b). La fracture silencieuse : recherche d’une voix

La communication verbale est un acte compliqué à accomplir pour les personnages. A la recherche d’une voix intérieure qui pourrait donner un sens à leur vie, ils sont, nous en sommes désormais convaincus à ce stade de notre travail, désespérément à la recherche de la voix de leur père qui est, souvent absente de leur environnement proche. Cette quête est donc une quête spirituelle que leur corps exprime à chaque dérapage, à chaque bagarre ou à chaque geste déplacé.

La matérialisation de ce parcours spirituel à accomplir, transpire jusque dans leurs agissements, nous rappelant ainsi que le point d’ancrage de ces personnages se situe dans le sens caché de leur existence.

« Ecouter leur corps », c’est « écouter leur père », et « écouter leur père » c’est finalement entrer en harmonie avec eux-mêmes au plus profond de leur être physique ; écouter son père et tenter de déceler les liens qui nous relient à lui, c’est écouter sa voix, c’est aussi s’écouter soi-même et par là-même combler ce manque et reconstituer le puzzle d’un passé éclaté et mystérieux qui déborde ou se déplace jusque sur sa vie présente.

L’errance du corps du père est alors ce qui fait progresser les personnage de Pialat ; c’est ce qui fait également vivre son cinéma et sûrement le parcours secret du spectateur.

Cette traduction finale et ce nouvel élan réflexif (qui nous indiquent que la quête d’une voix paternelle intervient au plus profond des liens qui s’établissent entre le film et son spectateur) nous auront été principalement inspirés par Pascal Bonitzer.

Ce dernier écrit pour sa part, dans son livre intitulé Le Regard et la voix392, que la voix intérieure que nous cherchons en tant que spectateur est celle-là même que celle que cherche le personnage, lui aussi, au plus profond de son être (la voix est finalement le mac guffin filmique). La voix du père, c’est une parole autoritaire et accompagnatrice, souvent étouffée qu’il appartient au spectateur et au personnage de découvrir et de s’approprier.

Le personnage chez Pialat cherche donc inconsciemment le moyen de parler, de communiquer ; il cherche au plus profond de lui-même et dans ses déplacements, le lien de filiation qui lui fait défaut.

Ses déplacements et ses comportements (violence, sexe, surabondance et

sur-affectivité ou sur-activité physiques) sont donc conditionnés par cette quête du père ; la recherche du maillon manquant (la figure paternelle), la volonté de pouvoir enfin faire le point sur ses origines avant de pouvoir connaître à son tour la paternité, sont ces idées phares qui fondent profondément le parcours des personnages et le cinéma de Pialat.

Chez Pialat, le personnage possède une identité et une singularité figurales et charnelles à partir du moment où l’on considère que son corps et ses déplacements sont et restent à l’épreuve d’une quête secrète et intime qui n’a qu’un but et qu’un sens, qu’une cause et qu’une origine : le père. Sans cesse dépendants de ce manque, sans cesse à l’écoute de cette voix difficile à percevoir, ils ne peuvent prétendre devenir des êtres libres et adultes sans avoir pu résoudre l’énigme de leur existence passée et présente.

Pas de présent sans avenir mais pas d’avenir sans passé.

Ce sentiment apparaît de manière très forte dans plusieurs scènes-clés.

Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, Jean décide à un moment donné d’aller rendre visite à son père en Auvergne. Notons au passage et avant d’aller plus loin dans notre propos, que le père vit en Auvergne car, dans une discussion, il dira à son fils que les champignons se font de plus en plus rares dans le coin depuis que les ouvriers de l’usine Michelin à Clermont-Ferrand viennent les cueillir le week-end en famille.

Nous connaîtrons donc le lieu de vie du père ; en revanche, aucun indice précis (voyage, route effectuée par Jean, etc.) ne nous indiqueront vraiment la distance qui sépare le père de son fils. D’ailleurs, savons-vous réellement où vivent Jean et Catherine ? Vivent-ils à Paris ? Ainsi, pour confirmer notre idée (celle que nous énoncions dans la seconde partie de notre travail et qui a fait l’objet d’une étude précise et spécifique) selon laquelle les déplacements des personnages ne répondent pas forcément à une logique spatio-temporelle clairement établie par la narration, remarquons donc qu’une fois de plus, il est impossible d’établir les connexions géographiques entre ces deux personnages.

Pour revenir à la visite de Jean, on peut constater qu’elle n’a pas lieu à n’importe quel moment. Elle a lieu lorsque le couple Jean-Catherine est au plus mal. Catherine quitte Jean car elle ne supporte plus ses paroles toujours grossières et ses gestes constamment agressifs. Jean se retrouve seul et décide de renouer avec son ancienne femme auprès de qui il espère trouver un moyen de combler cette perte. Cette dernière accepte juste de lui donner son amitié.

Son père quant à lui l’accueille et lui remet une lettre ; cette lettre est un moment assez ambigu du récit. En effet, c’est un envoi de Catherine qui décide d’écrire à Jean chez son père. Pourquoi n’a t-elle pas envoyé cette lettre directement chez Jean qui ne passe que quelques fois voir son père ? Pourquoi, lui dit-elle où elle se trouve (chez sa grand-mère) en précisant qu’elle ne veut pas le voir arriver à l’improviste ? A t-elle, au fond d’elle-même, vraiment envie de rompre ? En effet, si elle avait voulu être certaine de ne pas le voir, elle n’aurait sans doute pas dit où elle se trouvait ; mieux, elle ne lui aurait pas écrit du tout. Elle lui écrit cependant chez son père, comme si ce dernier pouvait ou devait être le médiateur et le témoin de leurs problèmes de couple. Le vieil homme comprend ainsi, par cette lettre, que son fils ne voit plus Catherine.

Cette dernière passe donc par cet intermédiaire (pas n’importe lequel), pour faire le point et sceller cette rupture. Mais Pialat va plus loin, car, par un jeu de déplacement subtil, il donne à Jean le moyen de se rattraper auprès de Catherine en se servant également du père, dont le rôle deviendra du coup important dans l’avenir du couple. Aussi, Jean demandera à son père de lui offrir la bague de sa mère pour qu’il puisse l’offrir à son tour à Catherine lorsqu’il la demandera en mariage. Le père acceptera en lui disant qu’il ne devra toutefois pas la vendre car c’est un bijou auquel il tient énormément. Jean partira de cette entrevue avec l’objet. Le père se retrouve donc, malgré lui, au centre de cet échange, au coeur de ce passage très important dans la vie du couple Jean-Catherine. Il est le récepteur d’une lettre qui explique les difficultés que vit ce couple et dans un second temps, il devient la solution unique (la bague) pour réparer le mal qui a été fait.

Si l’on s’attache d’un peu plus près au rôle du père dans le parcours de certains personnages, on s’aperçoit qu’il prend une importance de plus en plus grande et ce malgré lui, dès lors que l’un des ces personnages voit en lui le moyen de résoudre un problème à son existence. Ainsi, comme dans Nous ne vieillirons pas ensemble, le père peut être un atout insoupçonné, une aide cachée à l’évolution de certains personnages qui verront en lui la possibilité détournée et tortueuse de s’en sortir.

Dans L’Enfance nue par exemple, on ne voit pas d’issue pour François car on ne voit comment il pourrait avoir une vie normale sans connaître la vie de son propre père. Est-il seulement encore vivant ? Existe t-il et si c’est le cas, où se trouve-t-il ? La vie de François ne peut trouver ses marques sans le repère phare de la figure paternelle qui manque tant à son existence.

Dans La Gueule ouverte, « aller chercher le père » c’est aussi et surtout un prétexte à aller chercher son avenir et voir si ce futur est viable aux côtés des gens avec qui l’on est actuellement. Concrètement, la maladie de la mère est un prétexte (un moyen déplacé) à la rencontre entre le fils (Philippe) et son père (le garçu), qui n’ont a priori aucune chance de s’entendre. Mais plus encore, cette rencontre insolite est le moyen pour Nathalie de comprendre enfin que Philippe marche désespérément sur les traces de son père à qui il ressemble énormément.

S’il marche sur les traces de ce personnage veule et indésirable alors elle-même, marche-t-elle peut-être, sans le savoir, sur les traces de sa belle-mère mourante. La vie se répète (déplacement répétitif encore une fois) et le père est le principal rouage de cette répétition que Nathalie ne semble pas pouvoir assumer. Nul doute alors que le couple, Nathalie-Philippe n’aura aucun avenir après cette visite en Auvergne où la femme aura compris que si elle ne s’enfuit pas, elle vivra le même calvaire que celui que Monique (la mourante) aura vécu toute sa vie...et sa mort n’arrangera sûrement rien à cela si l’on considère que Monique paiera ici, dans son lit, les malheurs que lui aura fait subir le garçu durant toute une partie de son existence (c’est Nathalie

elle-même qui soulèvera cette triste idée).

Comme nous l’avancions précédemment, « aller chercher la voix du père » c’est aussi pour Donissan trouver sa propre voie, éclairer le chemin encore mal indiqué qui s’offre à lui. Dans Sous le soleil de Satan, le jeune prêtre cherche à communiquer avec Dieu, le Saint-Père. Son père de substitution (Menou-Segrais) ne pourra pas remplacer le seul père à qui le jeune prêtre semblait vouloir s’adresser. Ainsi, à plusieurs reprises on comprendra que la quête de cette voix (voie) sacrée est fondamentale pour l’abbé.

Mais la scène qui nous indiquera cette volonté de communiquer, est cet appel qu’il fait à Dieu à travers le corps de l’enfant mort, qu’il ressuscitera de toutes ses forces. L’enfant sera porté à bout de bras et présenté à Dieu devant les parents affolés.

Cette offrande est surtout le moyen (détourné, déplacé) pour communiquer avec Dieu et implorer sa présence à ses côtés.

Donissan aura-t-il enfin pu entendre la voix de Dieu à travers ce miracle ? A en croire Menou-Segrais, l’appel de dieu est clair et distinct. Encore une fois, le père (Dieu) a une importance fondamentale dans l’avenir du personnage. Même s’il est absent, il se manifeste et donne une indication précise au prêtre qui n’aura qu’à s’y plier.

« Là où Dieu vous appelle, il vous faut monter » dira Menou-Segrais.

Mais cela ne suffira pas à son bonheur puisque le prêtre se suicidera comme pour nous signifier qu’il n’aura finalement pu aboutir à cette quête intérieure.

Trouver le père (le Saint-Père) et sa voix, c’est ainsi, trouver le bonheur, le but, la finalité à sa vie.393

Quant à Police, Pialat déclara dans l’un de ses interviews, qu’il souhaitait faire voyager Mangin pour justement éclaircir sa quête. Il devait ainsi partir voir son père mourant en Auvergne, idée qui aurait scellé ou éclairé certaines facettes de ce personnage que rien ne motive réellement et que tout désespère cruellement...au point que son amour avec Noria n’aura aucune issue, tout comme la vie entière de ce policier seul et définitivement seul (c’est le dernier plan du film qui exhibera cette solitude quasi incurable).

Pour Loulou, c’est un peu la même idée qui ressort du film. Loulou ne connaît pas son père et ne peut donc être père lui-même à son tour ; c’est toute la difficulté de devoir assumer un statut pour lequel il n’aura jamais eu de référence.

Loulou fuit donc ses responsabilités de futur père et à travers son incapacité à travailler ou à entrer dans un rang social particulier, il dit à Nelly et au spectateur que sans voix paternelle pour l’aider, pour le guider, il ne pourra jamais assumer ce rôle pour lequel il est destiné (vers lequel Nelly semble vouloir le destiner quoi qu’il en coûtera).

Mais peut-être que ces personnages toujours en échec ont-ils conscience que quoi qu’ils fassent, le mal dont ils souffrent est et sera toujours présent et que rien ne pourra effacer cette blessure intérieure qui fait que, quoi qu’il en soit, avec ou sans père, tout est voué à l’échec...leur vie, leur destin, leur futur... 

« Le mal est fait certes. Y compris dans le corps et l’esprit (...). Mais il faut vivre dans cette omniprésence du mal, de la certitude de la mort, dans la certitude que toute chose est vouée à la destruction, que le monde va à sa perte. » 394

Dans A nos amours par exemple, le père n’est pas capable de parler à sa fille. Il le fera à la fin du film certes, mais il sera trop tard ; elle sera déjà partie pour les Etats-Unis.

Dans Passe ton bac d’abord, ce sera également le cas : les personnages fuient leur petite ville mais ils fuient surtout leur père, avec qui il aura toujours été impossible de communiquer. Alors, la conclusion est pessimiste ; ils cherchent pour certains la voix du père qui leur manque tant et pour ceux qu’ils l’ont (la voix est tout proche d’eux), ils ne l’entendent pas...soit parce qu’elle est inexistante soit parce qu’ils ne l’écoutent pas...

La « voix » : chaque récit chez Pialat nous indique qu’elle est une quête vitale et inconsciente des personnages. Chercher et trouver la voix du père, est pour eux le moyen de construire une vie au présent ; c’est aussi le moyen pour le cinéaste de construire son récit filmique et son oeuvre cinématographique.

Dans L’Enfance nue, la recherche de la voix s’étend au film dans sa globalité ; si c’est François qui cherche à entendre son père, cette quête s’étale et devient du coup l’objet narratif du film tout entier.

« L’Enfance nue raconte donc sans attendrissement un placement qui ne prend pas dans un pays pourtant plus favorable qu’un autre. Raconte d’abord l’histoire d’un enfant qui n’a pas de chambre, dort en haut de l’escalier, probablement parce qu’il est un garçon, raconte le silence du père adoptif qui ne peut avoir pour lui que quelques gestes, et le flot de paroles de la mère. Puis l’arrivée dans la famille Thierry, avec d’autres mots, ceux-là qui désignent les parties d’une chambre, ce que l’on doit faire comme ce qui est interdit. L’Enfance nue est l’histoire d’un silence qui prend fin dans la parole, seul enracinement possible pour celui qui est déplacé. Le film va vers cette prise de parole de l’enfant comme vers son enfermement, puisqu’il a continué de faire « des bêtises » et se trouve à la fin en maison de correction. La lettre qu’il envoie alors aux Thierry est son premier récit, la première expression d’un désir (revenir) ; on l’entend qui la dit en off, et c’est la première fois qu’il parle si longtemps dans le film. Certes cette voix est liée à une retenue du corps (la prison), à sa disparition de l’image, mais c’est tout de même autre chose que le départ de la première famille qui s’achevait sur le plan d’un bol lavé par la mère au-dessus de l’évier ; un départ clos comme la vaisselle est faite. » 395

Comme le note très justement Laurence Giavarini, le parcours de François est celui d’un cheminement intérieur et secret vers la parole.

D’un départ et d’un voyage silencieux (regard et visage fermés), il laisse à la fin du film, l’espoir que cette prise de parole est un engagement de sa part, un effort, une évolution vers ce qui semblait alors jusqu’ici inaccessible. A travers cette lettre, l’enfant se raconte, s’explique, se confie. Le cinéaste insistera d’ailleurs sur cette prise de parole en faisant lire en off, ces mots par l’enfant lui-même et non par la personne (en l’occurrence Pépère) qui reçoit et tient ce papier. Le film s’achève donc sur la voix de l’enfant qui s’exprime enfin ; preuve que la recherche de la voix, de la sienne, est une quête qui va de paire avec la recherche précieuse de la voix de son propre père. ‘« Raconter, n’est-ce pas toujours chercher son origine, dire ses démêlés avec la Loi, entrer dans la dialectique de l’attendrissement et de la haine ?’  » 396, écrivait Roland Barthes.

Cette progression vers l’écriture que nous propose François dans L’Enfance nue est une évolution importante pour le personnage. Du corps, il passe au stade du langage verbal pour finir vers l’écriture et la signature de son nom à la fin de cette lettre qui valorisera et marquera enfin son identité et son appartenance à un groupe social, comme si le corps tant déplacé avait pu trouver un point d’ancrage chez cette famille à qui il écrit pour la première fois de sa vie.

La recherche d’une voix paternelle est donc aussi et surtout la quête déplacée de la recherche de sa propre voix qui racontera le personnage, qui pourra nous raconter en tant que personne à part entière.

Dans Le Garçu, la scène des retrouvailles entre Gérard (le fils) et le garçu (son père) se soldera par un silence qu’ils ne pourront rompre, ni l’un, ni l’autre. Gérard apprend que son père très malade est au seuil de la mort. Il se rend immédiatement en Auvergne avec Sophie, qui décide de l’accompagner dans ce moment douloureux.

En arrivant dans la chambre blanche du garçu, Gérard n’arrivera pas à parler une dernière fois à son père. Ce dernier lui écrit un mot sur une feuille de papier car il est incapable de prononcer un mot. Son fils n’aura donc pas eu la chance d’entendre une dernière fois son père avec qui il ne parviendra pas à communiquer, faute d’avoir su le faire à temps (car, comme nous l’évoquions auparavant, chez Pialat, c’est, de toutes les façons, toujours trop tard).

Cette rencontre est donc une manière de conclure une oeuvre qui a cherché à évoquer durant des films entiers, cette incapacité à pouvoir parler du père, à parler au père.

C’est seulement après la mort du garçu que Gérard évoquera son passé familial, à travers une promenade synonyme de pèlerinage pour lui. Mais, comme nous le disions précédemment, le garçu est aussi un moyen de réunir Gérard et Sophie à nouveau ensemble pour vivre ce pénible moment. Le garçu est donc un prétexte à ce qu’ils puissent faire le point sur leur couple, leur vie, leur destinée. Cet homme mort devient un peu le moteur d’une relation qui (s’) étouffait en silence, qui n’avait plus aucune issue.

Ce personnage qu’ils vont voir aux derniers jours de sa vie, est donc très important pour le récit. Il est le symbole d’une vie que Gérard a menée loin de son propre père. Cette visite, qui met donc en relief l’échec d’une communication impossible entre un père et son fils, est une manière de montrer à Gérard que, lui aussi, est père à présent et qu’il est en train de passer à côté de ce qu’il aurait bien voulu vivre, lui-même, aux côtés du garçu. Cet échange avorté, est une manière de montrer que Gérard est en train de suivre les traces de son père avec qui il n’avait plus aucune relation.

Gérard vivra t-il le même type de relations avec son fils Antoine ? C’est sur cette question que s’achève le film où l’on comprend alors que la relation père-fils ne peut que se perpétuer de générations en générations, sans possibilité aucune de bouleverser un avenir qui n’a justement plus de devenir dans l’esprit des personnages.

Le film s’achève donc sur un silence, car au final, en ayant rencontré son père trop tard, en n’ayant pu l’écouter à temps, Gérard n’aura pu régler ses comptes avec la Loi.

Là se situe la blessure de tous ces personnages, qui ne parviennent pas à dialoguer, à instaurer un rapport sain et complet avec leur père.

Dans Sous le soleil de Satan, Dieu n’a pas de voix alors que Satan en a une sous les traits du promeneur que Donissan rencontrera au hasard d’une mission. Le père ne peut être entendu, tout comme dans L’Enfance nue et Loulou où l’on ne sait pas vraiment si le père existe et s’il peut se manifester un jour. Comment entendre la voix du Saint-Père ? Donissan est-il capable d’entendre des voix ? Est-il disposé à s’écouter lui-même afin d’écouter le père spirituel, moteur et porteur de sa foi, de ses croyances les plus profondes de terrien ? Il échouera comme les autres.

Dans A nos amours, le seul échange entre Suzanne et Roger aura lieu dans un autobus avant le départ de celle-ci. Le père n’a pas le temps de lui dire tout ce qu’il aurait aimé lui dire. Il rattrape le temps perdu en quelques minutes et ne peut que vivre l’échec de ce dialogue, interrompu à cause d’un départ, à cause du temps qui passe tout simplement. Mais, on apprendra quand même de la part du père, que sa fille viendra le voir souvent en cachette ; cependant le cinéaste ne montrera jamais ces moments comme s’il était incapable de les filmer, de les montrer. Ainsi, puisque le cinéaste ne parvient pas à filmer ces moments intimes entre un père et son enfant, il fait dire à l’un des personnages du film, que ces rapports ont bel et bien existé dans un ailleurs et un temps inconnus (du spectateur et non des personnages semble-t-il).

L’échec de la transmission paternelle existe aussi avec son fils, à qui il n’aura pas su enseigner les valeurs essentielles d’une fidélité, à respecter vis-à-vis de soi-même (il reprochera à Robert d’avoir vendu son âme d’écrivain chez un éditeur plutôt douteux).

Le passage à la parole semble donc être le salut des personnages ’pialatiens’. Le stade oral est une épreuve que le corps doit assumer pour que le personnage assume à son tour, sa propre existence.

La parole tant recherchée est finalement celle qui devra être destinée au père, unique et douloureuse fracture lointaine, qui vient créer un manque relationnel important dans le parcours des personnages concernés par cette quête intime, secrète et quelquefois vaine pour certains d’entre eux.

Pour ceux dont le père n’est plus ou n’a jamais été, leur quête sera celle de l’imagination, de la création, celle d’une prise de parole tournée vers une renaissance qui permettra alors l’accès à un nouveau statut, à une nouvelle identité, à une nouvelle chair...« devenir autre », « devenir soi »...c’est, selon Denis Vasse, la parole qui divise, constitue, construit...« parler », c’est se construire et se séparer de sa mère.

Pour les personnages de Pialat, parler et non plus seulement « être physiquement » c’est aussi et surtout, se séparer de leur père, de son ombre, de son image, de sa trace et de son poids silencieux ; c’est parvenir à s’écouter eux-mêmes et à oublier cette voix sourde qui raisonne en eux depuis toujours et qui conditionne chacun de leurs déplacements.

Si pour le psychanalyste Denis Vasse, la parole est une naissance, pour les personnages de Pialat, elle est une re-naissance dans un monde où ils devront trouver une autre place, hors du père, hors de la Loi, hors de ce fardeau si lourd à porter.

« Naître, pour le sujet, c’est en même temps être pris aux mots et en être dépris ou s’en laisser dépendre, être conçu dans la matrice des signifiants et, en même temps, en être exclu, barré ; être compté parmi les autres dans une référence à l’Autre incomptable. La naissance est ici plus qu’une métaphore opératoire : elle dit quelque chose du statut du sujet dans le jeu d’une structure vivante.
Naître consiste à être séparé - ou à se séparer - de cela même qui nous conçoit dans l’ordre de la chair comme dans celui de la pensée. Sans cette séparation de la vie dans la Vie, cela même qui nous conçoit nous fige, nous fixe ou nous tue. Le ventre de la mère pris en relais par ses yeux devient tombeau, son langage devient prison. Sans la parole qui nomme et qui sépare de l’autre, le fait même que nous naissons nous fait irrémédiablement courir le risque d’être avortés : c’est-à-dire de ne pas en sortir vivants.
L’identité de l’homme implique séparation et perte. Il est clair, alors que naître, c’est mourir à ce qui nous conçoit - ce qui implique que ce qui nous conçoit nous donne à nous-mêmes -. (...)
Naître, mourir à ce qui nous conçoit, revient à mourir à notre propre image pour être confiés à la parole qui nous nomme d’un nom propre dans un corps. »
397

Pour les personnages de Pialat, la cause de tous leurs déplacements serait donc la quête du père mais surtout, leur séparation, leur prise d’autonomie dans cette perte.

Comme l’a écrit Denis Vasse, l’identité de l’homme s’acquiert dans la séparation.

Pour les personnages de Pialat, il s’agit donc de quitter, de tuer (dans ou par le langage) le père ; il s’agit de s’en séparer, d’éliminer par la parole la figure paternelle mal assumée. La parole divise, détache, sépare, creuse le fossé avec le père mais construit en même temps le sujet qui connaît cette déprise. Renaître passe donc par cette séparation, cette dissociation symboliques, ce démembrement, pour une reconstruction dans un ailleurs et un temps qui n’appartiennent qu’au sujet concerné.

« La parole divise l’homme : elle règne sur lui. Le sujet naît de la déprise de l’instance imaginaire, le moi, d’avec l’instance symbolique, celle de la rencontre dans la parole.
Cette déprise est mise à l’épreuve qui répercute la question de l’origine partout où, dans les ruptures ou dans les unions, la parole entre dans le jeu de sa naissance. Sans cette répercussion de la division jusque dans l’inconscient où « moi » et « sujet » interfèrent depuis l’origine, il n’y a rien que chaos où Réel et Imaginaire se confondent. Sans Autre. Et partant, sans promesse de sujet. »

« Ecouter son corps », « écouter sa chair », c’est ainsi, écouter la voix du père et c’est répondre à la question que soulèvent nos rêves quand il s’agit d’identifier l’auteur de notre histoire, cette histoire qu’il est important de connaître, de traduire, d’imaginer, de décoder et de verbaliser pour se constituer en tant qu’être humain.

Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, c’est le père qui offre la bague à Jean et qui provoquera du coup et involontairement la rupture définitive entre son fils et sa fiancée (ce cadeau ne passera pas aux yeux de Catherine). Dans Passe ton bac d’abord, le père est la cause du départ des jeunes pour Paris. Dans Sous le soleil de Satan, le Saint-Père est lui-même responsable de la rencontre satanique que vivra Donissan.

Dans L’Enfance nue, il est l’objet même d’une quête qui n’aura aucune finalité et ce, durant toute la vie de François.

Dans A nos amours, le départ du père est (indirectement) à l’origine de la destinée de Suzanne, qui préfèrera partir loin de chez elle, pour fuir le désordre familial qui s’est installé depuis que chef de famille a déposé les armes.

« A la suite de Freud et de Lacan, l’ouverture de cette question se localise dans la métaphore paternelle. Sans ce qui, dans le langage, renvoie métaphoriquement au porteur d’une loi qui témoigne d’une parole de vie donnée à chaque membre d’une génération comme dans la succession des générations, le petit d’homme ne saura jamais que parler veut dire recevoir et / ou donner la vie. (...)
Si personne n’est le témoin charnel de cette métaphore paternelle, il manque une médiation pour que le discours de nos rêves reste ouvert sur la vérité qui fonde le sujet. Vérité qui ne se prouve pas dans l’ordre du savoir mais dans l’acte de ce qui lui échappe et qui fonde justement hors du sujet ce savoir. (...)
Lorsque la métaphore paternelle ne joue plus, dit la théorie, le manque – celui des espaces entre nos mots, entre nos images, entre nos corps – ne réfère plus le sujet à ce qui le fonde dans la parole. L’homme est alors livré, non sans éprouver la puissance d’un orgueil fou, à ses seuls fantasmes. Et le paradoxe est bien là : quand se réalise, dans sa tête, le fantasme de sa toute-puisssance, il éprouve la morsure du doute le plus horrible et il bascule dans la violence du passage à l’acte ou de la rêverie sadique. Son corps est vide et vain, et il ne sait qu’une seule chose : qu’il ne veut rien savoir de la rencontre qui le rendrait au désir qui le fait vivre. »
398

On comprend dès lors que les personnages de Pialat sont à la recherche d’une voix, celle de leur père absent, inconnu, imaginé ou fantasmé ; mais on comprend surtout, au final, que c’est le cinéma de Pialat tout entier, qui est également à cette recherche et qu’au bout du compte, c’est l’auteur lui-même qui crée son art sur les bases de cette quête profonde et inavouée...à savoir que chacun de ses films s’inscrit dans une oeuvre homogène qui donne un son unique au spectateur, qui lui dit doucement ou inconsciemment dans le creux de son oreille, que chaque récit est fondé sur ce qui ne peut être dit ou écouté, que chaque récit, finalement, se construit sur de l’inter-dit...

Notes
392.

Pascal Bonitzer, Le Regard et la voix, Editions Union Générale d’Editions, Collection 10/18, Paris, 1976,

p. 95.

393.

En ce qui concerne Sous le soleil de Satan, la recherche du père est plus compliquée qu’on ne le croit, puisqu’au final, Donissan trouvera Satan sur son chemin et non la voix de Dieu comme le lui suggérait

Menou-Segrais au départ. Cela dit, cette rencontre insolite sera pour Menou-Segrais un geste de Dieu qui aura mis le jeune prêtre sur cette voie imprévue. Selon le vieil homme, le Saint-Père (Dieu lui-même) aurait donc agi et mis à l’épreuve le jeune prêtre qui n’aura pas résisté à la tentation.

La rencontre de Donissan avec le malin ne sera jamais réellement verbalisée entre les deux hommes qui se comprendront à demi-mots.

« Gardez-vous d’insister, fit-il. Taisez-vous. Il ne s’agit plus que d’oublier. Je sais tout. L’entreprise a été irréprochablement conçue et réalisée de point en point. Le démon ne trompe pas autrement ceux qui vous ressemblent. S’il ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus qu’un cri de haine dans l’abîme, auquel aucun écho ne répondrait... » dit Menou-Segrais à Donissan.

Cet entretien entre Donissan et Menou-Segrais, qui comprend la nature de la rencontre diabolique dont a été victime son jeune protégé, se retrouve, pp. 196-200 du livre de Georges Bernanos.

394.

Joël Magny, « Pialat et le mal » in Maurice Pialat, L’enfant sauvage, op. cit., p. 89.

395.

Laurence Giavarini, « L’Enfance nue » in Leur premier film - d’Orson Welles à Zhang Yi Mou -, op. cit.,

p. 116.

396.

Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Editions du Seuil, Collection « Points Essais », Saint-Amand, 1973.

397.

Denis Vasse, La Chair envisagée, op. cit., pp. 30-31.

398.

Ibid., pp. 37-38.