B.5.3.1.1 Le sacre de Napoléon

Dans la peinture de David, ce qui se donne au spectateur comme le point focal organisateur du tableau c’est l’image d’un homme debout, une femme à genoux, tête basse à ses pieds, procédant à ce geste transgressif de s’octroyer lui-même l’emblème de la royauté, s’auto-couronnant, s’auto-proclamant «empereur». Avec ce tableau on est donc face à l’image du refus de Napoléon à ce que ce soit un prélat de l’église qui procède au geste d’investiture et qui pose la couronne «au nom d’un Autre». Cette mise en scène rituelle liant la royauté à la sphère du «sacré » caractérisait l’ensemble des représentations des couronnements royaux. Dans ces filiations, le pouvoir se légitimait dans une soumission-alliance du Roi à un «Autre». Un tel rituel avait pour lui de limiter celui en place d’y être, dans la tentation de se prendre pour celui qui «serait la totalité du pouvoir», dans une puissance sans «autre», dans un exercice du pouvoir en son seul nom - et partant à son seul profit. Dans le couronnement de Napoléon, les habituels représentants de la sphère du sacré sont relégués au rang de spectateurs, transformés en cautions du délire mégalomaniaque du tyran. C’est lui-même qui se fait «empereur» ; le couronnement ne convoque pas de symbolique limitative. Caricature de l’auto-engendrement, le tableau souligne en le glorifiant le refus de la transcendance et de la limite. Dans cette investiture nulle trace de soumission ; c’est un homme debout qui s’autoproclame, là où antérieurement le pouvoir se transmettait «genou en terre». Le geste de Napoléon signe le simulacre du sacre et le rapt de toute légitimité. On est là dans une tentative d’instaurer une nouvelle lignée262.

Dans sa chaîne associative, Freud lie cette image du sacre aux propos de Napoléon à son frère, propos qui convoquent le père, en faisant vivre sa parole absente. Il s’agit pour Freud de considérer cet impossible à dépasser le père, dans ce même temps où vacille pour lui quelque chose de sa propre image. De fait avec l’épopée Freudienne s’instaure une «nouvelle lignée». En 1904 «L’interprétation des rêves», est déjà publiée depuis quelque temps, Freud est en position de fondateur, de père de la psychanalyse. Dans cet étrangement il rencontre la question de sa place dans la génération, ceci en un lieu où les grecs honoraient leurs dieux (mettaient symboliquement genoux en terre pour se lier à eux). On est ici dans le temple de Zeus. La chaîne associative freudienne le conduit à énoncer «la supériorité des fils», et en cet endroit «l’étrangement» signe le danger de tenir le père pour «rien». La culpabilité vient faire ainsi office de garde-fou et préserver le sujet de la béance narcissique de ne se voir et de ne s’éprouver qu’en place de héros. Se transformer en héros, en celui qui aurait affronté des périls, et réalisé des exploits, fait courir le danger de se retrouver «fils préféré de la mère» dans une disqualification meurtrière imaginaire du père, et à l’identique avec la dramaturgie oedipienne de se retrouver couplé avec la mère et aux prises avec les rets mortels de l’archaïque. Freud est sensible dans le moment du sacre de cet autre «héros» fondateur d’empire, à ce mouvement de convocation du père - mouvement qui préserve Napoléon de la «folie» de la déliaison générationnelle. La remémoration du père vient ainsi faire barrage à la folie mégalomane. S’il possède le pouvoir, l’élu est aussi référé à un père, et à une lignée généalogique. Le danger de l’inceste dans son indissociable liaison à la mort, est dès lors tenu à distance respectable. En cet endroit d’un désarrimage potentiel, il y a du Père.

Nous supposons qu’une telle convocation du père (sa parole rendue vivante dans l’échange entre les frères et la culpabilité que Freud énonce comme traces du père) fait partie de la réponse à l’interrogation que Romain Rolland avait proposée à la perspicacité de l’entendement freudien au sujet du «sentiment océanique». Freud dans cette lettre ouverte poursuit la réponse, dont «Malaise dans la Culture» constituait une première partie : il y a du père et il y a la Loi.

Pour Freud, le «sentiment océanique», on le sait, n’est autre que la tentation régressive du retour au giron maternel. La culpabilité oedipienne et la parole échangée entre les frères fournissent une réponse complémentaire. Elles repoussent la tentation océanique-incestueuse, visée de la pulsion de mort sous l’égide de Thanatos. Au «sentiment océanique» en tant qu’il serait la trace d’un sentiment du «sacré » selon Romain Rolland, Freud substitue un travail de dépassement par la pensée et un sentiment de rivalité oedipienne. L’investissement de la pensée élaborative est proposé contre la tentation régressive, comme barrage face aux poussées de Thanatos et à l’arrimage au père face à l’inflation narcissique.

Le parcours freudien signe bien une transgression, mais celle-ci procède d’une mise en pensée, d’un parcours de dessillement de l’entendement. Elle s’inscrit dans l’ordre d’une appropriation subjectivante. La culpabilité liée au dépassement du père protége le héros de la folie de s’auto-engendrer (P.C. Racamier263). Celui-ci s’assure que son agir transgressif n’a pas tué le père. Le cheminement vers la connaissance du fils en place d’une certaine ignorance paternelle n’est pas un meurtre. S’arrimer au père permet ainsi de faire (partiellement) pièce à la noyade narcissique.

Contrairement à ce que Freud énonce, ce qui est interdit, ce n’est pas de «dépasser le père» ; l’interdit c’est l’effacement du père, l’effacement de l’histoire, et conjointement celui de sa propre filiation. Un tel mouvement redonne en effet consistance aux figures archaïques qui hantent les gouffres dans lesquels la fascination narcissique fait chuter ses victimes. Le sentiment de culpabilité dont Freud témoigne, apparaît ici comme ce qui, à l’occasion du vertige identitaire de l’éprouvé d «étrangement», lui permet de tenir en respect une pareille inflation narcissique et les angoisses incestuelles corrélées, via la position héroïque. Convoquer le père c’est convoquer sa propre filiation et sa place contingente dans la génération.

La scène de l’étrangement se déroulant en outre sur l’Acropole, on est au plus près d’une mise en scène du sacré. Freud fournit à Romain Rolland dans ce souvenir la preuve de son ambivalence à cet endroit ; ce sacré qu’il a tenté de nier le rattrape dans son trouble éprouvé dans un lieu sacré qu’est le temple de Zeus. C’est du reste une des conclusions auxquelles parviennent H. et M. Vermorel (1993) dans leur travail.

‘«Dans les derniers travaux (...) Freud aborde la définition du sacré comme prohibition de l’inceste : ce serait ici la prohibition de l’inceste primordial, du retour à la monade mère-foetus, horreur non seulement de la castration, mais de l’anéantissement, prohibition qui est le fondement de la vie psychique des individus et des groupes. Par là la création de la psychanalyse s’inscrit dans une compréhension d’une dimension humaine fondamentale, le sacré, sur lequel, avec la sensation océanique, Romain Rolland avait attiré l’attention de Freud264.»’

L’évocation de Freud nous donne à entendre en clair le lien entre ce qu’il éprouve d’un sentiment oedipien reconnaissable, et l’émergence confuse d’un sentiment de sacré. En lien avec les propositions de Mircea Éliade (1959265) nous avons précédemment stipulé que cette dimension du sacré se caractérise comme «ce qui échappe au «Je», et le configure comme humain sous le signe de l’incomplétude, dans le lien à «l’origine 266«. Freud déplace le sentiment du sacré «océanique» vers la sphère de la pensée et celui de la créativité de l’oeuvre267. Il ne saurait être pour lui question de se dissoudre dans une participation «nirvanienne». Tout au contraire, il pose et revendique sa marque, et sa participation à l’humaine émergence hors du chaos et de la barbarie incestueuse, mais ceci dans une génération reconnue. C’est ainsi une nouvelle fois la figure du Père qui signe l’incomplétude de chacun des fils, fussent-ils des créateurs de génie. Le danger est grand en effet pour ce fondateur de se placer dans une position de savoir vis-à-vis de ce qui jusqu’à l’invention de la psychanalyse échappait de façon radicale.

Notes
262.

Nous éclairerons ultérieurement la notion de «pouvoir», et soulignerons le danger constant auquel sont soumis les «représentants du pouvoir», de se confondre avec la place par eux occupés, ainsi que la fresque de David le met en scène.

Il serait intéressant d’interpréter cet épisode de l’exercice du pouvoir en France, ce passage par le sacre de Napoléon et la brève période du «premier empire», dans sons lien avec mouvement de culpabilité résultant du meurtre de Louis XVI, d’une part, et du mouvement de la «terreur» ayant suivi immédiatement le «moment révolutionnaire», d’autre part.

Cette tentative de rupture dans l’histoire fait également écho à ce qui se joue avec moins d’éclat et de fastes, dans le quotidien des institutions, ou les petits tyrans institutionnels tentent d’établir une nouvelle lignée, dans la négation de toute histoire antérieure à leur venue. Nous reviendrons sur ces dynamiques.

263.

Paul Claude Racamier (1989), Note sur la pensée des origines - in : L’oeuvre de Paul-Claude Racamier, sous la direction de H. Vermorel et J. Dufour, Delachaux et Niestlé, 1997, p. 297-300.

264.

Henri et de Madeleine Vermorel (1993), op. cit., p.596. Les mots en italique sont soulignés par les auteurs.

265.

Mircea Éliade (1957), Le sacrénotion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré et le profane - Trad. franç. 1965 Paris, Gallimard, Folio, 1987, 185p.

266.

Nous nous référons ici à ce qui a été développé au chapitre intitulé : «La sacralisation et le suspens de la temporalité» (B.4.1.5.)

267.

Dans le texte de 1908 cité dans les pages précédentes Freud indiquait que le «sacrénotion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré « procédait de la part prélevée par la société, sur la satisfaction et la jouissance du sujet, au travers du renoncement pulsionnel, et en faisait un «bien commun».

«D’une façon très générale notre civilisation est construite sur la répression des pulsions. Chaque individu a cédé un morceau de sa propriété, de son pouvoir souverain, des tendances agressives et vindicatives de sa personnalité ; c’est de ces apports que provient la propriété culturelle commune en biens matériels et en biens idéels. En dehors de l’urgence de la vie, ce sont bien les sentiments familiaux, découlant de l’érotisme, qui ont poussé les individus isolément au renoncement. Ce renoncement s’est fait progressivement au cours du développement de la civilisation ; la religion en a sanctionné les progrès séparés ; la part de satisfaction de la pulsion à laquelle on avait renoncé était sacrifiée à la divinité ; le bien commun acquis de cette manière était déclaré «sacrénotion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré notion sacré «. (Freud 1908, op. cit., p. 33).