B.3.3.4.1 L’objet sidérant

‘«Le premier organe à réagir à la laideur est l’intestin.» (Malcolm de Chazal138).’

Les rencontres particulières avec un malade (voire un groupe de malades) sont choisies par les professionnels accueillants pour confronter de facto le postulant à une configuration qui condense les questions les plus «épineuses» auxquelles le groupe se doit de faire face, et que simultanément il a réussi à «contenir», à rendre «suffisamment» silencieuses. Ce qui est visé par le groupe d’accueil, c’est que le «nouveau venu» ne soit précisément pas en mesure de regarder «l’autre scène» ; le fantasme qui sous-tend l’acte de soin et les positions jouées dans le scénario fantasmatique, en lien avec l’objet, doivent demeurer insues du sujet et opaques au groupe lui-même139. Il y a nécessité à ce que les «questions» côtoyées journellement, qui pourraient entrer en résonance avec l’organisation de la psyché (avec ses points d’incertitudes, ses lignes de fragilités, voire de fractures), ne puissent réellement se poser. Or, pour ce faire, il n’est de meilleure garantie que le précipité traumatique. La «sidération » caractérise ainsi les situations relatées par les soignants, produisant une «glaciation», une «anesthésie» des zones concernées de l’appareil à penser.

Une infirmière débutant sa pratique en hôpital général va ainsi se retrouver à faire la toilette d’une personne âgée, sans avoir connaissance, préalablement à son entrée dans la chambre du fait qu’elle est mourante. La patiente va décéder durant le soin.

Dans cette autre maternité, la première tâche pour une jeune élève sage-femme a consisté à «vider trois haricots», dans lesquels se trouvaient des foetus avortés, à différents stades de développements.

Le seul énoncé de ces scènes convoque la violence de la sidération. Elles donnent «à voir» le «blanc de la pensée», l’absentification du sujet qui peut alors constituer une ressource pour faire face à «ça». L’autre recours (ainsi que nous l’avons esquissé) réside en un précipité dans la jouissance. Les murs des salles de garde témoignent parfois de ces propos échangés entre «gens du cru», de cette autre violence de la dérision. On pourrait multiplier à souhait ces témoignages et croire qu’ils appartiennent à un temps révolu, celui où les cycles de violences se perpétuaient et dont nous autres, gens civilisés, serions depuis longtemps sortis, rompant avec cette reproduction à consonance mortifère. Or, il n’est que de solliciter différentes personnes exerçant dans le milieu du soin (et dans ces autres professions de la relation), sur leurs premiers souvenirs liés au contact avec l’hôpital (avec le social ...), pour que jaillisse une scène traumatique avec son cortège émotionnel intact. Tantôt est conservé sans un quelconque remaniement la violence de ce «choc» initial, tantôt c’est l’amnésie qui vient recouvrir ces expériences premières140.

Le groupe autorise l’accès à un «certain savoir», pour autant que ce savoir demeure chevillé à l’acte, à l’immédiateté de la rencontre sans «après coup» ni dégagement. Le fantasme doit trouver à s’actualiser sans que l’excitation ne produise un trop grand débordement, et sans que la pensée consciente ne soit pleinement de la partie. Parmi les ingrédients requis pour faire partie du groupe des professionnels, on trouve une «certaine» dose de perversion conjointe à de la réparation, de la sublimation. Il est donc nécessaire que ces deux registres de la perversion et de la réparation-sublimation soient noués et que soit barrée pour le sujet toute velléité de pensée réflexive à leur endroit. Les «expériences inaugurales» (les rencontres avec les objets sidérants lors des expériences inaugurales) sont dès lors proposées comme des mises à l’épreuve au sein desquelles va opérer ce «tricotage». Si le nouveau venu fait la preuve de sa capacité à la rencontre, il lui est alors proposé de s’identifier au groupe. Celui-ci conjoint dès lors la position sadique du persécuteur et celle du modèle de soignant suffisamment «bon soignant», de façon telle qu’il lui soit possible d’être maintenu dans la reconnaissance du «porteur de l’idéal soignant». Le postulant se doit de tendre en retour un miroir narcissique suffisamment ressemblant à ceux qui partagent cette identification.

Il revêt alors la parure du héros, s’assimile à celui qui a affronté «la chose», l’expérience emblématique, et peut se prévaloir «d’en être». Il peut ainsi se reconnaître «parmi», s’éprouver «comme» ces autres, arborer ses nouveaux attributs et jouir de leur possession (de la seringue, au stéthoscope, et autres colifichets).

La rencontre sidérante est proposée par le groupe d’accueil comme un «savoir», comme un simulacre de révélation. Il n’est de fait question que de «voir ça «. Toutefois à compter de cette expérience, le sujet partage cette méconnaissance, cette imaginaire possession d’un «en plus», supposé octroyé par l’expérience traumatique et détenu par les professionnels, via leurs fréquentations de situations «limites». Le récit d’Annie Ernaux que nous allons examiner plus loin nous permettra de préciser ce mouvement.

Notes
138.

Malcom de Chazal (1937-1947), Pensées.

139.

Cette opacité ne nous semble pas requise d’une façon aussi absolue dans les domaines du travail social, du soin psychiatrique et de l’enseignement. Les risques vitaux rencontrés dans les soins généraux façonnent ces configurations muettes, là où dans ces autres secteurs l’émergence d’une pensée peut sembler moins «risquée». Il conviendrait d’aller plus avant dans cette mise à jour pour s’apercevoir que dans ces autres domaines la «pensée» ne relève (souvent) que du semblant, et que les positions professionnelles dans leur mise en place paralysent à l’identique des pans entiers du «pensable». Le registre du préconscient y semble toutefois potentiellement plus actif.

140.

Les destins du traumatismenotion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme oscillent entre amnésie et hypermnésie (A. Houbballah [1998], Destin du traumatisme - Paris, Hachette, 281p.