A.2.1.1.2 L’étayage sur le cadre et la pensée comme cadre

Durant les temps de mise en recherche le risque préside en ce que les assises (momentanées) du clinicien soient immédiatement troquées contre les certitudes du chercheur. Il est toujours malaisé de percevoir ce qu’il en est des dépôts17 effectués par le clinicien dans sa posture professionnelle au travers des multiples dispositifs qui constituent sa pratique. La position clinicienne se définit toutefois comme une tentative de prise en compte d’une partie de cette subjectivité, faisant en sorte que cette part devienne le lieu même de la perlaboration. Il est autrement plus ardu d’entrevoir les points de certitude configurés en dépôt dans la pensée, dans certains mouvements de pensée, tels ceux qui façonnent précisément la position clinicienne. Ces aspects se configurent en certitudes idéologiques, et servent alors prioritairement aux fins identificatoires du «Je», à son assise narcissique. Selon la formulation de Joël Dor :

‘«Tout se passe (...) comme si le déploiement du savoir théorique prenait origine dans la résistance, voire se proposait de l’expliquer. Mais à rebours, cela revient aussi à reconnaître que la théorie s’efforce de s’affranchir du transfert en tentant d’en rendre compte, alors même que la source de son développement est déjà incluse dans le transfert.» (J. Dor 199418).’

Le savoir, et les pensées jouent une fonction de dépôt, de mise au silence des points énigmatiques, des parties syncrétiques (J. Bleger19). Véritable paradoxe de l’auto-représentation, ces dépôts sont d’autant plus insaisissables qu’ils sont consensuels et constitutifs de l’intersubjectivité dans laquelle se meut le sujet. - Il n’est pour s’en convaincre que de penser aux «écoles de pensée» (formelles ou informelles), et plus largement aux cultures, aveugles d’elles-mêmes, de leurs codes et de leurs organisations, soit de la manière spécifique dont elles répondent aux énigmes fondatrices de l’humain, de leur manière d’organiser le chaos primitif et de se défendre de l’archaïque. Ces configurations inter et trans-subjectives constituent des matrices de pensée, qui potentialisent pour les sujets l’accès aux positions subjectives, et leur tiennent lieu d’étayage, dans le même temps où elles construisent la «communauté de déni» (M. Fain) le «négatif» fondateur du lien (R. Kaës).

Le savoir ne peut être soustrait à l’oscillation que le «Je» lui imprime le constituant comme défense (contre le dérangement potentiel de toute rencontre) ou comme travail d’élaboration subjectivant - oscillation dans laquelle le «Je» lui-même se tient, au gré de ses mouvements entre investissements, retraits pulsionnels et travail de reprise historisante. Cette double dimension est dessinée par J. Laplanche dans les propos suivants :

‘«La Psychanalyse serait le lieu de la vérité, tandis que le savoir ne serait que la façon de se défendre de figer cette vérité. Si l’opposition n’est pas neuve (...) elle a certainement trouvé une vigueur nouvelle avec la psychanalyse et avec la démonstration précise, dans la psychanalyse, des mécanismes de défensenotion défense notion défense notion défense notion défense notion défense notion défense notion défense notion défense que permet le savoir. Il n’en reste pas moins que toute vérité peut certes, se figer en un savoir, mais il n’est pas d’émergence de la vérité sans la base de départ d’un certain savoir» (J. Laplanche 197820).’

Il n’est dès lors qu’à tolérer le paradoxe. Nul ne saurait en effet échapper aux sédimentations, ces idéologisations du savoir, tout en reconnaissant ce mouvement comme le signe même de la contingence et d’une humanité partagée.

Du côté des identifications professionnelles, nous soutenons l’idée que les professionnels maintiennent leurs identifications au travers de la jouissance procurée par la fréquentation de l’archaïque et par la sublimation , la réparation que les agirs professionnels autorisent 21 - On entrevoit en cela une première difficulté à ce que la recherche devienne productive et aboutisse. Sur ce terreau prospère en effet un fantasme qu’il y a lieu de renverser. Il s’agit de celui qui donnerait à connaître à son insu, ses points souffrants et ses enfermements, au travers de l’exposé de sa pratique, soit précisément ce que le «Je» lui-même tente de savoir et s’efforce d’ignorer. L’auteur a alors tendance à se prémunir d’une position par trop exhibitionniste consistant à donner à entendre les points souffrants qu’il joue dans sa position professionnelle - et que cette scène avait précisément pour tâche de voiler - dans une «exportation» de la problématique du sujet sur la pratique et les différentes rencontres avec les «usagers». Dans toute configuration de recherche, la question se pose alors de la place attribuée au lecteur interne. Lorsque ce lecteur est figuré sous un mode surmoïque et tyrannique, se développe alors un jeu de masquages, de faux-semblants, d’évitements ; ce qui, bien entendu inhibe la pensée, et met en panne la recherche. Ce n’est que dans la constitution d’un lecteur interne «suffisamment bienveillant», pensé comme ayant lui aussi à composer avec ces mêmes paradoxes et cette même opacité du réel, que du plaisir à penser va pouvoir être trouvé, retrouvé.

Dans cette traversée du détroit qui sépare la position de clinicien de celle de chercheur, les écueils sont constitués du risque d’une auto-centration et de la mise en place d’un jeu de masquage avec un lecteur imaginaire. Pour être en mesure de se déprendre de ces écueils narcissiques le chercheur est alors contraint à viser un niveau d’abstraction «suffisant» : les mouvements décrits permettent alors d’éclairer un ensemble de problématiques au-delà de la sienne propre. Le présupposé qui fonde la recherche en psychologie clinique prend dès lors toute sa vigueur : c’est dans sa singularité que l’humain rejoint l’universel de l’homme. Les éclairages élaborés à partir de la particularité d’une situation participent en cela d’une culture et d’une temporalité. Le chercheur se convie à occuper une position de partage de son humanité, et à confronter sa limite avec d’autres. Les lecteurs peuvent alors se transformer en lecteurs réels, capables de faire pièce aux persécuteurs internes (potentiels), et de maintenir à flot un narcissisme constamment battu en brèche.

Notes
17.

Le terme de «dépôtnotion dépôt notion dépôt notion dépôt « est entendu ici au sens que lui confère E. Jaques (1955). Cette perspective sera reprise et amplifiée par J. Bleger (1966), et bien d’autres à leur suite.

18.

Joël Dor (1994), Clinique psychanalytique - Paris, Denoël, p. 26.

19.

Nous aurons à revenir sur ces conceptions de J. Bleger, au cours du chapitre suivant.

20.

Jean Laplanche (1978) La référence à l’inconscient - in Psychanalyse à l’Université t. III, n°11, p. 384.

21.

Cette proposition sera largement dépliée dans la partie B.1.3 p.43-46.