c). Créer avec l’inter-dit...

Nous écrivions au tout début de notre travail que le spectateur était (au cinéma) à la recherche d’une voix, qui lui permet de se diriger dans les méandres de la fiction cinématographique. André Gardies nous guidait dans cette analyse qui consistait à envisager la voix de l’énonciation comme la quête du spectateur confronté à la fiction.

Cette écoute ou plutôt la recherche de cette voix alliée, nous ramène inévitablement à la question de l’identification spectatorielle et plus loin encore à la manière dont le spectateur parvient à s’immerger dans la fiction qui va l’imprégner d’une histoire et qui sera elle-même également imprégnée du vécu spectatoriel. La question de la distanciation (ré)-apparaît ici ; entre « distance » et « proximité », tout est affaire d’échange et de communion entre le film et le spectateur. L’échange est donc complet et installe une communion qui enrichit les fondements de la fiction.

Mais si Jean-Louis Schefer (in L’Homme ordinaire du cinéma qui fut un ouvrage clé pour notre réflexion) développe la question de l’identification aux corps visibles sur l’écran, nous ajouterons pour notre part que ces corps sont, chez Pialat, reliés, rattachés à une voix qui les soulève, les transporte, les déplace comme elle soulèvera, déplacera, le spectateur lui-même, à la recherche de cette voix mystérieuse. La voix est une quête qui appartient non seulement au cinéaste et aux personnages mais également au spectateur qui devra la trouver ou comprendre qu’il est justement tabou ou difficile de le faire.

L’immersion au sein de la fiction, passe, chez Pialat, par une reconnaissance ou par l’évitement d’une voix que l’on accepte ou que l’on rejette.

En tout état de cause, cette voix structure quoi qu’on y fasse le récit, la narration, l’évolution du film et l’oeuvre cinématographique toute entière. La voix du père est, comme nous allons le voir à présent, un élément important dans la création d’une oeuvre, dont les récits filmiques, n’auront de cesse de l’étouffer, de l’éviter, de l’accepter sans jamais vraiment l’écouter...refuser d’écouter cette voix, c’est donc le moyen pour Pialat de filmer, de créer ; c’est dans cet interdit (inter-dit) que la création peut se faire...si la voix venait à être écoutée, il n’est pas sûr que le film ou l’oeuvre pourraient vivre. Rejeter cette voix, c’est aussi et surtout accéder à la création.

La matière principale, autrement dit la sève même de la narration et plus encore du cinéma de Pialat tout entier, tournent autour de la voix, de cette voix paternelle si difficile pour l’auteur à faire vivre dans ses fictions.

Selon Michel Chion, cette voix fondatrice de la narration filmique appelle un concept précis : le « vococentrisme ». Pour lui, le « vococentrisme » est la mise en scène ou la création d’un univers, d’un espace qui sont structurés par la voix humaine.399

Le cinéma de Pialat trouve ses marques, ses repères, ses formes et son identité dans la localisation et la délocalisation de la voix paternelle.

Chaque récit se fonde sur cette quête vocale et par conséquent, la narration se fonde sur cette écoute et cette perception mystérieuse et unique. Le vococentrisme chez Pialat existe de par la voix d’un père qui ne se fait pas toujours entendre mais qui pourtant est là, présente en sourdine et prête à jaillir.

Aussi, si Michel Chion insiste sur le fait que la voix humaine qui hiérarchise le récit ou le film, est un son (une bande-son) clairement défini, nous ajouterons pour notre part que, chez Pialat, ce son est parfois voire toujours, indéfini, imperceptible ou

non-déclaré. Le père ne parle pas ou très peu chez Pialat. Il apparaît et disparaît, part et revient sans cesse sans forcément se manifester de manière orale.

La voix que nous entendons, celle du père que les personnages de Pialat doivent trouver, n’est pas une voix forcément perceptible, écrite, filmée, mise en scène par le cinéaste. Au contraire (et c’est bien là que se situe le paradoxe), la voix qui structure l’oeuvre de Pialat n’existe pas en tant que telle. Elle est le plus souvent indéterminée, voire même inexistante. Elle est souvent impossible à écouter comme si elle faisait partie d’un interdit que se serait imposé l’auteur lui-même...en tant qu’artiste.

S’agissant de cette voix, tout est toujours déplacé chez Pialat.

Les non-dits nous obligent à saisir les subtilités d’un récit qui puise ses racines dans ce qui est déclaré entre les lignes, entre les plans, entre les mots et les images.

L’« inter-dit » signifie bien qu’au-delà de ce qui ne peut être dit, se cachent des choses (des événements, des actes, des paroles, des causes et des origines) à lire ou à écouter entre ce qui est dit explicitement et/ou filmé.

« Inter » signifie bien « entre » ; « interdit » signifie alors que des éléments existent entre « ce qui est dit ». Le non-dit est à lire dans les déplacements symboliques qui évitent sans cesse la place et le rôle d’un père présent par son absence (L’Enfance nue, Loulou, Police, etc.) et absent même dans sa présence (Le Garçu, Passe ton bac d’abord, etc.). Aux ellipses temporelles et événementielles, s’ajoute forcément l’ellipse verbale, celle qui creuse le récit, l’histoire intime des personnages qui chercheront toujours et inconsciemment, tout comme le spectateur d’ailleurs, à colmater ces absences, ces manques, ces trous béants d’un passé qui leur appartient de reconstituer.

Plus clairement, quelle est la place véritable du père dans les récits filmiques de Pialat ?

Le Garçu est-il un film sur le grand-père mourant que l’on voit deux minutes ou sur Antoine et son père ? Le titre est une marque, un indice déplacés pour le spectateur qui croit voir un film sur cet homme et qui, finalement, verra une histoire sur sa descendance. Pourquoi cette déviance ? Pourquoi refuser de créer sur ce qui devient, au fil du temps, le fil conducteur d’une oeuvre déroutante et déroutée ?

Ainsi, Le Garçu est un exemple de ce que nous avancions auparavant sur la notion d’interdit. C’est un film qui trouve les fondements de sa création narrative sur son refus de parler du père. L’interdit est donc ici fructueux car il permet de créer ; il le sera également dans La Gueule ouverte où l’on sent, à chaque scène impliquant le garçu, que le récit tend à montrer la vie du père et non plus la mort de la mère, comme le titre semblait vouloir l’indiquer au préalable. La Gueule ouverte est-il un film assumé sur Monique ou un film non-assumé sur le père ? Le titre nous indique qu’il se veut être un film sur la mère mourante même si finalement, le récit déviera vite vers une histoire dont le garçu sera le personnage principal.

Dans Le Garçu, dernier film de l’auteur (faut-il le rappeler), la voix du père n’est pas audible ; Pialat s’interdit cette voix, cette sonorité. Ses sujets, ses personnages en manque de voix, de Loi, de re-pères, ne parviennent donc pas à structurer leur vie et à trouver leur voie, leur place dans le monde dans lequel ils vivent. Gérard ne peut se positionner sans cette voix et il n’est pas difficile d’imaginer que ce sera la même chose pour son fils Antoine...du moins c’est ce que pense Sophie, qui, comme toutes les femmes chez Pialat, comprend très vite la similarité familiale entre le père et son fils.

Refuser de raconter l’histoire du garçu et sa rencontre avec son fils, c’est construire un récit qui trouve sa force dans cet échec, dans ce rejet, dans cette censure vocale ; récit qui aura forcément des répercussions dans une deuxième histoire : celle de Gérard (père à son tour) et de son fils (Antoine). Le récit se construit donc sur la vie de Gérard sans son père mais aussi sur la vie Antoine sans le sien. Le déplacement a lieu dans ce refus constant d’aborder les rapports au père ; il a lieu dans la reproduction, la répercussion, quasi naturelles d’un vécu mal digéré au présent. L’Enfance nue et A nos amours racontent des histoires qui peuvent se développer car le père est absent.

Le récit d’A nos amours ne démarre t-il pas réellement lorsque Roger décide de s’en aller ? Le récit trouve donc ses marques dans ce qui n’est pas ou n’est plus ; il évolue sur l’« inter-dit », c’est-à-dire sur ce qui n’est pas dit ou sur ce qui existe entre ce qui l’est. Il existe sur un manque non verbalisé, sur une absence fructueuse, sur un imaginaire constructif...pour le cinéaste, les personnages et le spectateur.

Gérard (Le Garçu) est définitivement dépendant du silence de son père qu’il n’aura pu entendre. Il ne sera jamais un être libre, détaché de cette voix qu’il n’aura finalement pu entendre une dernière fois. La quête de la voix, qui se veut être également et par définition, la quête de la Loi, se soldera par un échec : celui dicté par le silence du père mais le sien aussi.

« Ainsi, en parlant, le sujet promulgue la loi qui sépare les uns des autres, les éléments et les êtres, le monde et lui, mais ce faisant, il avoue que lui-même est sujet de la loi, soumis à la parole. Sujet de la loi, il l’est au double sens de cette expression. Constitué par la parole, le sujet est soumis à la loi, même lorsqu’il n’est plus à portée de voix, lorsque, hors de la présence qui commande, il se parle dans le silence. La Loi, organisatrice du sujet et du monde, est le support de la présence de l’autre dans son absence et dans sa disparition même.
La loi rend autonome l’individu comme sujet du langage. Le langage constitué par le corps des représentations est la source et l’effet du rapport du sujet au monde.
En ce sens, il est la loi qui demeure lorsque la voix se tait. Le lieu d’enregistrement de la loi est le corps, et sa permanence au-delà de sa promulgation s’inscrit dans l’écriture, sur la page ou la pierre, dans les mouvements du corps, dans les « lignes de la main ». Dans le silence de son corps, le sujet déchiffre la loi de son destin, loi qu’en déchiffrant il promulgue à nouveau. »
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Chez Pialat, le père disparaît souvent pour réapparaître de temps à autre.

Pire encore, quand il est présent, il est incapable de parler ; les mots qui pourraient orienter, diriger, accompagner, n’aboutissent jamais. L’une des seules discussions, que Roger (A nos amours) aura avec sa fille, se terminera pas une gifle. Dans La Gueule ouverte, le père à table, beugle et ronchonne sans émettre un quelconque mot clair à son fils qui le questionne. Que dit-il ? Rien de réellement audible, de clairement précis et de bien structuré. Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, le fils restera silencieux car les mots de son père seront quelconques, inintéressants. Dans Le Garçu, le père ne trouvera pas la force de parler à son fils venu le voir.

La cause des déplacements des personnages, le sens de leur parcours et l’origine de leur souffrance intérieure, se situeraient ainsi dans cette quête inconsciente, qui consiste à parler avec le père et à parler du père. La cause originelle du cinéma de Pialat se cacherait donc dans cet interdit, dans cet épisode secret et intime où la parole et la présence du père n’auront su structurer les personnages 

Le secret de l’oeuvre cinématographique de Pialat serait donc fondé sur cet ambivalence et cette contradiction ; à savoir que chaque récit se construit sur ce manque, sur cette fracture, sur cette cicatrice qui pourtant déconstruisent les personnages. Chaque histoire se fonde, se structure sur cette recherche du père qui, d’un autre côté, déstructure, affaiblit le personnage.

L’impossibilité de parler du père et de le rencontrer ou de l’entendre, est le lien fondateur, constitutif de tout un récit, de tout un cinéma qui naît de cet « inter-dit ».

« S’il est vrai qu’elle est ce qui articule, la loi est la parole qui s’inter-dit, ce qui se dit entre : entre les mots, dans la césure des lettres et l’espacement des mots ; entre les mots et les choses, en cette articulation originaire de l’imaginaire et du réel ; entre les sujets, en la différence qui les fonde en leur identité. « Dite-entre », elle « interdit » au sujet de se reconnaître - lui qui parle - ailleurs que dans le silence articulatoire qui lie, entre eux, les choses, les mots et les êtres. La loi est la parole inter-dite, nécessairement référée à un troisième terme qui s’inter-pose et qui est le lieu de la métaphore paternelle, ou, si l’on veut, du Père symbolique auquel le nom renvoie. (...) Et, de fait, la loi ne peut signifier le désir, dans le domaine des choses, que par le moyen de l’interdit. L’interdit de la chose est l’obstacle majeur à la pétrification du sujet, à sa chosification. Le commandement négatif « ne touche pas ça » fait d’une chose un objet pour l’autre et un objet pas pour moi. L’interdit porté sur une chose fait de toutes les autres choses des objets-pour-moi, référés à cet objet-pas-pour-moi dans la représentation duquel s’inscrit la dimension de l’Autre et de son désir. L’interdit indique, dans le monde des objets, la référence constitutive (pour le sujet) au désir de l’Autre. » 401

Ne pas pouvoir parler du père, ne pas pouvoir le montrer ni le faire parler, relèvent donc d’un tabou, qui est constitutif d’un désir de faire du cinéma et de raconter des histoires. Ne pas pouvoir parler du père, c’est quelque part parvenir à créer, c’est favoriser la narration filmique, c’est nourrir son âme d’un sentiment unique qui donne à la vie et à sa représentation filmique, l’impression que rien n’est figé et que tout est toujours en déplacement...en direction du père, tant recherché, tant convoité, tant rejeté.

Pour Pialat, nul doute que parler du père (consciemment et volontairement, ou plutôt directement et non plus de manière déplacée ou détournée), ce serait mettre un terme à sa carrière de cinéaste...ce serait enfin entendre cette voix qui est la cause et l’origine de tout un cinéma...ce serait finalement parvenir à s’écouter et à briser du même coup, cette incapacité à verbaliser un manque, qui lui aura permis jusqu’à présent de raconter des histoires inventées pour le cinéma et rien que pour le cinéma.

Notes
399.

Considérer « le vococentrisme » comme axe ou pôle directionnels d’une écoute spectatorielle et d’une quête intime pour le personnage, c’est aussi et surtout considérer la voix comme un pivot narratif au sein de la fiction...selon Michel Chion, « Le vococentrisme » in La Voix au cinéma, Editions de l’Etoile/Cahiers du cinéma, Collection Essais, Paris, 1993, pp. 18-20.

400.

Denis Vasse, L’Ombilic et la voix - Deux enfants en analyse -, Editions du Seuil, Collection Le champ freudien, Paris, 1974, p. 115.

401.

Ibid., pp. 122-123.