B.5.1.4.1 La haine différenciatrice, l’identification refusée à la mère

Le mouvement de haine adressé à «l’homme221« sert de rempart au «Je», et le constitue paradoxalement dans une différence : les hommes contre les femmes, les dominants contre les dominés. Il y a danger en effet à se rapprocher de ses identifications refusées à la mère.

«J’ai su que j’avais perdu dans la nuit le corps que j’avais depuis l’adolescence, avec son sexe vivant et secret, qui avait absorbé celui de l’homme sans en être changé - rendu plus vivant et plus secret encore. J’avais un sexe exhibé, écartelé, un ventre raclé, ouvert à l’extérieur. Un corps semblable à celui de ma mère 222

Au travers de cette expérience de grossesse et d’avortement, l’auteur se retrouve dans une obligation de se confronter à ses identifications féminines et maternelles. Elle est alors aux prises avec la figure d’une mère archaïque qui vient la menacer d’anéantissement. Retrouver en soi l’analogue du corps de la mère («Un corps semblable à celui de ma mère») va s’effectuer au prix de la destruction de la dimension de l’intimité.

Le sexe en tant que lieu de l’intime devient le lieu du retournement («ouvert à l’extérieur»). D’une appropriation corporelle de son sexe comme un lieu «vivant et secret », et d’une sexualité que l’auteur désigne comme l’ayant rendue plus vivant(e) et plus secret(e) encore, lui permettant de sortir du contrôle maternel, le bouleversement de l’avortement transforme ce sexe en lieu de l’exhibition («un sexe exhibé, écartelé»), objet de sévices («écartelé, raclé»), sous la domination et le regard de l’autre. Aussi pour nier la possible assimilation avec cette mère interne, la jeune femme d’alors se réfugiera dans le refus : celui de consentir à participer d’une mêmeté. Ce qui est habituellement source et créateur d’intimité va être retourné en exhibition223. C’est cela même dont l’écriture autobiographique témoigne.

La dimension de l’intime est expulsée. S’il n’y a pas de place pour une imago positive de la mère (une imago suffisamment bienveillante) dans la psyché de l’auteur, elle se trouve dans la nécessité de s’inventer un arrimage identitaire réparateur et générateur d’intériorité. Si l’intimité est fantasmée comme étant l’objet de la curiosité maternelle - la mère surveille la sexualité de sa fille224 - et source d’une possible jouissance maternelle, l’expérience d’avortement et la confusion des corps (corps d’adolescente et «‘corps semblable à celui de ma mère’ »), font éprouver au «Je» la menace de perdre ce qui dans la sexualité lui constituait un territoire «secret », préservant un espace psychique et corporel, hors de portée de l’emprise de la mère archaïque. C’est donc le «Je» qui se trouve menacé d’intrusion et doit s’inventer une nouvelle posture qui le situe hors de ces zones confusionnantes.

Notes
221.

De la violence à rendre il en est également explicitement question à propos de l’hospitalisation qu’elle nommera une «prise en charge punitive de l’Hôtel Dieu», et d’un interne de garde dont elle dit éprouver le désir de donner son nom en pâture, à ses lecteurs. «(Si j’avais connu le nom de cet interne de garde pendant la nuit du 20 au 1er janvier 64 et que je m’en souvienne, je ne pourrais m’empêcher maintenant de l’écrire ici. Mais il s’agirait d’une vengeance inutile et injuste dans la mesure ou son comportement ne devait constituer que le spécimen d’une pratique générale). - Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 100-101.

222.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 98.

223.

Durant ce temps de l’avortement l’exhibition est parfois littérale : «Dans la salle d’opération, j’ai été nue, les jambes relevées et sanglées dans des étriers sous la lumière violente.» (p. 77).

224.

Parmi les rares occurrences de la figure de la mère, dans le texte de «L’événement» la première concerne la position de contrôle :»Au week-end de la Toussaint, je suis retournée comme d’habitude chez mes parents. J’avais peur que ma mère ne m’interroge sur mon retard. J’étais sûre qu’elle surveillait mes slips tous les mois en triant le linge que je lui apportais à laver». (p. 19).