissance un centre de gravité que même l’éducation la plus folle ne saurait déplacer. Ce bon centre de gravité, je l’ai encore, mais, je n’ai plus, en quelque sorte, le corps qui va avec. Et un centre de gravité qui n’a plus rien à faire devient comme du plomb et s’enfonce dans le corps comme une balle de fusil. »

Est-ce un second point de gravité que nous cherchons dans le film (comme s’il sortait de nous-mêmes) et qu’aussitôt nous ne pouvons trouver, à cause de l’illusion attachée aux corps, aux mouvements, aux aventures et qui le dotent d’une chair étrangère ? »

Jean-Louis Schefer, L’Homme ordinaire du cinéma, op. cit., 1980, pp. 108-109.

388.

Citons à nouveau Nicole Brenez. Concernant le personnage ’pialatien’, il s’agit bien d’évoquer l’idée d’une figure ou d’une représentation « sauvages » du corps. Chaque corps est, chez Pialat, un corps fuyant, une « rayure narrative »,, une « esquisse » dont le tracé symbolique, la performance stylistique et la destinée narrative sont absentées au profit d’une présence qui se dérobe sans cesse au fil du récit, au coeur des scènes et au sein du cadre filmique.

« D’abord le sauvage. Il s’agit de travailler sur l’ici et maintenant d’une présence, dont le personnage ne représente qu’un possible tandis que l’acteur s’affirme comme compossible. »

Nicole Brenez, « Le sauvage, le mannequin, la maquette » in De la figure en général et du corps en particulier

- l’invention figurative au cinéma -, op. cit., p. 184.

389.

« Ecouter, c’est déchiffrer, déconstruire, déchirer, ce qui est dit, crié ou chanté. »

Roland Barthes, « Ecoute » in L’Obvie et l’obtus - Essais critiques III -, Editions du Seuil, Collection points Essais, Paris, 1982, pp. 217-230.

390.

Sur le sujet des « affections » qui déterminent selon Spinoza les mouvements et le sens des déplacements physiques de l’être humain, nous ne nous attarderons pas et renvoyons par conséquent le lecteur aux réflexions de Gilles Deleuze qui s’est, pour sa part, intéressé aux travaux du philosophe.

Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que peut un corps ? » in Spinoza et le problème de l’expression, Editions de minuit, Collection « Arguments », Paris, 1968, pp. 197-213.