B.4.1.7 Origine ou commencement ?

Les expériences qui présentent une forte potentialité de remaniement identificatoire (comme c’est le cas pour un certain nombre d’expériences de «premières fois», et pour certaines expériences de traumatisme et d’agirs transgressifs), peuvent être configurées par le «Je» et par son entourage, dans le registre du commencement ou dans celui de l’origine. La différenciation de ces deux registres, origine et commencement, est fondatrice de l’avènement du «Je», de la potentialité d’une appropriation de sa propre histoire (P. Aulagnier 1975, D. Vasse 1995). L’origine c’est précisément ce qui échappe, c’est le «hors temps», le temps d’avant que le temps ne se mette à couler pour le «Je» et de façon plus collective pour l’homme. Pour que la naissance prenne valeur de commencement, elle doit précisément faire l’objet d’un travail de différenciation d’avec l’origine du sujet qui s’incarne. L’origine réfère alors au désir de l’autre («de plus-d’un-autre172 ») comme équivalent du mouvement de la vie elle-même. Elle échappe aux deux parents dans l’investissement libidinal par chacun de l’autre et dans le partage qu’il entraîne ; sauf précisément à ce que l’un des parents ne se prenne pour l’origine, précipitant une dynamique d’emprise mortifère.

Le lieu et le temps où s’inscrivent les rencontres (les différentes créations de liens) font l’objet d’un marquage temporel. La célébration des premières fois, les anniversaires deviennent autant de ponctuations, de partage du temps. Tout lien quelque peu pérenne célèbre la date de sa fondation (les couples fêtent ainsi l’anniversaire du jour de leur rencontre, et/ou celui de leur mariage, les groupes et les institutions celui de leur fondation, ...). L’inscription du lien fait l’objet d’un marquage dans la temporalité participant à l’inscription continue de chacun des sujets dans son histoire - histoire qui n’est autre que l’histoire de leurs liens -.

‘«C’est l’effet et lui seul qui peut donner un statut causal à l’événement. Or cet effet n’est pas fixé une fois pour toutes, il est lui-même l’effet d’une rencontre et sera repris, renégocié, réinterprété par l’expérience qui suit. Ce sera au cours de ce long et difficile travail de réinterprétation des expériences vécues et des traces du passé qu’un vécu actuel a le pouvoir de remobiliser, que le Je va transformer son passé pour en faire la source et la cause de son présent.»(P. Aulagnier 1991173).’

Le «Je» est soumis à la nécessité de reprendre sans cesse les différents évènements qui lui sont advenus en vue de leur appropriation. Au fur et à mesure de l’éloignement de l’événement marquant dans le passé, et des moments de reprise, de constitution «d’après coup» (qui sont autant de célébrations de cet évènement), le «Je» peut ainsi déployer la condensation initiale et s’extraire (peu ou prou) des zones de confusion, des séductions initiales dans leurs excès ou leurs défauts.

Les anniversaires et les commémorations sont des occasions d’éroder cette charge émotionnelle qui a été activée dans certaines expériences de «premières fois». Il s’agit d’inclure progressivement l’évènement dans une chaîne signifiante. Un site est alors octroyé au commencement, qui inscrit le «Je» dans la chaîne temporelle.

‘«La tâche du Je c’est de devenir capable de penser sa propre temporalité : il lui faut pour cela penser, anticiper, investir un espace-temps futur alors même que l’expérience du vécu va assez vite lui dévoiler que ce faisant il investit non seulement un non-prévisible mais un temps qu’il pourrait ne pas avoir à vivre. En d’autres termes, il investit un «objet» et un «but» qui possèdent les propriétés dont le Je a le plus en horreur : la précarité, l’imprévisibilité, la possibilité de faire défaut.» (P. Aulagnier 1979174).’

En procédant à un retour cyclique sur ces expériences dont les temporalités présentent une densité inhabituelle, le «Je» mesure la distance qui le sépare de ce point, et se mesure à partir de ces expériences ; il s’y régénère. À l’instar des anniversaires, les retours commémoratifs réalisent des symbolisations en acte ; ils permettent ainsi une assomption symbolique de l’événement par les remises en sens et les remises en lien qu’ils potentialisent. Ils construisent une série d»après coup» et socialisent les éprouvés.

‘«J’utilise le terme de récit, en fonction de l’homologie de forme, de structure, entre cette histoire intérieure, et une élaboration romanesque. Le premier récit, premier vrai passé de l’individu est élaboré au moment de l’OEdipe. C’est-à-dire quand toutes les étapes antérieures sont ressaisies, reprises dans le cadre d’un désir dès lors constamment médiatisé et de la problématique de la castration. Tout se passant donc comme si les évènements, une fois traversés, cédaient en importance au récit intérieur qui en est fait et refait. À partir de là, et tout au long de la plus grande partie de son existence, le sujet continue d’élaborer au jour le jour son passé, c’est-à-dire le précédent de vérité pour les temps à venir. Et il le fait en se fondant sur la description qu’il donne à travers le style de ses activités, de sa situation dans le monde en tant qu’être de désir. Tel serait le destin naturel des organisations normales ou névrotiques (...)» (M. de M’Uzan 1969175).’

Ritualisation et commémoration font effet de bornage identitaire, construisent des repères identificatoires.

Notes
172.

L’expression est fréquemment usitée par René Kaës, pour indiquer l’inscription du «Je», dans la chaîne générationnelle et dans la chaîne culturelle qui soutiennent ses identifications.

173.

Piera Aulagnier (1991), Voies d’entrée dans la psychose - (Communication orale du 27 Janv. 1991, retranscrite par S. de Mijolla-Mellor & N. Zaltzman), in Topique, Revue Freudienne, n°49, Dunod, 1992 p10.

174.

Piera Aulagnier (1979), op. cit. p. 22.

175.

Michel de M’Uzan (1969), Le même et l’identique - in : De l’art à la mort, 1977, p. 88.