B.5.1.5 Le meurtre de la mère : trauma, confusion et nouveau point d’origine

‘«Je suis parvenue à l’image de la chambre. Elle excède l’analyse. Je ne peux que m’immerger en elle. Il me semble que cette femme qui s’active entre mes jambes qui introduit le spéculum, me fait naître.»’ ‘J’ai tué ma mère en moi à ce moment-là225.»’

Ces phrases cinglantes condensent la terrible confusion dans laquelle le sujet va se précipiter. C’est à l’instant du geste meurtrier du foetus qu’Annie Ernaux arrime une nouvelle origine pour elle. C’est du geste intrusif pratiqué par une femme dans son sexe qu’elle se fait naître. Une femme tue le maternel en elle en tuant le foetus dans sa matrice - Au cours de la narration l’auteur réitèrera l’énoncé de ce collage identificatoire à ce moment confusionnant, allant jusqu’à rendre hommage à la femme qui l’a avortée (et souhaiter lui dédicacer l’ouvrage). Pour le «Je» c’est l’assimilation au moment sidérant qui l’«arrache» à la mère.

‘«Je n’ai jamais revu Mme P.-R. Je n’ai jamais cessé de penser à elle. Sans le savoir cette femme (...) m’a arrachée à ma mère et m’a jetée dans le monde. C’est à elle que je devrais dédicacer ce livre226.» ’

On assiste au travers de ces quelques lignes à la validation d’un fantasme d’auto-engendrement. Pour le «Je» il y a lieu de se faire naître et que la mère meure. Il y faut de la mort. L’acte transgressif de l’avortement rejoint alors le fantasme du «matricide», et précipite le fantasme d’un auto-engendrement, dans la mort du foetus.

‘«Je ne me sentais pas différente des femmes de la salle voisine227 (...) Dans les toilettes de la cité universitaire j’avais accouché d’une vie et d’une mort en même temps. Je me sentais pour la première fois, prise dans une chaîne par où passaient les générations.»228.’

Valse folle des places : «J’avais accouché d’une vie» (la sienne), d’une (...) mort» (celle du foetus, celle de la mère) «‘J’ai tué ma mère en moi à ce moment-là’ .». Cet instant confusionne, en ses multiples équivalences : je tue l’enfant au-dedans de moi, je tue la mère en moi. Qui est alors la mère et qui est l’enfant ? Renversement chaotique des places, accomplissement d’un agir de haine, ... ; il ne saurait y avoir d’espace pour une mère et son enfant, pour elle et sa mère. La configuration aliénante réclame de la violence meurtrière, assimilé enfin à une séparation.

Dans la même phrase est aussi énoncé ce paradoxe de se sentir ‘« prise dans une chaîne par où passaient les générations’ », au moment même de la destruction de la filiation, destruction psychique des ascendants et destruction psychique des descendants.

C’est désormais à partir de ce point traumatique que le «Je» va «s’originer».

«Pendant des années, la nuit du 20 au 21 janvier a été un anniversaire 229   »
Notes
225.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 77.

226.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 111. Le passage hors italique est souligné par nous.

227.

Il s’agit du service de gynécologie obstétrique de l’Hôtel Dieu, qui ne semble pas différencié du service de maternité. Les femmes de la salle voisine sont donc les jeunes mères qui viennent d’accoucher.

228.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p 103. Le passage hors italique est souligné par nous.

229.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 111.