B.5.1.2 Le suspens du temps et le désarrimage du «Je» de la chaîne historisante

Dans l’expérience traumatique relatée, le rapport au temps est altéré : le «Je» cesse d’investir le temps futur, et tente, (en s’y perdant), de placer l’expérience dans un hors temps qui résonne avec le temps du rêve. Lors de l’écriture, Annie Ernaux sera ainsi ressaisie dans cet épaississementce temps qui s’épaissi(ssai)t sans avancer)», à l’identique avec ce qui s’est altéré des années auparavant. Où plutôt, elle recherchera activement l’actualisation de cet épaississement.

‘«(Je sens que le récit m’entraîne et impose, à mon insu, un sens, celui du malheur en marche inéluctablement. Je m’oblige à résister au désir de dévaler les jours et les semaines, tâchant de conserver par tous les moyens - la recherche et la notation des détails, l’emploi de l’imparfait, l’analyse des faits - l’interminable lenteur d’un temps qui s’épaississait sans avancer, comme celui des rêves)210.»’

Lors du vécu de l’expérience, c’est l’investissement du temps futur qui s’est trouvé altéré, interdit d’investissement. Investir le temps, dans son écoulement, équivalait alors à accepter la réalité de l’état de grossesse. Or Annie Ernaux témoigne comment toute son énergie a été précisément mobilisée autour de la négation de cet état. Elle s’est employée à arrêter magiquement le temps, à le nier. Le projet d’avortement ne lui permet pas cet investissement du futur, si ce n’est sous la forme de l’immédiateté d’une volonté destructrice «que cela cesse». S’inscrire alors dans la temporalité ç’eût été pouvoir parler avec d’autres, et dans une mise en représentation, confronter les questions auxquelles cette expérience conviait : considérer le corps dans sa féminité et sa maternité révélée, interroger la sexualité et les liens qu’elle présuppose avec le désir et la configuration oedipienne, interroger la volonté de mort à l’oeuvre. À la place de ces confrontations, le «Je» perd ses repères, devient informe, analogue à ce temps refusé, qui ne peut que s’«épaissir», «devenir une chose informe».

‘«Le temps a cessé d’être une suite insensible de jours à remplir de cours, d’exposés, de stations dans les cafés et à la bibliothèque, menant aux examens et aux vacances d’été, à l’avenir. Il est devenu une chose informe qui avançait à l’intérieur de moi et qu’il fallait détruire à tout prix 211.» ’

Le déni de la temporalité convoque une toute puissance imaginaire, sans qu’Annie Ernaux ne rencontre aucun autre «Je», en mesure de faire pièce à ce vertige. La pensée est alors investie sur un mode magique en tant que puissance de destruction, en tant que force d’emprise sur le corps du sujet, au service de la déliaison. S’autoriser à penser équivalait à donner une réalité au foetus, soit précisément donner consistance à ce qui est refusé : que «cette chose là» soit.

‘«Pour penser ma situation, je n’employais aucun des termes qui la désignent, ni «j’attends un enfant», ni «enceinte», encore moins «grossesse», voisin de «grotesque». Ils contenaient l’acceptation d’un futur qui n’aurait pas lieu. Ce n’était pas la peine de nommer ce que j’avais décidé de faire disparaître. Dans l’agenda j’écrivais : «ça», «cette chose là», une seule fois «enceinte 212  ». ’

Or c’est ce mouvement même de négation, d’effacement de cette «chose là», qui altère l’équilibre du «Je». S’engage ainsi une lutte pour la survie. Les pensées sont dangereuses, tout autant que le langage, en ce qu’ils donneraient corps à la réalité de l’état de grossesse, à cette vie en route, à la potentialité d’un enfant. Dans la violence de cette confrontation, la pensée se trouve paralysée, dans le même mouvement où le temps est suspendu : «Ce n’était pas la peine de nommer ce que j’avais décidé de faire disparaître». Le «Je» s’interdit de nommer ce qui constitue sa réalité, il s’enferme alors dans un rapport paradoxal au langage et à la représentation.

Dans la négation par cette femme de son état de grossesse, le temps refusé attaque en retour l’inscription du sujet dans la chaîne temporelle ; il met à mal le processus d’historisation, fondateur du «Je» (Piera Aulagnier,1979,1984). Celui-ci s’en trouve amputé en retour, dans son impossibilité même de s’identifier, et de se représenter dans la pensée.

‘«La tâche du Je sera de transformer ces documents fragmentaires» (les traces et les récits de son histoire) «en une construction historique qui apporte à l’auteur et à ses interlocuteurs le sentiment d’une continuité temporelle.»(P. Aulagnier 1984213).’

L’établissement d’une continuité est bien une condition requise pour prendre place comme sujet dans une histoire généalogique. Pour ce faire, le «Je» doit s’assurer d’une certaine prévisibilité, anticiper un temps futur.

Notes
210.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 44.

211.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 28.

212.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 28.

213.

Piera Aulagnier (1984), L’apprenti historien et le maître sorcier - Paris, Puf, p. 196.