B.5.1.5.4 «Hors temps» et chaîne des générations

À propos de la structure narrative de «L’événement», soulignons qu’elle nous conduit dès la première page, dans la salle d’attente d’un hôpital. C’est l’analogue entre deux situations qui réveille pour Annie Ernaux le souvenir enfoui de l’avortement. On est ici dans un effet de concordances, d’emboîtement. Une situation vient en réveiller une autre, et permettre de confronter à ce qui a été clivé, trente-six ans auparavant.

Dans le décours de la narration, le lecteur est progressivement informé que l’auteur se trouve dans un service hospitalier pour chercher réponse à un test de dépistage du «sida». Ce premier tableau, constitue le premier chapitre (quelques pages concises) ; il se conclut par le paragraphe suivant :

«Je me suis rendu compte que j’avais vécu ce moment à Lariboisière de la même façon que l’attente du verdict du docteur N., en 1963. Ma vie se situe donc entre la méthode Ogino et le préservatif à un franc dans les distributeurs. C’est une bonne façon de la mesurer, plus sûre que d’autres, même 239 .».

En ces lignes Annie Ernaux indique comment sa vie s’inscrit entre deux moments, deux passages en hôpital, qui convoquent les mêmes questions identitaires et fondatrices : la sexualité et la fécondité, s’y conjuguent avec la mort et le refus. Ces situations apparaissent donc comme des ponctuations, des bornages d’un temps psychique, un temps hors temps, que le «Je» va transformer en point d’origine, où il vient se perdre, en se coupant des identifications qui l’insèrent dans la chaîne des générations.

‘(Le contexte des lignes suivantes est celui d’une salle d’attente de l’hôpital)’ ‘«J’avais fini de corriger mes copies. Je revoyais continuellement la même scène floue, d’un samedi et d’un dimanche de juillet, les mouvements de l’amour, l’éjaculation. C’était à cause de cette scène, oubliée pendant des mois que je me trouvais ici. L’enlacement et la gesticulation des corps nus me paraissaient une danse de mort. Il me semblait que cet homme que j’avais accepté de revoir par lassitude n’était venu d’Italie que pour me donner le sida. Pourtant je n’arrivais pas à établir un rapport entre cela, les gestes, la tiédeur de la peau, du sperme, et le fait d’être là. J’ai pensé qu’il n’y aurait jamais aucun rapport entre le sexe et autre chose 240 .» ’
Notes
239.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p 16.

240.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p 14-15.