B.5.1

B.5.1.1 L’engluement dans une expérience «extrême» - Annie Ernaux

«L’événement» : le titre de l’ouvrage d’Annie Ernaux indique dès l’abord l’importance conférée par l’auteur à ce qui va être relaté. Si cette écrivain est connue pour ses récits autobiographiques à l’écriture factuelle et acérée, et si cet événement-là mérite d’être appelé l’«événement», on se trouve donc devant une situation carrefour, un moment charnière, où s’est joué pour le «Je», une importante bascule dans ses identifications. Le singulier distingue cet «événement» de l’ensemble des évènements qui ont jalonné sa vie. Le statut psychique que cette situation revêt pour le «Je» est donc indiqué d’emblée, dans la manière même dont l’auteur se place face à l’expérience, lui octroyant un statut d’exception.

En «quatrième de couverture», le lecteur rencontre un court extrait du texte, qui annonce ce que l’ouvrage va engager :

‘«Depuis des années je tourne autour de cet événement de ma vie. Lire dans un roman le récit d’un avortement me plonge dans un saisissement sans images ni pensées, comme si les mots se changeaient instantanément en sensation violente. De la même façon entendre par hasard La javanaise, J’ai la mémoire qui flanche, n’importe quelle chanson qui m’a accompagnée durant cette période me bouleverse.»’

Il est donc question d’une expérience et d’un récit d’avortement. Selon ces quelques lignes proposées à la lecture sans avoir à s’aventurer entre les pages, Annie Ernaux, donne à entendre qu’il y a du traumatisme, du bouleversement ; la seule évocation de l’événement la plonge «‘dans un saisissement, sans images ni pensées, comme si les mots se changeaient instantanément en sensation violente’ ».

Avec cette expérience, on se trouve dans des configurations psychiques telles que nous les indiquons dans nos propositions théoriques : en présence d’expériences que le «Je» maintient hors liaison d’une chaîne signifiante, expériences auxquelles toutefois il s’assimile, leur attribuant la vertu d’octroyer un statut héroïque. Elles mettent dès lors le «Je» dans une solitude souffrante, où masochisme et jouissance sont à l’oeuvre. Le «Je» préserve, de telles expériences en ce qu’elles lui confèrent un statut d’exception, et qu’elles lui permettent (au prix du traumatisme et de la souffrance corrélée) de s’extraire de l’engluement maternel (et parental). A. Ernaux indique clairement que cette expérience n’a fait l’objet d’aucune métabolisation avant cette mise en écriture : les mots qui pourraient témoigner de l’expérience auprès d’un autre et humaniser ce trouble par/dans le lien, ces mots sont immédiatement rabattus dans l’ordre du sensoriel violent. Les images sont exclues en même temps que les pensées ; seul demeure le saisissement. C’est précisément ce statut octroyé par cette auteur à cette expérience qui nous a fait nous y intéresser, et prendre le temps de l’évoquer assez longuement.

‘«Les mois qui ont suivi baignent dans une lumière de limbes. Je me vois dans les rues en train de marcher continuellement. À chaque fois que j’ai pensé à cette période, il m’est venu en tête des expressions littéraires telles que «la traversée des apparences», «par-delà le bien et le mal» ou encore «le voyage au bout de la nuit». Cela m’a toujours paru correspondre à ce que j’ai vécu et éprouvé alors, quelque chose d’indicible et d’une certaine beauté209.»’

Le manuscrit de «L’événement» est daté de 1999 ; l’expérience traumatique s’est, elle déroulée en 1963. A. Ernaux reprend donc 36 ans plus tard, un vécu qui reste présent dans toute sa charge émotionnelle et sensorielle.

Notes
209.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 23-24. Le passage italique est souligné par nous.