B.2.1.1 Laure et Adrien : contrôler l’histoire de l’autre, à défaut de sa propre histoire

Or donc, à l’initiative d’une jeune femme, un couple «en crise» demande une consultation psychologique, «à deux», et «en urgence». Peu de temps auparavant, chacun des partenaires a révélé à l’autre une liaison amoureuse dans laquelle, quasi-simultanément, chacun d’eux s’était engagé depuis plusieurs mois. Suite à ces révélations croisées, la jeune femme, Laure, mettra immédiatement fin à sa relation extraconjugale ; quant à son partenaire, Adrien, il se retrouvera littéralement écartelé entre Laure (sa compagne depuis 8 ans), et cette autre femme avec qui il vit une relation amoureuse, et avec laquelle il expérimente, selon ses dires, des éprouvés jusqu’alors inconnus.

Au niveau de la scène sociale, Laure et Adrien exercent la profession d’infirmiers en secteur psychiatrique auprès d’adolescents. Ils se sont rencontrés lors de leur formation professionnelle, et (à l’exception d’une première année d’exercice professionnel), ont oeuvré conjointement dans les mêmes lieux, auprès des mêmes groupes d’enfants, dans deux lieux de crise (successivement). Ces modalités se sont toutefois modifiées quelque 10 mois auparavant : Adrien est alors parti travailler sur l’extrahospitalier, Laure restant momentanément en structure d’accueil d’urgence. Elle avait en effet repris depuis l’année précédente des études, par le biais d’une formation universitaire et ce cursus débouchera pour elle sur un changement de position professionnelle. Elle sera recrutée comme enseignante, au terme de son parcours d’études.

Ces temps de crise conjugale, et d’écarts dans les trajectoires professionnelles des deux partenaires, se caractérisent également par une série d’évènements qui sont venus questionner au plus intime les places subjectives de chacun ; ceci, non seulement au niveau de l’engagement dans le couple, et dans les inscriptions professionnelles, mais aussi dans la place occupée dans l’histoire familiale, et très directement dans la place de chacun dans la génération (tant au niveau du lien aux ascendants et qu’aux descendants). Laure est alors âgée d’une quarantaine d’années, Adrien étant quelque peu plus jeune que sa compagne. Deux ans auparavant le couple avait décidé d’avoir un enfant ; le temps passant Adrien aura recours à des explorations biologiques qui révèleront au niveau fonctionnel une très faible potentialité de fécondation.

Le contexte qui voit l’émergence de cette crise du couple est aussi fortement marqué de morbidité : sur une période de quelques mois, les deux parents d’Adrien se trouveront, tour à tour, atteints de cancers relatifs aux appareils génitaux. En outre (quelque mois auparavant) un couple avec lequel Laure et Adrien sont amicalement très liés perdra un bébé de quelques mois. Un autre de leur ami–collègue de travail aura lui aussi à faire face à un cancer, et décidera malgré cela de donner naissance à un nouvel enfant. Adrien deviendra le parrain de cet enfant-là. À tout ceci se rajoute la maladie mentale de la mère de Laure, et l’investissement intermittent du couple auprès de cette dernière - leur présence auprès de cette mère ayant dû s’accentuer sur cette même période.

Les questions de la «génération » se posent ainsi avec insistance au travers d’un ensemble d’évènements et de situations, venant précipiter et questionner sur une période de moins d’une année : la vie, la mort, la sexualité, la folie ; soit faire surgir hors de leur habituelle mutité des interrogations fondatrices pour chacun des deux partenaires. Au vu de l’âge de Laure, la question de la maternité vient ainsi rencontrer les remaniements identificatoires dits «du milieu de la vie» (E. Jaques). Le désir d’enfant ne trouvant pas à se concrétiser, Laure sera renvoyée à des interrogations dynamiques sur ce «désir d’enfant» et aux liens avec ses propres imagos parentales.

Au niveau des entretiens thérapeutiques, cet ensemble de mises en déséquilibres, allié à l’intrication des scènes (privées et professionnelles), a entraîné des surgissements émotionnels et des représentations irrépressibles. Une violence interprétative s’est ainsi précipitée, du fait des renvois mutuels, de la mise à jour (par trop rapide) des étayages de l’un sur l’autre dans le couple, et de l’intrication avec les «objets professionnels» qu’ils avaient en partage. Dans cet état de crise chacun des conjoints, proposait ainsi des «liens» venant faire office d’interprétation de/dans l’histoire de l’autre, et venant «forcer» des articulations entre les scènes sur le plan des imagos parentales et des évènements professionnels ; ces articulations étant présentées comme explicatives de leurs relations dans le couple.

Ces effets de précipitation et de forçage de sens apparaissent comme une manière de mettre en partage un fond de violence effractive, dont on pressent qu’il avait trouvé à se localiser précédemment dans le travail réalisé dans le champ professionnel auprès des «usagers». Le lien du couple pouvait alors être fantasmé comme indemne (ou tout au moins protégé) de ce rapport de violence. Les agirs professionnels légitimés par les exigences de la profession et du lieu d’exercice permettaient aux deux partenaires de faire l’économie de la conflictualité, et de méconnaître ce que chacun continuait à jouer de violence dans le rapport du couple. Aussi, bien qu’il ne s’agisse que d’une courte série d’entretiens, le matériel qui viendra au jour et qui se mettra en partage sera considérable. Ce travail débouchera, pour chacun d’eux sur un engagement dans une thérapie individuelle en d’autres lieux, signant une tentative de reprise individuelle de sa propre histoire, en un nouveau mouvement différenciateur.

Durant le temps de ces rencontres de couple, les deux partenaires se situaient dans une pressante demande de mise en sens et de mise en mots, de l’ensemble des actes que chacun avait agi. La non-séparation entre l’espace intime et l’espace social115, et la mise en mots que la crise ordonne ont ainsi fait jaillir des pans entiers du «roman familial » de chacun des partenaires. Dès qu’un souvenir ou une représentation faisait surface dans l’histoire de l’un des protagonistes, on se retrouvait avec la mise à jour d’une scène (inconsciente) tout à fait conséquente. Le fil de cette histoire familiale était alors la plupart du temps déroulé par le partenaire, et non par celui qui était directement concerné à ce moment-là par l’évocation historique. Cet effet de dévoilements croisé laisse entrevoir les dynamiques d’emprises à l’oeuvre, pour chacun des partenaires de ce couple ; chacun contrôlant l’histoire du conjoint à défaut d’avoir prise sur la sienne propre. On va voir en effet que contrôler l’autre parental est le lot de chacun de ces deux sujets.

Notes
115.

Il est assez fréquent de trouver des configurations de couple, dans lesquelles les deux partenaires s’inscrivent dans des identifications professionnelles voisines si ce n’est semblables, sans toutefois que les espaces d’exercices soient communs, ou par trop identiques. Les professions qui s’occupent du psychisme (et parmi elles les psychologues et les psychanalystes) ne sont pas en reste par rapport à de telles configurations. (Je ne révèlerai l’activité professionnelle de mon épouse, et n’interrogerai les vôtres, qu’en présence de nos avocats et bien entendu de nos analystes respectifs!). Il est tout de même plus rare d’avoir l’opportunité d’écouter les nouages psychiques de configurations telles celles que cette crise de couple permet d’entrevoir - ces deux-là ne se sont pas quittés (travail auprès des mêmes enfants et des mêmes adolescents) pendant près de huit années.