B.5.1.6.1 L’éprouvé traumatique et la dissolution du «Je»

Au travers de cette expérience d’avortement, Annie Ernaux témoigne de la part de confusion, d’indécidable 244 , liée à ces vécus «extrêmes» ; indécidable quant à savoir si l’expérience relève du registre «l’horreur» ou de celui de «la beauté», si elle déloge le «Je» de sa place d’humain et le réfère à l’abjection, ou si elle lui confère un statut d’«exception», une place de héros.

«Je marchais dans les rues avec le secret de cette nuit (...) dans mon corps, comme une chose sacrée. Je ne savais pas si j’avais été au bout de l’horreur ou de la beauté. J’éprouvais de la fierté. Sans doute la même que les navigateurs solitaires, les drogués et les voleurs, celle d’être allé jusqu’où les autres n’envisageront jamais d’aller. C’est sans doute quelque chose de cette fierté qui m’a fait écrire ce récit 245

Une telle narration permet d’épingler un ensemble de mouvements configurés selon la figure clef du retournement, au titre desquels celui qui transfigure l’expérience confusionnante en «une chose sacrée». La fierté - prime narcissique à laquelle va prétendre le «Je» - signe l’identification imaginaire censée être conférée par ces incursions sur ces territoires expérientiels, là «où les autres n’envisageront jamais d’aller». En ces lieux pointent la transgression et la jouissance corrélée, dans leurs versants mortifères - transgression explicitement référée au travers de l’appel aux figures des drogués, et des voleurs. C’est ce même mouvement d’arrimage narcissique qui permet au «Je» d’ignorer ce qu’il joue de sa déshérence, lors même qu’il est entièrement assimilé à son éprouvé, dans le clivage.

Ces vécus expérientiels «exceptionnels» procèdent donc d’un mouvement paradoxal, de différenciation/indifférenciation, d’identification à la figure grandiose et désincarnée du héros. Annie Ernaux témoigne de cette précipitation hors des limites, sachant que c’est alors l’expérience d’écriture qu’elle met en place de bordure, et qui fait barrage à la tentation de dissolution énoncée. Une telle position d’écriture constitue précisément l’opposé d’un «hors limite», puisque produisant une trace, et faisant le renom de son auteur, en promouvant son patronyme (le «Nom-du-père»).

Dans la rencontre avec cette forme de narration, et cette écriture singulière qui caractérise cette écrivain, le lecteur se trouve devoir faire face à une étrange impression, résultant de la conjonction du désir (énoncé) de l’auteur de «se perdre 246«, de ‘«se dissoudre dans les mots, la tête et la vie des autres»’ via l’écriture, et d’une volonté (souffrante) d’un enfermement, d’un refus de la perte. Il faudrait dès lors «ne rien perdre», que ne subsiste «pas de reste», dont l’auteur n’ait «fait» de l’écriture. C’est en ce sens que l’écriture autobiographique relève du symptôme.

Le «Je» s’éprouve vivant, corrélativement à la menace qu’il a éprouvé de «s’y perdre». Les confusions qu’il a affrontées ne lui permettent pas de prendre place dans le lien générationnel ; l’expérience est ainsi placée sous le sceau du «sacrifice 247  ». Ces expériences «limites» mettent précisément à mal les limites à partir desquelles le «Je» circonscrit sa résidence, notamment au travers de la destruction de la pensée ; celles-ci se trouvant aspirée dans la béance crée par le traumatisme.

Le récit de l’avortement, relaté de façon crue, «factuelle», n’épargne au lecteur aucun détail. L’appel au «sacré », énoncé précisément sur ces franges de l’abjection, vient noyer, ce qui pourrait apparaître de la vie pulsionnelle et de l’organisation libidinale, et serait susceptible d’entraîner un travail de réflexivité, voire une perlaboration.

Notes
244.

«Quelles que soient les théories freudiennes du traumatismenotion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme notion traumatisme on s’apercevra que toutes s’inscrivent sous cette forme fondamentale de l’indécidabilité subjective qui constitue le paradigme de toute situation et de toute construction traumatique.» Bernard Duez (1999), op. cit., p. 5-6.

245.

Annie Ernaux (2000), op. cit., p. 107.

246.

Un des derniers ouvrages de cet auteur paru en 2001, porte du reste ce titre : «Se perdre». Il relate une relation amoureuse, qui avait déjà fait l’objet d’une précédente écriture.

247.

«Nous sommes toutes les deux dans ma chambre. Je suis assise sur le lit avec le foetus entre les jambes. Nous ne savons pas quoi faire. Je dis à O. qu’il faut couper le cordon. Elle prend une paire de ciseaux, nous ne savons pas à quel endroit il faut couper, mais elle le fait. Nous regardons le corps minuscule, avec une grosse tête, sous les paupières transparentes les yeux font deux taches bleues. On dirait une poupée indienne. Nous regardons le sexe. Il nous semble voir un début de pénis. Ainsi j’ai été capable de fabriquer cela. O. s’assoit sur le tabouret, elle pleure. Nous pleurons silencieusement. C’est une scène sans nom, la vie la mort en même temps. Une scène de sacrificenotion sacrifice notion sacrifice notion sacrifice notion sacrifice notion sacrifice notion sacrifice notion sacrifice notion sacrifice .» (Annie Ernaux, op. cit., p. 91. Le passage hors italique est souligné par nous).