B.5.1.4 L’exhibition : sidérer l’autre

On est donc aussi en présence d’une tentative de «rendre» à l’autre la violence vécue - subie - l’autre étant ici parfaitement indéfini, et se confondant avec socius ; cette mère société, qui n’a pas su protéger le sujet des épreuves et de la déshérence. Une des manières de composer avec le traumatisme consiste à transférer sur l’autre une part de cette violence vécue-subie, de la lui mettre littéralement (et littérairement) sous les yeux. Dans son écrit Annie Ernaux, énoncé ce mouvement en clair.

‘«Le désir qui me poussait à dire ma situation ne tenait compte ni des idées ni des jugements possibles de ceux à qui je me confiais. Dans l’impuissance dans laquelle je me trouvais, c’était un acte dont les conséquences m’étaient indifférentes, par lequel j’essayais d’entraîner l’interlocuteur dans la vision effarée du réel217.»’

Elle fait état de la nécessité dans laquelle elle va se trouver (au moment des faits) d’«effarer», d’«égarer» l’autre, par la vision, de le sidérer dans l’exhibition de cette expérience traumatique.

«Plus tard, en mars, j’ai revu (...) l’étudiant qui m’avait accompagnée jusqu’au bus, quand je m’étais rendue pour la première fois chez le gynécologue. (...) Avec des détours, je lui ai fait comprendre que j’avais eu un avortement. C’était peut-être par haine de classe, pour défier ce fils de directeur d’usine, parlant des ouvriers comme d’un autre monde, ou par orgueil. Quand il a saisi le sens de mes paroles, il a cessé de bouger, ses yeux dilatés sur moi, sidéré par une scène invisible, en proie à une fascination que je retrouve toujours chez les hommes dans mon souvenir ( ici est inséré une note de bas de page) . Il répétait, égaré, chapeau, ma vieille chapeau ! 218  »

Dans l’écriture de la rencontre avec cet étudiant en médecine, l’auteur inclura une note de bas de page pour souligner la violence des «hommes». Au travers de ce mouvement, elle opère une magnifique dénégation de sa propre violence, celle qu’elle avait alors agi auprès de «ce fils de directeur d’usine» (et du lecteur). La note se présente comme une «association libre», autour de cette fascination des hommes, face aux mystères du féminin et aux territoires de l’archaïque (où les mystères de la maternité voisinent avec le pouvoir de mort et de dévoration). L’auteur tente ici de recouvrir la puissance de mort à l’oeuvre dans l’expérience d’avortement, par «la fascination» des hommes pour les femmes. Elle efface les questions du meurtre et de la puissance de mort au moment où elles affleurent, les retournant immédiatement dans l’image de meurtres perpétrés par un homme sur des femmes et des foetus. La violence «agie» est transformée en violence «subie». L’impensable pouvoir de mise à mort du foetus est ainsi attribué à un personnage masculin tout droit sorti de la littérature ; la confrontation à l’exorbitant pouvoir du maternel et de la mère (de même que la confusion entre vie et mort qui s’y précipite) est à nouveau escamotée dans une assimilation à une position victimaire. L’association de pensée de la narratrice sur la fascination des hommes, dit ceci :

«Et que j’ai reconnue aussitôt, immense, chez John Irving, dans son roman L’oeuvre de Dieu, la part du Diable. Sous le masque d’un personnage, il regarde mourir les femmes dans des avortements clandestins atroces, puis les avorte proprement dans une clinique modèle ou élève l’enfant qu’elles abandonnent après l’accouchement. Rêve de matrice et de sang où il s’adjuge et réglemente le pouvoir de vie et de mort des femmes 219

Il est d’autres moments dans l’écriture, où l’on perçoit comment une identification à «la femme victime de la violence» des hommes (ces derniers sont alors instantanément assimilés à des dominants), vient soutenir le mouvement d’effondrement psychique que le travail de remémoration de ce carrefour identificatoire (de l’avortement) fait redouter à son auteur. Les mouvements de revendications «féministes» et «politiques» viennent alors jouer les étais au cours de ce travail d’humanisation du traumatisme.

«Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde.) 220  ».
Notes
217.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 57. Le passage hors italique est souligné par nous.

218.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 109. Le passage hors italique est souligné par nous.

219.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 109.

220.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 53.