B.6.1.1.1 Le renoncement à la jouissance et l’émergence de la Loi

La jouissance est donc indiquée dans le mythe freudien dans sa dimension archaïque, en tant qu’elle épuise l’objet et vise à ne pas laisser de reste. Freud esquissera le couplage entre la jouissance et la mort, en faisant de l’abolition de toute tension la visée de pulsion de mort, ce qu’explicitera Lacan, en soulignant l’opposition entre cette visée de la jouissance avec la tension vive du désir qui caractérise et soutient le «Je». Ce mouvement de la pulsion, Freud le repère très tôt en le justifiant du côté de la biologie : ainsi ces propos extraits du texte de 1915 : «Pulsions et destin des pulsions».

‘«Le système nerveux est un appareil auquel est impartie la fonction d’écarter les excitations à chaque fois qu’elles l’atteignent, de les ramener à un niveau aussi bas que possible ; il voudrait même, si seulement cela était faisable, se maintenir dans un état de non-excitation.» (Freud 1915274).’

Lorsque les frères renoncent aux luttes fratricides, chacun concède à chacun des autres une part de jouissance légitime, en le reconnaissant comme un morceau de la totalité à jamais perdue. De par l’ingestion du père au cours du repas totémique chacun participe du «principe du père», chacun «est» ainsi un bout du père qui est dès lors le représentant de la totalité à jamais perdue, et dont la commémoration retrouve un semblant, et fait ainsi vivre l’alliance entre les frères. Dans le même mouvement de l’ingestion c’est aussi le meurtre et la Loi qui sont ingérés par chacun des fils. La violence meurtrière dès lors appartient à chacun en parts égales, et dans le même mouvement la Loi émerge en ce qu’elle vient signifier simultanément la limitation de la jouissance (comme «toute»), et sa répartition dans l’alliance entre les vivants (comme jouissance «légitime»).

Le concept de «jouissance» fait ainsi référence à deux aspects complémentaires et antinomiques, celui de «la jouissance en tant que toute» (dont le «phallus » va devenir le symbole), et celui qui désigne la part qui revient à chacun, sous l’égide du partage, comme sortie de l’emballement meurtrier.

Dans son développement historique, l’acception lacanienne du concept de «jouissance» suivra ce mouvement indiqué dans le mythe freudien. Dans un premier temps, Lacan la considérera comme antinomique de la relation et du désir (sous le primat de la décharge et de la pulsion de mort) - ce qu’incarne la jouissance telle qu’attribuée au père de la horde, puis l’acception du terme évoluera dans la possibilité de faire coexister loi symbolique et jouissance.

À l’occasion d’un travail sur la pulsion de mort René Roussillon souligne pour sa part le lien entre le «fond de la pulsion de mort» et la question de la «jouissance». De fait, en rencontrant la question de la jouissance, on se trouve aux prises avec la répétition et le symptôme, le point où le «Je» se dé-subjective et s’aliène sous l’emprise de Thanatos.

‘«Il n’est pas de sexualité qui ne rencontre la question de la mort, celle-ci est inhérente au fonctionnement de la pulsion elle-même.(...) dans la pulsion, la mort exprime l’identité de perception, la réalisation hallucinatoire, le retour à l’identique. C’est le fond de la pulsion, l’expression du principe de Nirvana, la décharge absolue, radicale, la «jouissance» décrite par Lacan.» (R. Roussillon, 2000275).’

C’est en ce savoir sur la jouissance que le masochiste se fonde pour marquer son emprise sur celui qu’il instaure en place d’être «son» sadique : de savoir que l’autre ne peut expérimenter la «jouissance» à laquelle il prétend et qu’il serait en mesure d’imposer à l’objet de son sadisme, sauf à rencontrer la mort (M. de M’Uzan 2000276). Ces positions subjectives désignées sous la forme du sadique et du masochiste indiquent l’impossible de cette totalité de la jouissance, qui à se vouloir telle dessine l’emprise et convie les figures du totalitarisme. Au fond de la jouissance, il n’est d’autres horizons que la mort.

‘«Cette notion lacanienne désigne l’existence d’un horizon psychique où se produirait la chute de toute organisation fantasmatique dans sa fonction défensive et, partant, la chute de tout repère identificatoire, un temps où les pulsions sexuelles atteindraient un point de non-retour en accomplissant les buts de Thanatos.» (N. Zaltzman 2001277).’

L’usage trivial du terme ne différencie pas les deux acceptions «jouissance mortifère et jouissance légitime». Il dit le lien avec la sexualité et se confond avec la notion de plaisir, ou plus précisément avec son acmé (selon la métaphore de la décharge sexuelle masculine). Cet usage permet d’entendre comment, dans la jouissance, il est question de s’épuiser dans l’objet et/ou d’épuiser l’objet, de venir momentanément (dans «la petite mort») à bout du désir. Dans le même temps se trouve indiqué ce plaisir auquel tout «Je» prétend : tirer une jouissance (partielle) de la possession (d’un objet, d’une chose) et/ou du partage avec «un autre désirant» (P. Aulagnier). «La possession ou le libre usage de l’objet définit la jouissance» (D. Vasse 1999).

C’est le renoncement à céder à l’urgence de la satisfaction, l’abstinence qui dès lors fait pièce à la visée de la décharge absolue, et fait barrage à la déliaison sous tendue par la pulsion de mort.

‘En venant à bout de l’objet d’une pulsion confondue avec le désir du sujet, l’homme se détruit dans une satisfaction à mort, ou du moins, il est livré à la décharge répétitive d’une tension organique douloureuse et il cède à l’urgence de la satisfaction. (D. Vasse 1999278).’

Dans le domaine du droit, le «sujet juridique» est désigné comme pouvant légitimement «jouir de ses droits». Avec ce versant, on se trouve en présence de ce pan de la vie pulsionnelle qui se satisfait dans une sublimation, telle celle de «jouir de sa pensée». Cette satisfaction peut aussi trouver à se corréler à des agirs pulsionnels en un partage de «jouissances légitimes».

‘«Toute histoire relationnelle nous raconte l’histoire des positions que le Je a successivement occupées pour qu’une relation de désir se préserve entre lui et l’autre. À partir d’un certain moment, le Je va découvrir qu’il y a des positions dans son échiquier identificatoire qu’il ne peut occuper que s’il est prêt à abandonner cette première place de désiré qu’il pensait aussi légitime qu’assurée, que s’il est prêt à prendre le risque de situer dans le futur l’éventuelle rencontre avec un autre désirant, autre désirant avec qui il pourrait, cette fois, partager une jouissance devenue légitime.» (P. Aulagnier 1991279).’

Cette proposition de Piera Aulagnier dessine le parcours du «Je» relativement à cette transformation de la jouissance en «jouissance légitime». D’une jouissance escomptée par le «Je» sous le primat de l’archaïque, le parcours doit le mener à barrer la route au fantasme, celui-là même dans lequel il est «empêtré».

A contrario de cette jouissance légitime, se rencontre la jouissance narcissique, là, le «Je» se maintient sous le primat d’une excitation qui l’excentre du désir dans un effondrement narcissique (auto-érotique). Le «Je» ne consent pas à la castration ; il se met en place de valider l’interdit par lui-même, occupant simultanément toutes les places sur la scène du fantasme inconscient, au risque de s’y perdre. Une telle position n’est pas sans évoquer la position perverse, où le «Je» s’assure en permanence de la validité de son déni, au travers d’agirs transgressifs, de fétichisations, dans lesquels l’emprise vise à s’établir sur l’autre, et sur le désir de l’autre280.

Au cours de notre rédaction nous avons pris soin de spécifier le concept de jouissance comme : « jouissance narcissique, phallique, mortifère» en le référant à Paul Laurent Assoun (1994281). Au vu de l’utilisation contradictoire de ce concept, une telle qualification nous permet d’en déterminer l’usage.

Nous énoncions alors282 que : sur ce versant de la jouissance, le «Je» se perd. Il se trouve débordé, dépossédé de sa place de «Je» dans une décharge désubjectivante des motions pulsionnelles non liées. Avec cet aspect de la jouissance, on se trouve aux prises avec l’archaïque, avec la scène du fantasme et les agirs de la pulsion de mort.

Notes
274.

S. Freud (1915 c), Pulsions et destin des pulsions - in Métapsychologie, Trad. franç. : Éditions Gallimard, (1968), p 11-44

275.

René Roussillon (2000), Paradoxe et pluralité de la pulsion de mortnotion pulsiondemort notion pulsiondemort notion pulsiondemort notion pulsiondemort notion pulsiondemort notion pulsiondemort notion pulsiondemort notion pulsiondemort : l’identité de perception - in Guillaumin J. et alii, L’invention de la pulsion de mort, Paris, Dunod, p. 79.

276.

Michel de M’Uzan (2000), Le masochismenotion masochisme notion masochisme notion masochisme notion masochisme notion masochisme notion masochisme notion masochisme notion masochisme pervers et la question de la quantité - in André J. (sous la direction de.) L’énigme du masochisme, Paris, Puf, 131-142

277.

Nathalie Zaltzman (2001), op. cit., p. 69.

278.

Denis Vasse (1999), La dérision ou la joie, la question de la jouissance - Paris, Seuil, p. 27-28.

279.

Piera Aulagnier (1991), Voies d’entrée dans la psychose - (Communication orale du 27 Janv. 1991, retranscrite par S. de Mijolla Mellor & N. Zaltzman), in Topique, Revue Freudienne, n°49, Dunod, 1992 p11.

280.

Nous aurons à revenir sur ce mouvement à l’occasion de la narration d’une situation de directeur d’un institut de formation, dans sa relation à ses «objets» professionnels : l’institution et les étudiants. Cette situation a pour titre «Pygmalion intempérant».

281.

Paul Laurent Assoun (1994 a), La psychanalyse à l’épreuve du pouvoir, in Analyse et réflexion sur le pouvoir, Vol. II, Ouvrage collectif, Ellipses, Paris 1994, p. 59-71.

282.

Cf. le chapitre B.6.