B.1.1.2 De l’intrapsychique à l’intersubjectif : «syncrétisme» et «Sujet du groupe»

Concernant les parties du «Je» qui lui demeurent étrangères, et qui ne s’éprouvent pas selon un vécu qui leur confèrerait un statut d’intériorité, on peut rapprocher ces parties de celles que J. Bleger désigne comme «syncrétiques», et dont il postule qu’elles sont en permanence déposées dans les différents cadres et les différentes institutions dans lesquelles le «Je» prend place. On peut aussi référer ces parties du «Je» à ce que les différentes recherches sur les groupes ont mis à jour, et qui a trouvé à se formuler dans les termes de René Kaës au travers du concept de «Sujet du groupe». René Kaës (avec d’autres55) a ainsi tenté d’appréhender et de cerner ces parties non-différenciées, dont précisément la non-différentiation permet de dire que ces parties n’appartiennent pas en propre au «Je», et qu’elles ne peuvent pas être reconnues par le «Je». Les dénominations d’intersubjectivité et de transubjectivité tentent de rendre compte de ces mêmes configurations, notamment dans leurs aspects topiques56.

Ces configurations n’apparaissent précisément qu’à l’occasion des appareillages et des déliaisons, soit donc lors des mises en places et des ruptures des dispositifs groupaux et des configurations institutionnelles. La rencontre entre un sujet dans sa posture de professionnel et les différents sujets qui composent l’institution (collègues, «usagers», ...), entraînent de semblables mises à jour. Ces rencontres viennent solliciter ces aspects, du fait de la configuration institutionnelle et groupale.

Rappelons quelques formulations proposées par J. Bleger (1966, 1971) qui vont dans ce sens :

‘«Toute institution est une partie de la personnalité de l’individu ; et cela au point que l’identité est toujours entièrement, ou en partie institutionnelle au sens qu’au moins une partie de l’identité se structure par l’appartenance à un groupe, à une institution, à une idéologie, à un parti, etc. (...) les institutions fonctionnent toujours à des degrés variés comme délimitation de l’image du corps et comme le noyau de base de l’identité57.».’ ‘«Je (...) crois (les institutions) dépositaires de la partie psychotique de la personnalité, c’est-à-dire de la partie non-différenciée et non-dissoute des liens symbiotiques primitifs58«.’ ‘«J’entends par (symbiose et syncrétisme) ces strates de la personnalité qui demeurent dans un état de non-discrimination et qui existent dans toute constitution, organisation et fonctionnement de groupe59«.’ ‘«Mes propositions (...) me conduisent à considérer dans tout groupe, un type de relation qui, paradoxalement, est une non-relation c’est-à-dire une non-individuation ; (...). J’appelle ce type de relation sociabilité syncrétique 60«.’

La multiplication des formulations utilisées par Bleger, ‘l’institution (comme) une partie de la personnalité de l’individu’», «‘partie non-différenciée et non-dissoute des liens symbiotiques primitifs’», «‘strates de la personnalité qui demeurent dans un état de non-discrimination’»), témoignent de cette difficulté à penser ces aspects, et à leur octroyer un statut métapsychologique (dynamique, topique et économique). On se trouve en effet en difficulté à tenter de nommer ces zones qui échappent dès que l’on souhaite les appréhender. Ce travail qui vise à circonscrire ces configurations constitue ainsi un véritable défi épistémologique et méthodologique.

Avec ce regard sur l’inscription du «Je» dans le socius, par le biais des institutions et des groupes on est donc en présence des liaisons silencieuses, qui sont pensées par René Kaës en terme de «dépôts» et de «contenants».

‘«(Les institutions) constituent l’arrière-fond de la vie psychique dans lequel peuvent être déposées et contenues certaines des parties de la psyché qui échappent à la réalité psychique.» (R. Kaës,199761).’ ‘«La psychanalyse freudienne soutient une conception intersubjective du sujet de l’inconscient. Elle requiert l’intersubjectivité comme une condition constitutive de la vie psychique humaine. Elle la requiert de deux cotés, sans que l’on puisse décider lequel est prévalent sur l’autre. Du côté de la détermination intrapsychique, et l’on supposera que l’altérité est l’effet de la division du sujet de l’Inconscient; du côté de la précession de l’ensemble qui, dès avant la naissance à la vie psychique, l’a déjà constitué comme un Autre, objet, modèle, soutien, héritier, et le constituera - ou non - comme un sujet du groupe.» (R. Kaës 199362).’

L’ensemble de la démarche théorique de cet auteur, différencie et articule deux versants de la vie psychique, deux manières de la considérer : celle qui procède à partir du «sujet de l’inconscient», et celle qui procède à partir de ce qu’il propose d’appeler «Le sujet du groupe».

‘«Mon hypothèse de base est la suivante : dans tout lien, l’inconscient s’inscrit et se dit plusieurs fois, dans plusieurs registres et dans plusieurs langages, dans celui de chaque sujet et dans celui du lien lui-même. Le corollaire de cette hypothèse est que l’inconscient de chaque sujet porte trace, dans sa structure et dans ses contenus, de l’inconscient d’un autre, et plus précisément de plus d’un autre.» (R. Kaës 199663).’

À l’expression de René Kaës d’«arrière-fond» de la vie psychique, fait écho une formulation de René Roussillon qui utilise lui aussi cette figure du «fond». Dans les propos suivant cet auteur tente d’appréhender la même «topologie psychique», et les termes utilisés empruntent à ces deux premiers auteurs J. Bleger, et R. Kaës. R. Roussillon reprend ainsi la notion de «syncrétisme» de J. Bleger pour dégager ces parts du «Je» qui demeurent en «collage» : «(un fond) syncrétiquement condensé à l’autre, aux autres, à l’institution sociale».

‘«(L’articulation de la réalité psychique avec le socius et avec le groupe) se pose aussi64 à un niveau de liaison «primaire» non symbolique, au niveau du processus d’institutionnalisation lui-même, il s’effectue en acte (...) et dans une formation externe-interne à la psyché : quelque chose du fond irreprésenté du psychisme et clivé de l’intégration subjective primaire est lié secondairement par des formations institutionnelles externes» 65 . ’ ‘«(Le processus d’individuation) n’est pas une «donne» première ; il résulte d’un processus de dégagement progressif de soi à partir d’un fond, syncrétiquement condensé à l’autre, aux autres, à l’institution sociale, à partir d’une conquête toujours à reprendre, toujours menacée, toujours à produire.» (R. Roussillon 199966).’

R. Roussillon met ainsi l’accent sur ces mêmes formations externes-internes à la psyché de tout sujet, et sur l’incessant travail d’appropriation subjective qui en découle.

Nous allons reprendre à notre tour ces interfaces, entre le «Je» et les institutions (le socius et le groupe) où il joue son inscription sociale, via la professionnalité. Nous avons précisé les liens qui s’y actualisent, comme «internes-externes», relativement à la psyché du sujet. Ces configurations groupales inconscientes se révèlent de façon tout à fait spécifique dans les moments de liaison et de déliaison entre un «Je», un groupe et une institution. Notre travail va très largement évoquer ces nouages entre sujet, groupe et institution. C’est en ces points de passages que nous avons pu dégager les enjeux de meurtre au sein des institutions, en articulation avec une pensée sur la généalogie institutionnelle.

Notes
55.

On pense ici à l’ensemble des travaux auquel le CEFFRAP a servi de creuset : D. Anzieu, A. Missenard, A. Béjarano, ... Nous aurons à revenir sur certains de ces travaux pour en souligner et en discuter plus précisément certains concepts.

56.

Mentionnons que les appellations de «crypte» et de «fantôme» proposées par M. Abraham et M. Torok, (1987, «L’écorce et le noyau) participent de ces configurations, sans toutefois rendre compte d’une dynamique d’ensemble.

57.

José Bleger (1966), Psychanalyse du cadre171notion cadre notioncadrenotioncadre psychanalytique - in Kaës R. et alii Crise rupture et dépassement - (1979) Paris, Dunod, p. 257.

58.

José Bleger (1966) op. cit. p. 263. - Mentionnons que J. Bleger en reprenant la notion de «partie psychotique de la personnalité», se situe dans la lignée de l’école anglaise, qui à la suite de Mélanie Klein, utilise la notion de «noyau psychotique de la personnalité». Une telle représentation n’est pas partagée par d’autres théoriciens de la psychose. Ainsi Piera Aulagnier (dont nous utilisons largement la métapsychologie), s’oppose à cette notion, la considérant comme un abus de langage. Nous partageons cette opinion, et préférons reprendre les termes plus pertinents de «symbiose et de syncrétisme», qui sont simultanément proposés par J. Bleger. Ces termes désignent des configurations psychiques du lien, et en cela concernent tout sujet au-delà des potentialités inhérentes à sa structuration psychique.

«Par opposition au système Kleinnien, le concept de potentialité psychotique (Piera Aulagnier) met en relief l’aspect structural de la psychose et récuse par là même l’hypothèse d’un noyau psychotique universel chez tout nourrisson.» (Jean Claude Stoloff (1990), Entre connaissance et méconnaissance : l’interprétationnotion interprétation notion interprétation notion interprétation - in Topique n°46, Piera Aulagnier I, Paris, Dunod, p. 205).

59.

José Bleger (1971), Le groupe comme institution et le groupe dans les institutions - in Kaës R. et alii : L’institution et les institutions, 1987 Paris, Dunod, p. 47.

60.

José Bleger (1987), op. cit. p. 48.

61.

René Kaës (1997 c), L’intérêt de la psychanalyse pour traiter la réalité psychique de/dans l’institution - in Revue internationale de psychosociologie - Psychanalyse et organisation Vol.III, n°6/7 - Éditions Eska Paris, p. 86.

62.

René Kaës (1993 b), Le groupe et le sujet du groupe - Paris, Dunod, p. 283.

63.

René Kaës - Souffrance et psychopathologie des liens institués. Une introduction - in Kaës R. et alii, 1996 p 38.

64.

Dans cet article René Roussillon dessine un premier niveau d’articulation de la réalité psychique avec le socius et avec le groupe, avant que d’esquisser cet autre registre : «(...) le problème de l’articulation de la réalité psychique avec le socius et avec le groupe se pose à deux niveaux distincts : au niveau de la réalité psychique représentée et appropriée au niveau du partage symboliquenotion symbolique notion symbolique notion symbolique et fantasmatique, niveau le plus souvent abordé dans la clinique moderne des groupes».

Il se pose aussi à un niveau de liaison «primaire» non symboliquenotion symbolique notion symbolique notion symbolique, ...»

65.

R. Roussillon (1999), La capacité d’être seul en face du groupe - in Revue Française de Psychanalyse 3 Tome LXIII, Groupes, p. 786. Le passage en italique est souligné par nous.

66.

Roussillon R. (1999), op. cit., p. 788.