B.5.3 Transgression, identification héroïque et temporalité - Freud : «Un trouble du souvenir sur l’Acropole252 »

Avec le texte de Freud de 1936 « Un trouble du souvenir», on se trouve dans une reprise tardive d’une expérience de jeunesse. Freud alors âgé de 80 ans évoque une expérience d’un rapport altéré à la temporalité, vécue quelque 32 ans auparavant, alors qu’il était âgé de 48 ans. Le caractère «d’étrangement», terme donc il caractérise cette expérience, nous permet de poursuivre la mise à jour du lien entre transgression, sacralisation, et identification et le lien que ces expériences entretiennent avec la temporalité, au travers des identifications héroïques (le texte de Freud y faisant explicitement référence). Ces réflexions nous permettront d’inférer certains processus qui sont aussi de mise pour les «sombres héros » du quotidien des institutions.

Si le contenu de ce texte écrit en 1936, paru sous la forme d’une lettre ouverte à Romain Rolland trois ans avant la mort de Freud, résonne avec notre propos, le contexte de sa parution présente aussi un intérêt certain. Dans son introduction au texte Freud explicite lui-même les circonstances de l’écriture. Son courrier à l’adresse de Romain Rolland débute ainsi :

‘«Ami vénéré,
Sollicité de façon pressante d’apporter une contribution écrite à la célébration de votre soixante-dixième anniversaire, je me suis longtemps efforcé de trouver quelque chose qui fût, en un sens ou un autre, digne de vous, qui pût exprimer mon admiration pour votre amour de la vérité, votre courage dans la profession de foi, votre bienveillance envers les hommes et votre propension à les aider. Ou qui témoignât de ma gratitude pour le poète qui m’a fait don de tant de jouissance et d’élévation. Ce fut en vain ; je suis de dix ans votre aîné ; ma production est tarie. Ce que j’ai finalement à vous offrir est le présent d’un appauvri qui «a connu jadis des jours meilleurs»253.’

Freud envoie donc ce texte à Romain Rolland à l’occasion d’un hommage public rendu à l’écrivain à l’occasion de ses 70 ans. Dans leur important travail sur cette relation entre les deux hommes, H. et M. Vermorel prennent soin de traduire un certain nombre d’échanges de correspondances qui se sont déroulées durant la période de l’écriture du «trouble ». Nous retiendrons pour notre propos un extrait d’une lettre de S. Freud à Arnold Zweig, du 20.01.1936. Il permet de souligner la position transférentielle qui se joue entre Freud et Romain Rolland, et qui éclaire l’amertume du propos initial : «‘ma production est tarie. Ce que j’ai finalement à vous offrir est le présent d’un appauvri qui «a connu jadis des jours meilleurs».’ Il convient aussi de se rappeler la fécondité de l’échange qui a antérieurement eu cours entre les deux hommes à partir de 1923. Celle-ci a donné en effet naissance en 1929 au texte du «Malaise dans la Culture», et s’est poursuivie au travers de l’ensemble de la réflexion freudienne autour du «principe de Nirvana» et de la visée de la pulsion de mort. Ce que le texte du «Trouble» fait apparaître c’est une poursuite de la réflexion freudienne suite à l’interrogation de Romain Rolland autour du «sentiment religieux», «hors de toute référence à un dogme». L’émergence du souvenir freudien de l’étrangement 254 est à entendre dans cette inscription transférentielle, au-delà de ce que Freud lui-même parvient à établir dans son élaboration consciente.

‘«J’ai été fort harcelé pour fournir une contribution écrite au 70° anniversaire de Romain Rolland, et j’ai fini par céder. J’ai mis sur pied une petite analyse d’un «sentiment d’étrangement» qui m’assaillit en 1904 sur l’Acropole d’Athènes, quelque chose de franchement intime qui n’a guère à voir avec Romain Rolland (sinon que celui-ci a exactement l’âge de mon frère, avec lequel j’avais fait alors le voyage d’Athènes). Mais combinez les deux proverbes du coquin qui donne plus et de la jolie fille qui ne donne pas plus qu’ils n’ont, et vous connaîtrez mon cas.» (Lettre de S. Freud à Arnold Zweig, du 20.01.1936255).’

Le lien établi par Freud dans cette correspondance avec A. Zweig permet d’entrevoir la rivalité qui nourrit à ce moment-là, la relation de Freud à Romain Rolland. Le travail de H. et M. Vermorel éclaire cette rivalité en mettant en concordance cet anniversaire de Romain Rolland, dont ils précisent qu’il s’agit d’un événement public (en lien avec la notoriété de l’intéressé à l’époque), avec les mouvements de l’entourage de Freud pour lui permettre d’obtenir le «Prix Nobel». Il faut rajouter à ces circonstances le fait que Freud va avoir 80 ans quelques mois plus tard et que sa maladie est en pleine évolution (ce dont il fera explicitement état pour décliner l’invitation de se rendre à l’anniversaire de R. Romain).

L’analyse que Freud, réalise du «trouble » survenu sur l’Acropole, comporte plusieurs composantes que nous rencontrons à l’occasion des identifications héroïques, notamment celle du couplage entre l’identification à une figure héroïque, le statut d’une expérience de «première fois », et le sentiment de transgression (considérée ici dans sa composante oedipienne).

‘«Quand on voit la mer pour la première fois, qu’on traverse l’océan, qu’on vit comme réalités effectives des villes et des pays qui furent si longtemps objets de souhaits lointains et inaccessibles, on se sent comme un héros qui a accompli des actes d’une invraisemblable grandeur.» (S. Freud 1936256).’

En 1904, Freud s’éprouve donc en héros. Or on sait comment dès 1912-1913, dans «Totem et Tabou», il proposera d’éclairer la place du «héros» à partir de la place du dernier fils, le fils préféré de sa mère ; le «jeune rival envié» (H. et M. Vermorel). Dans ces liens existant entre l’identification héroïque et la position de «fils préféré de la mère» on se trouve face à une tentative d’échapper à l’historisation, à l’écoulement de la temporalité, et à celle de ses filiations. Le «hors-temps» se situe du côté d’un maternel nourricier éprouvé comme «toute présence» selon une évocation que nous empruntons à Pascal Quignard :

‘«Ma vie est un continent que seul un récit aborde. Il faut non seulement le récit pour aborder ma vie, mais un héros pour assurer la narration, un moi pour dire je. Il me faut une mélodie - chantonnement premier, cantus obscurius de la langue maternelle encore insignifiante, présence substantielle, nourricière - pour apaiser l’éventration du temps par le temps.» (P. Quignard 1987257).’

Si le héros dépasse le père (voire le castre), il se trouve dans l’acte même, face au vertige de l’auto-engendrement et/ou à celui du couplage incestueux. Le mythe de «totem et tabou» place le «héros, à l’identique avec les premières figures de la mythologie grecque en position de se faire «le bras armé de la mère258 ». Si à l’image de Cronos, ce geste ouvre la temporalité immobilisée, le fils se retrouve à devoir en retour affronter la question de sa propre castration, de son propre dépassement et de son inscription dans la génération. Au travers de l’identification héroïque, c’est avec la question que rencontre tout fondateur que Freud se retrouve aux prises.

Dès 1908 Freud avait entrevu le retournement potentiel entre la figure du héros participant à la civilisation de la pulsion, la transformant en un «bien commun», et la question de la transgression, en référence au «délinquant», à celui qui va se mettre hors-la-loi : l’«outlaw».

‘«Celui qui, de par sa constitution inflexible, ne peut prendre part à cette répression de la pulsion s’oppose à la société comme «délinquant», comme outlaw, dans la mesure où il ne peut s’imposer à elle comme grand homme, comme «héros », de par sa position sociale et ses aptitudes éminentes.» (Freud 1908259).’

C’est cette même hésitation que Freud rencontre à l’occasion du «trouble ». Le consentement à la loi est consentement à la génération hors d’une captation narcissique. C’est en effet une telle captation qui caractérise cette même identification héroïque sous l’égide de la transgression, ainsi que la situation d’Annie Ernaux nous l’a révélée avec précision.

La suite de la narration du «trouble » dessine le lien que cette identification héroïque entretien avec la figure du Père et avec celle du dépassement.

‘«Et à présent nous sommes à Athènes, nous voilà sur l’Acropole ! Nous avons vraiment fait notre chemin ! Et s’il m’est permis de comparer de si petites choses à des plus grandes, Napoléon I° ne s’est-il pas tourné pendant le sacre à Notre-Dame vers l’un de ses frères (...) en faisant cette remarque : «Qu’en dirait Monsieur notre Père 260 s’il pouvait être ici maintenant ?»’ ‘(...) à la satisfaction d’avoir si bien fait son chemin se rattache un sentiment de culpabilité ; il y a là quelque chose qui est injuste, qui de tout temps est interdit. Cela a à voir avec la critique enfantine à l’endroit du père, avec la piètre estime qui avait relayé la surestimation enfantine précoce de sa personne. Il semble que l’essentiel dans le succès soit de faire son chemin mieux que le père et qu’il soit encore et toujours non permis de vouloir surpasser le père.’ ‘À cette motivation de valeur générale s’ajoute pour notre cas ce facteur particulier que dans le thème d’Athènes et de l’Acropole est contenue en soi une référence à la supériorité des fils. Notre père avait été commerçant, il n’avait pas reçu de formation au lycée, Athènes ne pouvait pas signifier grand chose pour lui. Ce qui nous troublait dans la jouissance du voyage à Athènes était donc une motion de piété 261 .»’

Dans ce passage, Freud évoque la relation à son Père, en pensant (dans l’après-coup) à ce que lui-même en cet instant «d’étrangement» aurait pu dire à son frère. H. et M. Vermorel ont souligné la chaîne associative présente au travers des correspondances entre les prénoms du frère cadet Alexander, rival de Freud, substitut confusionné à l’image du père dans la rivalité, le nom des conquérants (Alexandre, Napoléon) ; celui du nom du frère de ce dernier, Joseph son lien à celui de Julius le frère mort ; et les correspondances entre l’âge de Romain Rolland et l’âge de ce même frère (ce que Freud lui-même souligne dans sa lettre à A. Zweig). Ce texte convoque donc via le nouage transférentiel la temporalité psychique, la question de la transgression, dans son lien avec le sacré.

Notes
252.

Le titre de cette lettre à Romain Rolland est différemment traduit : soit comme «Un troublenotion trouble notion trouble notion trouble notion trouble notion trouble notion trouble notion trouble notion trouble de mémoirenotion mémoire notion mémoire notion mémoire notion mémoire notion mémoire notion mémoire notion mémoire notion mémoire sur l’acropole» - in Résultats idées, problèmes II ; Trad. franç. Paris, Puf, 1985, p. 221-230 ; soit comme «Un trouble du souvenir sur l’Acropole» H. et M. Vermorel «Sigmund Freud et Romain Rolland correspondance 1923-1936», (1993), p. 410.

253.

Pour l’ensemble des citations auxquelles nous allons recourir, nous utilisons la traduction d’Henri et de Madeleine Vermorel (1993), Sigmund Freud et Romain Rolland, correspondance 1923-1936 - Paris, Puf, p. 404.

254.

Dans sa clarification du terme d»entfremdung», Freud le spécifie ainsi : «(ces étrangements») on les observe sous deux sortes de formes : nous apparaît comme étranger, ou bien un morceau de la réalité, ou bien un morceau du moi propre. (...) étrangements et dépersonnalisations sont intimement apparentés» (Freud (1936) - in H. et M. Vermorel, op. cit. p.408).

255.

Lettre de S. Freud à A. Zweig 20.01.1936 - trad. H. et M. Vermorel «Sigmund Freud et Romain Rolland correspondance 1923-1936», 1993, p 402.

256.

Les passages en italique sont soulignés par nous.

257.

Pascal Quignard (1987), La leçon de musique - Hachette, Paris, p. 53. Les passages en italique sont soulignés par nous.

258.

Rappelons que c’est Gaïa qui arme le bras de son dernier fils Cronos, pour déjouer la toute présence d’Ouranos. Dans la généalogie171notion généalogie notiongénéalogienotiongénéalogienotiongénéalogienotiongénéalogienotiongénéalogienotiongénéalogienotiongénéalogie de l’Olympe ce sera ensuite au tour de Zeus de délivrer sa mère Rhéa de l’emprise dévorante de Cronos, de son refusnotion refus notion refus notion refus notion refus notion refus notion refus notion refus notion refus de la générationnotion génération notion génération notion génération notion génération notion génération notion génération notion génération notion génération .

259.

La morale sexuelle «civilisée» et la maladie nerveuse des temps modernes - in La vie sexuelle - Paris, Puf, 1969, p. 33.

260.

En français dans le texte.

261.

H. et M. Vermorel, (1993), op. cit. p. 410.