III.4 La quête du père

a). La figure paternelle : le personnage d’un film et d’une oeuvre

Quels sont la place et le rôle fictionnel du « père » dans les films de Pialat ?

A t-il vraiment l’importance narrative que nous semblons lui accorder, au point que notre travail de thèse aurait trouvé sa voie, dans la quête impossible que vivent les personnages, à la recherche, plus ou moins consciemment, de cette figure mystérieuse souvent présente malgré son absence et souvent absente malgré sa présence ?

Qu’est-ce qui nous permet donc d’affirmer que le personnage court après la voix du père et que son corps doit capter le sens de ses déplacements dans cette recherche secrète, intime et douloureuse ?

Qu’est-ce qui nous permet de croire alors, que le père dirige de loin (« de loin »,

c’est-à-dire indirectement de par son absence fréquemment remarquée dans le récit « pialatien ») le parcours et l’existence physique des personnages qui l’entourent ? Qu’est-ce qui nous permet également de penser que c’est malgré eux (la fatalité trouve ses racines ici-même) que les personnages évoluent, bougent, se déplacent car c’est leur rapport au père (non ou mal-assumé) qui motive leur vie toute entière ?

Qu’est-ce qui nous permet enfin de dire que ce père est à l’origine ou est tout simplement la cause de ces déplacements physiques au sein du temps et de l’espace et qu’il est par ailleurs au fondement de la création entière du récit et de la narration filmiques ?

Car si le père guide (malgré eux) les personnages de la fiction, il dirige par conséquent le récit et son déroulement ; s’il est à la source des mouvements des corps des personnages de la fiction, il est par conséquent à la source de l’édification de cette même fiction qui trouvera, dans cette figure paternelle, des appuis narratifs discrets.

Le père, chez Pialat, apparaît et disparaît sous toutes ses formes.

Dans L’Enfance nue, c’est son absence qui fait défaut et qui le rend présent dans le film. Les crises et l’errance mal gérées de François peuvent s’expliquer par cette absence ou plutôt par l’idée que l’enfant abandonné, ne connaît et ne connaîtra jamais, ni son père ni sa mère d’ailleurs. Mémère dira à ce propos (en commentant les attitudes violentes de l’enfant), que François n’a aucune racine familiale. La seule fois où François écoutera son entourage, ce sera lorsqu’il sera en tête à tête avec Pépère qui lui parlera de la résistance, de son époque. François trouvera dans ces mots, les repères temporels d’un passé qu’il ne connaît pas, qu’il ne possède pas lui-même ; il trouvera dans ses paroles les origines d’une famille qu’il n’a pas. Dans la mesure où il n’a aucune connaissance de son passé familial (il ne sait pas d’ il vient), il s’approprie un peu le passé de Pépère. Par la voix du vieil homme, il se créé une origine ; puisqu’il ne connaît pas le passé de son père, autant (se) le construire, (se) l’imaginer, (se) le dicter soi-même ; c’est un peu ce qu’il fera lorsqu’il s’adressera à son frère adoptif Raoul (c’est l’une des rares fois d’ailleurs où l’on entendra parler cet enfant, qui restera la plupart du temps silencieux). Il dira à ce dernier que son père est chasseur de tigres en Afrique et que c’est un grand voyageur ; en disant cela, il prouve alors que l’ignorance totale de la vie de son père (il ne sait même pas s’il est mort ou s’il est encore vivant) représente un manque affectif énorme pour lui. Aussi il s’invente un père imaginaire, preuve que ce personnage est une pièce manquante dans sa vie ; Raoul au contraire lui dira la vérité sur son père et cette attitude désignera le fait que l’enfant est en accord avec lui-même, qu’il a su écouter (accepter) son passé et s’écouter lui-même. En avouant ses problèmes relationnels avec son père, on peut dire que Raoul a passé un cap dans la recherche de ses propres origines ; en acceptant son passé et en acceptant l’absence de père auprès de lui, on peut dire alors qu’il est prêt à structurer sa vie future, son propre avenir en tant que personne indépendante, autonome et libre d’évoluer plus ou moins en harmonie au sein du monde social.

Le destin du personnage chez Pialat n’est-il pas alors lié à cette reconquête, sous forme de puzzle, où il s’agira pour lui de combler un vide de sa propre vie, de trouver la pièce manquante dans une existence qui a débuté bien avant, au plus profond d’un passé méconnu qu’il est si difficile de s’approprier.

Comment vivre au présent sans connaître son passé ? Cela pourrait être finalement le message que veut délivrer François aux adultes qui ne peuvent que colmater les brèches avec quelques pères de substitution.

Le père de substitution est chez Pialat un élément important du puzzle.

En effet, chaque personnage a le droit d’avoir un père qui remplacera le père biologique souvent absent. La faille provient de cet élément bancal qui ne pourra se substituer au véritable père, dont le rôle prend véritablement du sens, dès lors que le remplaçant échoue dans sa mission éducative ou tout simplement familiale.

Dans L’Enfance nue, Pépère ne peut assumer ce rôle de père ; Letillon, le responsable de la D.D.A.S.S ne peut pas, lui non plus, lui apporter l’affection qu’il est en droit d’attendre. A chaque fois qu’il revoit François, c’est pour le déplacer, le changer de famille. Il reste froid et sec et n’a qu’un but : le déplacer et le (re)placer dans une nouvelle famille d’accueil.

Dans Le Garçu, Jeannot (le nouveau compagnon de Sophie) tient ce rôle de père remplaçant pour Antoine, qui vit aux rythmes des apparitions et disparitions de Gérard (son père biologique et donc souvent absent). Ce dernier, comme pour démontrer à tous que Jeannot n’est qu’un remplaçant pour l’enfant, dira dans une scène, qu’il est persuadé que l’enfant sait réellement qui est son (vrai) père. Gérard éprouve donc le besoin d’affirmer par les mots sa paternité. Est-il seulement en mesure d’affirmer cette paternité par les actes et son corps trop souvent absent tout comme sa voix, trop souvent lointaine ? Sa présence se résume à ses arrivées et départs imprévus et dévastateurs qu’il impose aux autres et à son fils.

Dans Sous le Soleil de Satan, Menou-Segrais joue ce rôle de second père pour Donissan ; l’échec viendra justement de cette incapacité que Donissan aura à s’identifier à lui, cherchant toujours la voie (voix) du père spirituel. Menou-Segrais avouera son impossibilité à offrir à son protégé ce que ce dernier cherche ailleurs, ce qu’un vrai père pourrait lui apporter réellement et qu’il doit finalement trouver tout seul. Dans un monologue précédant son départ, Menou-Segrais dira à Donissan que lui seul peut trouver son chemin et que la voix qu’il a choisie n’est pas celle de tous les autres hommes (les simples mortels). Il lui indiquera que sa quête est hautement plus spirituelle et que seul un Saint pourrait la supporter. Il avoue donc son impuissance quant à la demande initiale de Donissan qui attendait son aide. Ainsi, par ses paroles, il continue à guider le prêtre, comme il l’a toujours fait jusqu’ici, et s’avoue toutefois vaincu face aux désirs de l’abbé qui ne sont pas conformes aux exigences de la religion telle qu’elle est pratiquée habituellement.

« - Menou-Segrais : Bientôt, je ne pourrai plus rien pour vous.
- Donissan : Ne dîtes pas ça, je me souviendrai de vous-même dans les bras de Satan.
- M. S. : Vous blasphémez ; ce ne sont pas mes leçons.
- D. : Je n’ai pas blasphémé, ce n’est pas pour rien que le misérable des hommes et la puissance de Satan m’ont été révélés.
- M. S. : Vous avez commencé par des mortifications excessives, vous vous êtes jeté dans le Ministère avec autant d’excès ; vous êtes content de vous, vous auriez dû être en paix, vous ne l’êtes pas. Dieu ne refuse jamais la paix, c’est vous qui la refusez délibérément.
Je ne serai pas surpris que vous ayez formé quelques voeux dangereux.
- D. : Je n’ai formé aucun voeu, aucune promesse, à peine un souhait.
- M. S. : Il empoisonne votre coeur (...).
On ne compromet son salut qu’en s’agitant hors de voie comme vous semblez l’avoir fait. L’esprit du mal est entré dans votre vie ; les imbéciles ferment les yeux sur ces choses, combien de prêtres n’osent seulement prononcer le nom de « Satan » ?
Aujourd’hui, que fait-on de la vie intérieure, le morne champ de bataille des instincts ?
Que fait-on de la morale, une hygiène des sens, la tentation n’est plus qu’un appétit charnel. Les hommes ne recherchent que l’agréable et l’utile. Dans un tel monde, il n’y a plus rien pour le Saint ou alors on dit qu’il est fou. (...)
Sur la route que vous avez choisie, vous s’rez seul ! »

Par ces dernières paroles, Menou-Segrais annoncera donc à l’abbé, qu’il est à présent solitaire et orphelin sur la route qu’il a décidé d’emprunter. Son rôle de père spirituel, ce n’est plus Menou-Segrais qui pourra l’assumer dorénavant, dans les épreuves longues et difficiles qui attendent le jeune prêtre.

Dans A nos amours, le père de substitution se cache sous les traits du frère de Suzanne qui, sous prétexte du départ de Roger et alors qu’il deviendra le seul homme du foyer, se prendra pour le nouveau chef de famille. Ainsi, il se permettra de frapper sa soeur, de diriger les affaires de la maison (l’entreprise familiale) et de décider de l’avenir de Suzanne martyrisée par Robert toujours plus présent. Il provoquera son départ en pension et même son mariage ; mais il ne saura pourtant trouver les mots justes, pour l’aider à trouver le bonheur.

Dans Passe ton bac d’abord, le père de substitution (que l’on retrouve au début et à la fin du film), est le professeur de philosophie. Ce dernier écoute les jeunes et s’occupe particulièrement d’Elisabeth qu’il prend sous son aile lors de rencontres spontanées au bar qu’ils fréquentent tous. Mais son aide s’arrête et il n’interviendra jamais dans les histoires sentimentales et familiales de la jeune fille qui devra se débrouiller toute seule. Le père de Elisabeth est un père absent qui ne dit jamais rien (comme le soulignera d’ailleurs la mère elle-même). Les seules paroles qu’il aura

vis-à-vis de sa fille, seront à chaque fois des reproches.

Prenons un exemple : ce dernier la surprend nue derrière la maison avec son petit ami, Philippe ; il l’attend assis devant la télévision. Elisabeth rentre et le père lui demande comment elle compte avoir son baccalauréat. Elle lui reprochera de ne pas l’encourager assez et finira par dire que, de toutes les façons, elle n’obtiendra pas son diplôme sachant que c’est perdu d’avance. Le père ne réagira pas et ne comprend pas l’appel que lui lance sa fille à ce moment-là.

Ainsi, comme c’est souvent le cas chez Pialat, l’enfant, la fille le plus souvent, est plus forte et plus avenante que le père qui se contente de fuir ses responsabilités.

Elisabeth (Passe ton bac d’abord) reprochera à son père de ne pas l’aider et Suzanne (A nos amours) dira à Roger qu’il travaille trop ; les filles semblent être plus responsables que leur père. Ce dernier est défaillant ; il part, fuit, quitte la pièce ou la maison. Ce sera le cas du père de Elisabeth qui jettera l’éponge face aux paroles vives de sa fille ; ce sera également le cas de Roger qui quittera carrément le foyer familial. Les rapports ’père-fille’ sont donc toujours inassouvis, jamais complets et toujours ambigus.

Le père est toujours un personnage non-désiré, un être dont il est difficile d’imaginer les actes et les pensées. Sa présence dans la scène a toujours quelque chose d’imprévisible, de désordonné, de dérangeant.

Le père d’Elisabeth la prend en flagrant délit avec un garçon ; Roger entre dans la chambre de sa fille alors que cette dernière devrait être à l’école. Même s’il ne s’agit pas d’une fille, le garçu (dans La Gueule ouverte), surprend son fils au lit avec sa femme nue. Le fils aura alors ses mots : « Eh tu veux te rincer l’oeil ? »

Le père est toujours un homme qui surprend, arrive par irruption, déstabilise avant de repartir d’où il est venu. Il viole toujours l’intimité de l’autre (sans forcément le vouloir) et c’est tout un pan de la sexualité du personnage qui s’écroule face à cette interruption imprévue. Les distances s’effondrent dès lors que le père s’impose dans cette intimité préservée jusqu’alors.

La fin du film A nos amours montre bien à quel point le père est un corps imposant et surprenant tant dans ses arrivées que dans ses départs toujours précipités. Au repas, il propose (impose) une situation complexe où les personnages devront, à un moment donné, prendre les choses en main pour retrouver une stabilité présente au départ.

Le père est imprévisible. Figure satellitaire, explosive, instantanée, le père est complètement libre de par son absence et pourtant totalement dépendant de l’avenir des personnages qui l’entourent ; personnages qui, du même coup, ne vivent qu’en fonction de ses déplacements.

Pour rester sur le film A nos amours et en particulier sur les rapports ambigus qu’entretiennent le père et son entourage, évoquons le thème de l’inceste, qui est un sujet récurrent chez Pialat lorsqu’il traite des rapports ’père-fille’.

Beaucoup (de critiques) se sont posés la question sur les véritables relations existant entre Roger et Suzanne dans A nos amours.

Près de l’établi, leurs corps et leur visage sont proches ; leurs regards s’évitent, s’unissent dans une complicité qu’Alain Philippon a développée sous le thème de l’inceste.

« Si A nos amours ne traite pas directement de l’inceste, le film n’en est pas moins parcouru par une dimension incestueuse souterraine, latente, toujours prête à faire surface et à échapper, plus forte que lui, à qui la vit. » 391

Lorsque le père surprend sa fille, couchée avec une copine, il lui demande si elle veut qu’il vienne dans le lit avec elles.

Cette réflexion ironique est à prendre évidemment au second degré mais dans cette même scène, Suzanne dira à son père que son amie (Anne) le trouve très séduisant, transférant ainsi sur sa camarade un sentiment possessif vis-à-vis de son père qu’elle n’aura de cesse de dévoiler dans le film, comme par exemple lorsqu’elle sera au lit avec son compagnon :

« Tu sais, c’est vraiment agréable de vivre sans aimer personne. C’est pas que j’aime personne, d’ailleurs. Tu vois, mon père, je l’adore. Enfin, ça me fait une belle jambe...Quand je rencontre un type, je pense à mon père. Et puis je me pose des questions, c’est dingue. Je me demande s’il lui plairait... .»

L’attachement excessif du père à sa fille est renforcé par cette scène de la fossette à laquelle nous faisions allusion précédemment. L’émotion vient non seulement, comme nous le notions, de la promiscuité des corps - le choix du cadrage serré et fixe qui ferme la figure triangulaire formée par ces corps, renforce évidemment le sentiment de proximité tactile du moment -, mais l’émotion vient aussi du fait que rien ne peut véritablement être échangé entre les deux personnages. D’une part, le père refuse de dire s’il part pour une autre femme et d’autre part, Suzanne a du mal à évoquer sa sexualité. Le malaise installé, ils préfèrent alors parler de « ça », comme ils disent.

Le père ira même jusqu’à dire à sa fille qu’il imagine très bien quand elle est avec un homme : « Ben, quoi, tu crois qu’on a pas d’imagination quand on est parents ? »

Mais pour continuer sur la voie principale de notre étude qui consiste à définir le statut du père dans l’oeuvre de Pialat, revenons sur le film Passe ton bac d’abord.

Si les jeunes fuient, se mettent ménage ou déménagent de leur ville, c’est bien pour fuir leur père.

Bernard se confiant rarement aux autres, dira à sa fiancée sur la plage, qu’il ne peut plus supporter son père malade : «  Je resterais bien chez moi, mais je ne m’entends pas avec mon père ». Ancien mineur et affaibli par une grave maladie, le père du jeune homme ne sera jamais visible (en d’autres termes, le spectateur ne le verra jamais) ; pourtant il est présent, tellement présent d’ailleurs qu’il est la cause principale des déplacements de son fils qui ne peut ou ne veut plus rester chez lui.

Dans le même film, les autres personnages vivront des rapports difficiles avec le chef de famille. Le copain de Bernard s’insurgera contre son père lorsque ce dernier refusera que sa soeur aille faire des photographies de magazine pour une agence de publicité. Le père interviendra comme d’habitude (de manière brutale et inadaptée à la situation) et refusera sèchement et sans donner d’explication, que sa fille fréquente ce genre de personnes.

Le fils s’emportera et la discussion se terminera par une phrase du père : « Toi tu comprends tout, t’es jeune....»

Le père est souvent un être lâche, faible et fragile, qui fuit ses responsabilités au lieu de les assumer. L’alcoolisme (exclusivement dans La Gueule ouverte et Nous ne vieillirons pas ensemble) est un aspect du personnage qui amplifie sa solitude et sa veulerie.

Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, le père de Jean tentera de refuser un verre de vin mais il ne trompera pas son fils. Il acceptera ce verre et cet échec vis-à-vis de

lui-même mais également vis-à-vis de son fils, marquera bien le peu de volonté et la grande faiblesse du personnage. « Tu sais je bois plus, je bois plus que de la flotte...bon, ben juste pour trinquer alors... », dira t-il à son fils silencieux.

Dans Van Gogh, quels rapports Gachet entretient-ils avec sa fille ? Il est certain que leurs disputes et leur difficulté à communiquer accentuent notre idée selon laquelle le médecin ne parvient pas à comprendre ni à écouter sa fille. Possessif, complètement à côtés des réalités et désirant préserver sa fille, il ne peut accepter qu’elle puisse coucher avec un peintre. La bonne société dont il fait partie reste une barrière morale aux désirs de sa fille. Cette dernière lui reprochera de ne pas assumer ses belles paroles libérales, qu’il divulgue en société lorsqu’il en a l’occasion.

D’une manière générale, le père ne veut (ou ne peut) pas faire face à son rôle et ne sera jamais autoritaire, ni un véritable conseiller pour ses enfants. La notion d’interdit n’existe pas ; il est présent mais absent du mécanisme social et familial, qui est du coup pris en charge par la mère (plus généralement la femme du foyer).

Chez Pialat, les femmes sont beaucoup plus fortes que les hommes ; elles gèrent et assument tant bien que mal l’autorité parentale ; du coup, elles sont souvent trop présentes et ne parviennent pas à supporter cette charge. Elles sont franches et n’esquivent jamais la tâche à accomplir ; elles n’hésitent pas à engager le dialogue et à mettre les autres face à leurs responsabilités, comme dans Passe ton bac d’abord par exemple, où elles prendront le soin de mettre leur enfant face à leur avenir.

Dans ce film, la première visite de Philippe se déroule sans le père qui refuse de se montrer alors que la mère se charge de l’accueillir.

Dans L’Enfance nue, Mémère dirige la maison et remplace Pépère dans certaines tâches où l’autorité doit intervenir.

Dans Loulou, c’est Mémère qui dirige la maison et accueille tout le monde (elle adoptera même un garçon sans famille) ; le père, le chef de famille, n’existe pas.

Les repas qu’elle organise sont des moments de retrouvailles familiales pour tous les personnages et pour Loulou dont on ignore le passé familial. A t-il des parents ? Connaît-il son père ? Autant de questions qui peuvent expliquer ses difficultés à être père à son tour.

Etre et devenir père à son tour : c’est bien dans cette prise de conscience que le personnage se crée et agit, de tout son corps au sein d’un monde dans lequel il ne parvient pas à trouver sa place.

Lorsque l’on parle de paternité, évoquons les personnages des autres films. Jean (Nous ne vieillirons pas ensemble) ne peut envisager d’avoir des enfants. Tout comme Loulou qui échouera face à Nelly ou Philippe (La Gueule ouverte) qui n’a pas pu obtenir la confiance de Nathalie dans ce projet de couple. Dans Le Garçu, Gérard a fui le foyer lorsqu’Antoine est arrivé dans sa vie. Dans Passe ton bac d’abord, Bernard refuse de se marier pour ne pas ressembler à son père et donc faire subir à ses enfants, ce qu’il est en train de subir. Mangin n’a pas non plus la possibilité d’être père, de par son veuvage et sa profession. Van Gogh, l’artiste et Donissan, le prêtre (Sous le soleil Satan) n’auront pas de descendance.

Pour Donissan, son voeu de chasteté lui interdit cette idée ; en revanche, on comprend

que le drame intérieur du peintre se situe aussi dans cet échec de ne pas avoir pu procréer. Il suffit de le voir réagir avec l’enfant de son frère qu’il jalouse profondément.

Dans la chambre du bébé, tout près du berceau et à l’insu de Théo, il serrera très fort

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Jo, sa belle-soeur ; dans cet élan physique très généreux et bouleversant (une fois de plus sans parole), on comprend la tristesse du peintre de ne pas avoir pu fonder une famille et d’être et de rester définitivement seul. Vincent ne se détache pas de la femme qui est presque gênée (à ce moment-là) d’avoir un enfant ; elle baisse la tête, se renferme, compatit à la tristesse silencieuse du peintre qui rode autour. Jo ne rejette pas Vincent ; au contraire, le plus troublant est qu’elle continue à le serrer dans ses bras comme pour lui offrir un bref moment de paternité, comme si, durant dans ce court instant, elle trompait son mari pour offrir à Vincent, un moment d’intimité, proche du berceau où le bébé dort.

Le Garçu reste à ce jour le seul film (et le dernier) de l’auteur, qui raconte l’histoire d’un père et des relations qu’il a avec son enfant. Cette difficulté d’assumer sa paternité est une question ouvertement abordée dans Le Garçu alors qu’elle apparaîtra en filigrane au sein des précédents films, sans jamais être un thème, assumé, développé et complètement ou consciemment garant du récit proposé. La future paternité à prendre en charge au sein du couple ou au sein de sa vie, est un sujet évité, (presque oublié), effacé ou déplacé dans la totalité des films de Pialat. Seul Le Garçu trouve les bases de son histoire sur cette difficulté d’avoir un père et d’être un père à son tour.

Dans Passe ton bac d’abord, c’est la mère de Bernard qui lui fera les reproches que le père aurait dû lui faire. Elle s’en prendra à son fils, lui reprochant ainsi de dormir trop tard le matin sans savoir ce qu’il veut réellement faire dans la vie. De la même façon, Philippe avouera à sa mère qu’il a la volonté de ne pas faire comme les autres (la vie en couple lui fait peur en somme).

La mère d’Elisabeth se permettra même de dire à Philippe qu’il doit chercher du travail et que « rester sans rien faire, c’est pas bon. »

Mais, ces femmes échoueront dans leur mission. Betty, dans A nos amours, deviendra hystérique et dépressive, ne sachant pas écouter sa fille qui devra s’en sortir seule.

La mère de Elisabeth fera elle aussi une crise lorsqu’elle traitera sa fille de ’salope’, lui reprochant ainsi d’avoir flirté avec Bernard devant Philippe. Elisabeth excédée ira même jusqu’à dire à sa mère qu’elle aurait sûrement aimé coucher avec lui (« tu aurais voulu te l’envoyer... ») ; s’en suivront une bagarre et le départ de Elisabeth qui ne pourra pas compter sur son père pour l’aider.

La mère en fait donc trop ; elle est sur-active, sur-présente, complètement liée à la vie de la famille ; c’est entre autre le discours qui ressort du film La Gueule ouverte. La mère mourante réunit malgré elle (elle est inconsciente), dans la même maison, son ex-mari et son fils qui seront dans l’incapacité non seulement de la soigner mais de faire vivre la famille (ou ce qu’il en reste). Ce film nous dit combien la mère est importante et combien les hommes sont faibles et incapables de gérer leur propre vie ; il suffit de voir leur vie au quotidien, leur actes, leurs paroles pour comprendre que les femmes réfléchissent souvent plus que les hommes chez Pialat.

Quelques mots de Nathalie nous feront comprendre, non seulement la bêtise du père mais celle de son fils (Philippe) qui prend, selon elle, le même chemin. Elle dira que le garçu est un être détestable qui n’aura jamais rien fait pour sa femme et qui l’aura trompé toute sa vie durant (dès le lendemain de leur mariage d’ailleurs) : ‘« dès le lendemain de leur mariage, ton père ne pensait déjà qu’à trousser les filles ; je me souviens, avec mes copines, on l’appelait « le satyre »’).

Elle reprochera aussi à son beau-père d’avoir abandonné Philippe lorsqu’il décida de partir s’installer en Auvergne.

Mais ces mots qu’elle jettera à la figure de son mari n’auront comme but que de lui montrer que, quelque part, lui-même est pareil : « ‘T’es paresseux, tu fous rien. Le soir de notre mariage, tu m’as foutu une claque. Si j’étais pas là, tu vivrais comme un clochard !’ ». La Gueule ouverte (et Nathalie le confirmera à chacune de ses paroles) montre alors que le fils et le père sont identiques, que leur destin est étroitement mêlé et que sans l’aide ou la présence de leur femme respective, ils ne seraient rien.

Leur vie commune dans la maison du garçu ne fera qu’amplifier leurs ressemblances et le fait que Philippe reproduit la vie qu’a mené son père (il couche avec des femmes à droite et à gauche, boit autant que lui et se moque de Nathalie qui semble en avoir assez de cette ressemblance qu’elle a découvert en vivant avec les deux sous le même toit), nous indique que le garçu (le père) a une importance majeure dans la vie des autres personnages.

D’ailleurs pour amplifier cette ressemblance entre le garçu et Philippe, Pialat nous montrera, encore de manière déplacée (pour ne pas dire détournée), que la relation père-fils est au centre de son film et ce, dès son début. A l’hôpital, Monique, malade, accueille Philippe et Nathalie. Dans la même chambre, à côté d’eux, deux personnes

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(un père et son fils visiblement), se battent devant la mère fatiguée, lassée de les voir se bagarrer. Cette scène est une manière de nous montrer que ce qui se passe à côté, chez les voisins, risque bien d’avoir lieu dans la vie de Monique qui regarde stupéfaite et épuisée, ces gens en train de se disputer. Le rapport père-fils est un sujet qui se met en place dès le début, à travers cette petite scène qui en dit déjà long sur les rapports qu’entretiennent le garçu et Philippe.

Pour en dire plus sur les rapports difficiles qu’entretiennent Philippe et le garçu, notons cette phrase que le garçu dira un jour à sa belle-fille (Nathalie), prouvant encore son incapacité à dire les choses en face.

« Philippe, je veux pas qu’il reste ici ; j’ai trop de travail. Il traîne dans les bois, à la ville. »

Les quelques paroles de Philippe à la fin du film lorsqu’il quittera l’Auvergne tentant de persuader son père de venir avec lui, seront : « Je viens te voir dès que j’y pense ». Cette phrase, qui ne nécessite aucun commentaire, est, selon nous, révélatrice des rapports entretenus entre les deux hommes.

Dans la cuisine, un matin, le garçu expliquera à Nathalie que son père lui-même dirigea toute sa vie. Il voulait ainsi épouser Jeanne mais son père en décida autrement et imposa un mariage avec Monique. Il dira à Nathalie que son père n’aurait jamais voulu que le fils du patron (le garçu lui-même donc) épouse la fille du commis (Jeanne). Pour cette raison, il fut obligé d’épouser Monique, qu’il n’aimait pas.

On comprend alors dans ces quelques mots désolants que le père a parfois un rôle décisif et qu’il est, en tout état de cause, une pièce importante, cruelle et égoïste dans le puzzle incomplet de la vie des personnages. C’est justement cette pièce, que les personnages recherchent ; ils sont, comme nous le notions auparavant, à la recherche d’une voix, celle qui dicte, de très loin et au plus profond d’eux-mêmes, le sens de leur existence, celui qui guide leurs ancêtres depuis toujours au plus profond d’une lignée familiale blessée.

Notes
391.

Alain Philippon, A nos amours, op. cit., p. 34.