Conclusion

A partir d’une étude variée sur les déplacements du sens et des personnages au coeur de la scène filmique, nous aurons tenté de mettre à jour la spécificité d’un cinéma qui trouve sa source, son identité et sa singularité dans la façon unique de provoquer, de stimuler, de déplacer la narration en des points que le cinéaste, ne semble lui-même pouvoir imaginer ni par conséquent pouvoir contrôler.

Du déplacement symbolique et discursif au déplacement créatif - qui met en relief, une certaine liberté d’action, qui aura soulevé l’idée d’une esthétique ballottée entre une écriture dite « fictionnelle » et un regard dit « documentaire » -, les films de Pialat ont tous, cette morphologie et cette force, de donner toute confiance aux corps des personnages, dont la liberté est non seulement préservée mais également favorisée dans la réalisation même de la scène filmique.

Ainsi, il nous est apparu très tôt l’idée d’une construction filmique par le corps. Il fut très tôt question de considérer le corps comme l’un des moyens de structurer à la fois la narration, mais également le parcours spectatoriel, dont l’étude réalisée en fin de première partie, aura permis de déceler la complexité d’une coopération entre l’oeuvre et celui qui la reçoit et la décode.

Le corps du personnage est l’élément (l’objet) filmique qui dirige et donne du sens au déplacement du spectateur (à sa lecture, à son interprétation et à son identification).

Le corps est également la « figure » et la « forme », qui apportent à la narration, non seulement une architecture, mais aussi un fondement physique, une puissance charnelle et La « force plastique » (comme le note Nicole Brenez) de l’oeuvre.

Le corps est enfin, par là-même, le lien, l’ossature, la colonne vertébrale d’une narration sans cesse malmenée parce que toujours éprouvée.

Pour toutes ces raisons, le personnage ’pialatien’, porteur des fibres narratives du film, n’est pas seulement une simple figure ou une forme visuelle plastique ’primaire’, dont le statut et la fonction n’auraient d’existence et de sens, qu’à travers ses déplacements physiques, visibles à l’écran.

L’expression du corps n’est donc pas réduite à sa plus simple et plus futile fonctionnalité présentielle...

Le personnage, est bien plus que cela, bien plus qu’une nature animée aux mouvements décadents, déstabilisants, débordants.

Il est à la fois le réservoir mais également le miroir d’une psychologie, d’une histoire, d’une intimité, dans lesquelles il est possible d’entrevoir et de supposer les causes d’une souffrance propre à chacun des personnages engagés dans la fiction. Son corps transmet plus qu’une image, qu’une silhouette arpentant les plans, les scènes, le film.

Ses déplacements ont des activités cachées, des fonctions secrètes, qui donnent aux figures humaines (détachées de toute pensée sur leur propre vision du monde) toute leur identité et leur présence symboliques au sein de l’oeuvre.

Ainsi, arriver à la conclusion que le corps est un élément fondateur de la narration, c’est avant tout avoir pu déterminer la part créatrice des personnages et c’est surtout avoir pu envisager une dimension physique incontrôlable et incontrôlée, dont la force et l’existence, n’auront cessé de faire souffrir, de faire grandir et de nourrir - progressivement -, une narration perpétuellement mise à l’épreuve ; mise à l’épreuve de ces corps, de leurs manifestations, de leur expressivité imprévisible, de leurs déplacements irréguliers, de leurs actions et réactions hasardeuses.

La première partie de notre travail nous aura donc permis de comprendre quels enjeux s’établissent entre la narration et la perception que le spectateur en a, lorsqu’il est confronté aux multiples déplacements physiques des personnages du film.

Déplacements physiques au coeur d’un discours dévié, déplacé, condensé : le spectateur navigue au sein d’une narrativité constamment déroutée où les causes et les origines des actes des personnages, sont éliminées, tout comme les dialogues ou autres indices purement filmiques, dont les absences récurrentes creusent à chaque fois (au sein de chaque séquence) un peu plus ces films, qui participent pourtant - chacun de leur côté et plus globalement -, à la construction d’une oeuvre cinématographique homogène.

Seul, le corps du personnage peut être le guide, la trace à suivre, dans les méandres d’une fiction qui semble se construire en même temps qu’elle est réceptionnée.

En ce sens, le film est une « oeuvre ouverte » et se bâtit au fur et à mesure qu’il est lu, décodé et interprété par le spectateur.

Ainsi, en mettant en avant la construction fragmentée de cette narration, qui, à travers un montage souvent chaotique, refuse toute nécessité événementielle, s’appuyant sur une logique causale des situations relatées, nous avons pu comprendre comment le personnage parvient toutefois à se positionner au sein d’une action souvent en crise.

Depuis Rossellini et la naissance du cinéma moderne, le personnage et son corps peuvent exister et donner vie à une histoire, sans forcément être les agents d’actions qui, elles non plus, n’ont pas forcément de statut fonctionnel au sein de la narration filmique ; non pas que le personnage devienne un objet du décor sans pouvoir narratif ni détermination créatrice...au contraire, ce n’est plus à travers l’action, mais bien à travers les élans figuratifs de son corps, que son rôle fonctionnel se révèle à la fiction et au spectateur.

En ce sens, - et c’est bien toute la thèse de notre travail -, chez Pialat, le corps du personnage est bien « objet » et « moyen » du récit.402

« (...) tous les personnages qui apparaissent dans un récit ne sont pas des agents, et toutes les actions ne sont pas des fonctions. A partir des oeuvres réalisées au cours des années cinquante, le cinéma de Rossellini dynamite la logique de l’action et de la causalité du récit traditionnel, et la remplace par la logique de l’attente et de la révélation. La structuration narrative rompt avec les liens de la causalité et avec le rapport actant/fonction. » 403

Maurice Pialat, veut privilégier le régime de transparence, celui des moyens et du dispositif filmiques, nécessaires à la représentation. Ses personnages se veulent donc être les témoins d’une vérité que leur corps viendra révéler à l’écran, aux yeux du spectateur.

Ainsi, si le corps est la matière représentative du film, il est également le guide visuel et psychique du spectateur. Le parcours imaginaire de ce dernier existe sur le travail inconscient d’une identification physique vis-à-vis du personnage visible à l’image. Et pour que cette identification et cette révélation puissent avoir lieu, il faut que les conditions de tournage permettent cette liberté créatrice.

Aussi, la seconde partie de notre travail, aura justement permis d’étudier ce dispositif filmique singulier, qui permet la révélation et l’épanouissement total de ces corps, créateurs de la scène filmique.

L’action ou l’événement sont certes en crise chez Pialat, mais s’ils le sont, c’est seulement dans l’orientation et l’organisation d’une écriture dite « classique », où chaque enchaînement participerait alors à l’édification d’un récit linéaire.

La narration est, en ce sens et chez Pialat, sans cesse déplacée, désorientée, laissée sous la responsabilité des déplacements physiques des personnages, au sein du plan, des séquences...au sein des plans-séquences.

Ce que Pialat (nous) dévoile, c’est autant le dispositif qui met à jour le « représenté » que le « représenté » lui-même.

Ainsi, lorsque l’on parle de traces documentaires dans les films de l’auteur, il s’agit davantage de mettre à jour les techniques et les méthodes utilisées pour capter le réel que le réel lui-même ; techniques et méthodes qui ont assurément des similitudes avec celles rencontrées lors de tournages documentaires. Ainsi, nous pouvons affirmer que ce dispositif et ce regard propres à Pialat (et au cinéma moderne ?), ne génèrent pas forcément une construction narrative et esthétique propres à la création documentaire. C’est plutôt dans l’avènement du réel que s’identifie la part documentaire des films de l’auteur.

Aussi, si contamination et déplacement vers le réel il y a chez Pialat, nous ne pouvons reconnaître ce cinéma comme un art totalement documentarisé ; rien n’est figé, tout est « effervescence » et « bouleversement » dans ce type de cinéma qui veut faire confiance au réel ; et c’est, à n’en pas douter, l’incroyable vérité d’un réalisme fictionnel qui donne souvent et (trop) rapidement l’impression, que la part documentaire du film, a pris le pas sur l’ensemble de la création artistique.

Comme le soulève avec force Patrice Pavis404, si le personnage au cinéma, se vide de sa psychologie et si sa corporalité déborde sur sa raison et ses actions (il n’est plus actant, mais n’est pas pour autant passif au sein du récit), il n’en est pas moins vrai que chaque personnage dégage une présence, une vivacité et une violence physiques qui en disent souvent plus sur lui que toute parole confuse et avortée, par les conflits que le corps décide, à un moment donné, de prendre en charge.

Ainsi, la dernière partie de notre travail aura proposé l’étude des rapports qui s’établissent entre le monde et les personnages.

D’un premier diagnostic fondé sur les repérages de situations humaines souvent très intenses, nous aurons dévoilé la difficulté (inhérente à chacun des individus), à s’intégrer au sein d’espaces sociaux (famille, clan, groupe d’amis, etc.), sans cesse rejetés mais constamment recherchés. Les écarts effectués vis-à-vis du monde social, sont toujours les indicateurs d’un refus ou d’une impossibilité à construire un avenir, voué à l’échec dès lors que le personnage refuse d’écouter son corps, au plus profond d’une intimité difficile de mettre à jour (pour lui et pour nous également).

Cette quête intérieure (inachevée pour la plupart d’entre eux - car inachevable dans l’univers « Pialat » -) se trouve être celle de toute une oeuvre, que le cinéaste aura échafaudée au fil des années.

Le père est l’objet de cette quête intime et commune à tous ces personnages en souffrance chez l’auteur ; le père est cette figure récurrente, présente par son absence, défaillante et dynamique de récits, qui se fondent, en sous terrain, sur la recherche silencieuse d’une voix perdue ou inaccessible, pour les autres personnages du film.

Ainsi, chaque personnage doit son errance et ses déplacements physiques à cette quête inconsciente, mal assumée et torturée. Chaque corps est le révélateur d’une cause, d’une origine humaine, d’une histoire, qui n’apparaissent pas vraiment directement et pleinement à l’écran, mais qui se dévoilent à travers des témoignages physiques noyés dans un monde incarné à fleur de peau.

C’est bien entre les images, entre les personnages et la nature des leurs relations, qu’il (nous) faut entrevoir le sens d’existences construites en pointillés sur la recherche interminable de cette figure absente.

C’est bien entre les événements vécus, qui n’ont aucun effet direct les uns sur les autres, c’est bien entre les actions souvent montées de manière abrupte et sans transition apparente, que se forment les trous béants, les plus ou moins vastes cavités, de chaque narration filmique.

C’est donc entre les situations proposées (ici alors, le mot « entre » fait surtout référence à l’idée d’une « fréquence » ou d’une « intermittence » de situations visibles dans le film), que l’imagination du spectateur se forge, avec l’aide toutefois d’indices préparatoires, de marques et de liens secrets, qui composent activement et clandestinement chaque narration filmique.

Comme écrivait Roland Barthes, ‘« l’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtements bâille ? Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il n’y a pas de « zones érogènes » (expression au reste assez casse-pieds) ; c’est l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition.’  » 405

C’est encore entre deux réactions physiques que le spectateur se doit d’être actif et se doit d’interpréter un geste ou un mouvement, qui ne seront jamais expliqués ou justifiés, ni par les autres personnages, ni par le cinéaste, soucieux de laisser sa narration faire son chemin toute seule.

C’est enfin et en conséquence, à travers les échanges humains et au fil des déplacements des personnages et de leurs évolutions, que le spectateur se doit d’envisager la quête profonde et intime de ces personnages en détresse ; c’est à travers leur corps et leur langage, qu’il se doit également d’envisager la question du père, au coeur de l’existence des êtres filmés mais aussi et surtout, au coeur d’une narration qui ne peut vivre, que sur ce manque si fructueux pour l’histoire, sa construction et son appropriation.

« Ce n’est pas là le plaisir du strip-tease corporel ou du suspense narratif. Dans l’un et l’autre cas, pas de déchirure, pas de bords : un dévoilement progressif : toute l’excitation se réfugie dans l’espoir de voir le sexe (rêve de collégien) ou de connaître la fin de l’histoire (satisfaction romanesque). Paradoxalement (puisqu’il est de consommation massive), c’est un plaisir bien plus intellectuel que l’autre : plaisir oedipéen (dénuder, savoir, connaître l’origine et la fin), s’il est vrai que tout récit (tout dévoilement de la vérité) est une mise en scène du Père (absent, caché ou hypostasié) – ce qui expliquerait la solidarité des formes narratives, des structures familiales et des interdictions de nudité, toutes rassemblées, chez nous, dans le mythe de Noé recouvert par ses fils. » 406

Chez Pialat, le récit filmique, s’échafaude sur une oscillation entre des zones narratives très secrètes et d’autres plus éclairées ou éclairantes pour le spectateur.

Ce dernier est donc appelé à reconstituer une histoire fragmentée, disloquée, qui n’offre que des bribes de vie où les personnages n’ont que leur corps pour parler et dévoiler un manque et une blessure invisibles liés à l’absence d’un père, caché, évité et muet (ou non-écouté).

Car chez Pialat, si le père existe, il est en manque de voix et en manque de corps.

Si Michel Chion407 parle volontiers de « désacousmatisation » pour évoquer la révélation d’un corps sur une voix errante, on peut ainsi noter que le père, chez le cinéaste qui nous intéresse, est un être « acousmastisé » (sans voix) et « désincarné » (sans corps, sans chair, sans présence...).

Le père existe donc à travers les autres : à travers leur voix (leurs paroles) et leur corps (leurs actes et déplacements), orientés vers la recherche intime de cet être perdu (cause originelle de toutes ces destinées filmées).

Car le père est bien à l’origine d’une souffrance mais aussi d’un avenir difficile à diriger, à maîtriser, à percevoir pour les personnages qui endossent ou tentent d’endosser à leur tour, ce rôle de père au sein de leur propre famille.

Mais la figure du père s’impose aussi et surtout grâce aux béances de la narration.

Chaque film de Pialat fait appel à l’imaginaire du spectateur, de manière à ce qu’il s’empare des images, des fragments et des blocs spatio-temporels filmiques, en les cumulant, en les raccordant, en leur donnant un sens infini et singulier que le cinéaste n’aurait pas même envisagé lors de la construction du récit proposé.

Pour le spectateur, il s’agira de mettre en ordre, d’emmagasiner, de signifier et d’enchaîner des situations et des pseudo-événements, dont les personnages sont les acteurs ou dont les acteurs sont les personnages. Il lui faudra revenir à l’origine408 des destinées des personnages filmés, pour interpréter leur devenir et pour comprendre chaque histoire racontée. Il s’agira enfin pour le spectateur de naviguer au sein d’une « forêt de symboles » et de trouver les causes cachées d’actes et de déplacements physiques significatifs, afin de restituer aux images présentes, leur sens et leurs rôles vis-à-vis d’une narration globale filmique déchirée.

Toutes ces images, hantées par des corps perturbés et activés, perturbateurs et activateurs de la narration filmique, finissent donc par révéler l’absence d’un personnage-clé au sein d’une oeuvre qui, au fil de sa construction, aura eu de plus en plus de mal à le cacher ou à l’éviter.

« Sans ordre, mais sans désordre, dans la plus parfaite harmonie, ces plans qui ne raccordent pas s’accordent pour faire du film comme la trace visible d’images mentales, mais à aucun moment leur lien ne fait sens. Ces séquences ne fabriquent ensemble ni histoire ni discours, ne créent aucune fable, ni parabole (les séquences dépassent toujours, ou déjouent, la possible fonction symbolique qu’elles pourraient tenir) : ce flot d’images enfouies en nous durant la vision du film, emmagasinées mais inutilisables comme signes, sont d’une certaine manière non recyclable en autre chose qu’elles-mêmes. Ici, hors de toute économie de montage fonctionnelle, les plans jamais ne se cumulent en vue de l’édification d’un récit, jamais ne se résolvent en signification, jamais ne s’achèvent, mais persistent et demeurent en nous, en suspens. » 409

Mais partir à la recherche des causes absentées, c’est, pour le spectateur, tenter de créer des liens entre des éléments narratifs qui ont perdu toutes leurs origines et qui sont sans cesse isolés ; en ce sens, le spectateur entretient une relation coopérative et toujours personnelle avec l’oeuvre d’art et plus particulièrement avec le film et sa narration.

N’est-ce pas dans cette vision des choses et dans cet acte coopératif et intime, que se mettent en place les enjeux de l’identification spectatorielle vis-à-vis du film ?

N’est-ce pas dans ce travail inconscient et dans cette façon d’ouvrir la narration au spectateur pour qu’il la fasse sienne, que s’installe la magie discrète de l’identification cinématographique ?

N’est-ce pas à travers les corps en perpétuels déplacements sur la grande toile cinématographique, que le spectateur parvient à s’immerger dans les méandres de la narration et à « incorporer », au plus profond de son être, l’univers filmique immensément grand ?

« Dans l’identification, le sujet, au lieu de se projeter dans le monde, absorbe le monde en lui. L’identification « incorpore l’environnement dans le soi » et l’intègre affectivement. » 410

C’est bien à ce niveau que s’opère et se fige toute l’ambiguïté fructueuse de notre réflexion ; en effet, notre pensée aura su mettre en avant les diverses représentations figurales et fonctionnelles des corps des personnages ’pialatiens’, dont les mouvements, sans cesse charcutés par le défilement fractionné des plans (fractionnement technique propre au cinéma), seront pourtant réintégrés et perçus globalement, par le spectateur, dans une unité et une globalité, qui permettront justement son identification progressive au film.

« Images du corps et corps de l’image sont porteuses de configurations corporelles spécifiques aux niveaux générique, spectaculaire, narratif ou communicationnel. Les configurations étant employées ici dans le sens du micro-récit. Elles peuvent être thématiques ou figuratives et inventoriées comme des stéréotypes représentant des structures modales canoniques (Greimas et Courtès, 1979). Certaines configurations corporelles deviennent spécifiques au cinéma lorsqu’elles s’appuient sur la face signifiante du personnage filmique caractérisé par le mouvement et la fragmentation. Dans Le Récit filmique, A. Gardies définit ainsi la face signifiante de l’acteur-personnage. « Le corps est d’abord fait d’images mouvantes [...]. Il est donc un signe plein dans le sens où sitôt qu’il apparaît, il se distingue des autres. D’autre part, cette image (ce signifiant visuel) est toujours changeante (alors que le nom propre du roman reste au contraire généralement stable) [...]. De plus, cette image est toujours fragmentaire [...]. Le comédien est sans cesse redécoupé selon l’échelle des plans. Il est ensuite fait de sons. » (Gardies, 1993 : 55). On se trouve en présence d’un être paradoxal dont l’unité se construit sur l’instabilité fondamentale de sa face signifiante. » 411

Aussi, au cinéma, si l’être filmé est « paradoxal », il l’est d’autant plus chez Pialat où le corps du personnage subit non seulement la fragmentation caractérisée par le découpage et le montage (des plans et de leurs échelles) propres au cinéma, mais aussi la fragmentation d’un récit éclaté où la déconstruction spatio-temporelle accentue encore un peu plus le morcellement d’une narration, qui ne pourra compter finalement que sur les corps filmés pour devenir homogène et cohérente aux yeux du spectateur.

Film fragmenté par l’enchaînement continu des images (24/sec) et des plans (combien ?)...récits fragmentés par l’enchaînement discontinu de blocs

spatio-temporels...destinées fragmentées par le vécu des personnages désorientés et perdus dans les récits de leur propre vie : chez Pialat, tout apparaît comme fragmenté...mais cette fragmentation qui s’opère à tous les niveaux du film, est le moyen qui permet la création d’une ouverture coopérative (interprétative) vis-à-vis de l’oeuvre d’art, dans laquelle le spectateur devra s’engouffrer pour s’approprier pleinement ces morceaux de film collés les uns aux autres sans véritables articulations profondes, appuyées et avouées.

On comprend ainsi chez Pialat, plus qu’ailleurs, que le spectateur de cinéma, tout en étant confronté au défilement morcelé mais ininterrompu des images, se doit d’intervenir au sein du film, en mettant en lumière les configurations corporelles du personnage, afin de tisser au fil de son déplacement et grâce à ces signes visuels incessants, les chemins narratifs qui lui permettront de re-construire sa propre interprétation de l’univers filmique.

Parce que les corps sont les liens créateurs d’une narration toujours mouvante et parce qu’ils déterminent les sens du récit et de sa construction, ils deviennent aussi par la force des choses et en fin de compte, la passerelle qui offrira la possibilité d’aller se fondre dans l’histoire et d’en interpréter les multiples signes isolés mais déterminés à créer de nouvelles directions narratives, à chaque fois qu’ils seront relevés et réintégrés au sein du cheminement psychique et personnel du spectateur impliqué.

En ce sens, la narration filmique chez Pialat est bien mise à l’épreuve des déplacements des corps des personnages ; ces corps qui colmatent les brèches, les béances d’une conception narrative dépouillée de toute logique et cohérence immédiates ; ces corps qui permettent au spectateur de passer d’un plan à l’autre, d’une scène à l’autre, d’un lieu et d’un moment à l’autre ; ces corps qui sont, partout et tout le temps, la seule ouverture pour que l’identification puisse exister entre l’être filmé et celui qui le regarde.

Notes
402.

Dans son analyse structurale des contes russes, Vladimir Propp a démontré que les personnages pouvaient remplir un certain nombre de fonctions identiques dans chaque conte. La plupart de ces fonctions peuvent être regroupées selon certaines sphères d’action. Claude Brémond a reformulé le schéma de Propp, en accordant plus d’importance au personnage et en considérant que le héros n’est pas un simple instrument au service de l’action, car il est également objet et moyen du récit.

Voir Vladimir Propp, Morphologie du conte, Editions du Seuil, Paris, 1965, pp. 96-101 et Claude Brémond, Logique du récit, Editions du Seuil, Paris, 1973.

403.

Angel Quitana, « Le personnage référentiel dans les films didactiques de Roberto Rossellini - Le personnage face à la crise de l’action -» in Iris n°24, automne 1997, pp. 97-98.

404.

In dernières pages de son article « Le personnage romanesque, théâtral, et filmique », op. cit..

405.

Roland Barthes, Le Plaisir du texte, op. cit., p. 19.

406.

Ibid., p.20.

407.

A entendre (à travers sa voix) et à voir (à travers son corps) l’être filmique (en l’occurrence, chez Pialat, le père) tant convoité et tant recherché « au sein » et « entre » les plans, c’est le mystère qui disparaît, laissant place au visible et au dévoilement de toute quête menée par le reste des personnages mais également par le spectateur. « Faire voir » et « faire entendre », c’est aussi briser le poids et la puissance des fardeaux et des mystères liés aux origines humaines de chaque histoire.

« Bien sûr, il suffit qu’il se montre, que la personne qui parle vienne inscrire son corps dans le cadre, dans le champ visuel, pour qu’elle perde sa puissance, son omniscience et naturellement son ubiquité. »

Michel Chion, La Voix au cinéma, op. cit., p. 38.

408.

D’après Georges Didi-Huberman, l’origine trouve un « concept critique » chez Walter Benjamin, cité volontiers, lorsque surgit l’idée d’une identification spectatorielle vis-à-vis des images cinématographiques.

Pour le philosophe Didi-Huberman, l’identification du spectateur prend place dès que ce dernier rompt la distance qui le séparait jusqu’ici de l’origine des choses et de leur création, au sein du monde filmé. Ce voyage et ce travail vers l’origine, sont la garantie, pour le spectateur, d’une ouverture mobile, énergique et rythmée vers l’oeuvre d’art.

«  (...) L’origine est un tourbillon dans le fleuve du devenir, et elle entraîne dans son rythme la matière de ce qui est en train d’apparaître. L’origine ne se donne jamais à connaître dans l’existence nue, évidente, du factuel, et sa rythmique ne peut être perçue que dans une double optique. Elle demande à être reconnue d’une part comme une restauration, une restitution, d’autre part comme quelque chose qui est par là même inachevé, toujours ouvert.

(...) Par conséquent, l’origine n’émerge pas des faits constatés, mais elle touche à leur pré- et post- histoire. »

Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Editions de minuit, Collection « critique », Paris, 1992, p.126.

409.

Safia Benhaïm, « L’image siamoise – à propos du Lit de la Vierge – » in Cinergon n°12 – L’écran intérieur / effets et souvenirs d’images –, Luc-sur-Orbieu, 2001/2002.

410.

Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire - Essai d’anthropologie -, Editions de minuit, Collection ’Arguments’, Paris, 1956, p. 92.

411.

Marie-Jo Pierron, « Images du corps et corps de l’image » in Champs visuels n°7 - Revue trimestrielle interdisciplinaire de recherches sur l’image -, Editions l’Harmattan, novembre 1997, p. 77.