B.7.1.2 La «jouissance», ses excès et sa nécessaire liaison-transformation

Dans les groupes professionnels, les pairs se doivent de faire office de réassurance relativement aux troubles qui accablent chacun individuellement. Le «contrat narcissique » garantit chacun d’une prime de reconnaissance et de la bienveillance d’autrui, pour autant que celui-ci accepte de se reconnaître en chacun des autres et de les reconnaître en retour. La reconnaissance se fait alors messagère d’Éros.

Les espaces d’analyse de la pratique participent du travail d’équilibrage des investissements entre maintien de la cohésion groupale (celle qui procédant du narcissisme groupal autorise les identifications mutuelles) et maintien d’un lien «suffisamment» soignant avec les sujets (objets de la prise en charge290). Si des écarts trouvent à se signifier entre les professionnels dans un lien de conflictualité «tempéré», les «usagers» prennent/reprennent alors une place en tant qu’«objets» d’investissements. La mise à jour des différences dans la groupalité institutionnelle, sur fond d’alliance, possède la vertu d’affaiblir la collusion groupale pathogène, celle que René Kaës désigne comme «pacte narcissique », en opposition au contrat narcissique.

‘«Une autre forme de contrat que j’appelle «pacte narcissique » est à prendre en considération comme forme pathologique du contrat narcissique. Dans ce cas de figure, aucun écart n’est possible entre la position assignée par l’ensemble et la position du sujet ; celui-ci ne peut que répéter inlassablement les mêmes positions, les mêmes discours, les mêmes idéaux. Ce sont là les dérives extrêmes des diverses formes d’abandon de pensée, de l’aliénation dans l’idéal. Cette forme particulière du narcissisme de mort est caractérisée (...) par le travail de désobjectalisation. Cet assèchement narcissique de l’investissement de l’objet, ce reflux du narcissisme sur les représentants imaginaires du Moi se produit lorsque l’institution ou le sujet ne parviennent pas à nouer leurs intérêts narcissiques dans un contrat identificatoire porteur d’un processus de subjectivation291.»’

Dans le quotidien du fonctionnement institutionnel le groupe professionnel en son entier se retrouve régulièrement rivé à de tels mouvements de clôture, à des positions de jouissance «narcissiques, phalliques, mortifères 292  ». Le travail d’A. de P. vise à permettre une réorientation de l’attention, vers les personnes accueillies et, partant, un réinvestissement de la libido, que la violence pulsionnelle fait refluer dans une auto-centration régressive et défensive vers le groupe ou vers les professionnels eux-mêmes, dans leur solitude. Le risque du «pacte narcissique », dans de tels groupes demeure constant. Le «contrat identificatoire» (R. Kaës) dans ces institutions et ces professions est l’objet d’attaques constantes, et à entendre les échos de nombreuses institutions, force est de constater que le désinvestissement y est souvent de mise, ces mouvements pouvant aller jusqu’à la «disparition des «sujets» (C. Henri-Ménassé 2002), jusqu’à l’abandon des «usagers», et leur meurtre psychique.

Dans un travail de recherche portant sur l’Analyse de la pratique, Catherine Henri-Ménassé souligne ce mouvement de «disparition» des usagers des institutions, évacués sous «les oripeaux d’un («usager») parfait. Parfait, mais mort, à tout jamais momifié dans et par sa propre réitération discursive» - le discours idéalisant de la fondation venant alors sceller l’accès à toute rencontre hors d’un «discours de certitude». Dans de telles configurations, l’institution se place sous le registre de l’aliénation293.

‘«Celui qui semble au coeur des attentes de tous c’est l’usager de l’institution, c’est bien lui que la mise en abyme du discours va concourir à faire disparaître» (C. Henri-Ménassé 2002294).’

Le travail d’A. de P. vise ainsi à permettre aux professionnels de «composer» avec la scène inconsciente (intrapsychique et intersubjective) les éprouvés extrêmes qu’elle convoque et la fantasmatique qui s’y déploie, sans se perdre dans la confusion ou le clivage, en un excès de jouissance mortifère. Le travail consiste dès lors en une mise en partage des émotions et une mise en mots des troubles qui ont affecté chacun. Dans une externalisation et une mise en représentations groupales, ces troubles peuvent être reconnus comme des parties constituantes de la relation aux «usagers», et donc comme le lieu même du travail de subjectivation requis par la tâche primaire de ces mêmes institutions. Les différents traumas éprouvés dans la rencontre sont alors déplacés de leurs seuls usages onanistes et la libido a dès lors quelques chances d’être réinvestie sur les sujets (patients, bénéficiaires, accueillis, ...). Ceci passe par une tentative de mise à jour, de mise en scène et mise en sens des symptômes dans lesquels se retrouvent enserrés les professionnels, individuellement et collectivement. La configuration groupale joue en effet, comme espace de projection-diffraction, dans la remise en jeu des souffrances que les accueillis n’ont de cesse de reproduire (ainsi que nous allons le voir au travers de la séquence que nous avons choisie de relater). Chacun des professionnels se trouve porteur et/ou témoin d’un aspect particulier, d’un «morceau» d’investissement, d’une part projective de l’usager. Le travail d’externalisation du trouble émotionnel, la mise en représentation et la mise en parole, en présence d’un autre (autre que le groupe lui-même) peut faire bord, si les mots parviennent à «retrouver une fonction symbolisante» (R Roussillon 1999), et permettent une sortie de la prévalence des seules dimensions émotionnelles et sensorielles, sources d’engluements.

Notes
290.

Piera Aulagnier désigne la fonction de «pare-désinvestissementnotion pare-désinvestissement notion pare-désinvestissement notion pare-désinvestissement notion pare-désinvestissement notion pare-désinvestissement notion pare-désinvestissement notion pare-désinvestissement notion pare-désinvestissement « de «l’autre maternel» comme une fonction essentielle au»Je» dans son émergence. Elle souligne également la nécessité d’investissement relationnel auprès des patients se situant dans le registre de la psychose : «Si dans le registre de la névrose nous pouvons nous permettre de laisser au sujet, pendant des moments courts il est vrai, le soin de soutenir affectivement la relation, dans la psychose notre rapport d’investissement est nécessaire pour que la relation se préserve.». (Piera Aulagnier, 1984, L’apprenti historien et le maître sorcier - Paris, Puf, p. 191).

291.

René Kaës (à paraître 2002), La Psyché comme objet dans la formation des psychologues. investissement narcissique et investissement objectal - in Mercader P. et Henri. A.N. (sous la direction de), La psychologie : filiationnotion filiation notion filiation notion filiation notion filiation notion filiation notion filiation notion filiation notion filiation bâtarde, transmissionnotion transmission notion transmission notion transmission notion transmission notion transmission notion transmission notion transmission notion transmission incertaine», p. 148.

292.

Cette expression de Paul Laurent Assoun rejoint dans le mouvement qu’elle dessine, celui que René Kaës tente de circonscrire sous l’expression de «pacte narcissique« (ci-dessus). C’est en effet dans le retrait narcissique, le désinvestissement de «l’objet» ou sa disparition au profit d’un discours idéalisant que la jouissance sur la scène professionnelle révèle son caractère phallique et développe ses aspects mortifères. À ce titre elle se place sous le joug du «narcissismenotion narcissisme notion narcissisme notion narcissisme notion narcissisme notion narcissisme notion narcissisme notion narcissisme notion narcissisme de mort». L’onanisme métaphorise au mieux une telle jouissance (narcissique), en tant que celle-ci est préservée (prélevée) du partage, et met le fantasme en place d’être son seul partenaire, et/ou en tant qu’elle s’éprouve dans une sensorialité en un véritable repli autistique qui vaut comme négation de tout appel désirant.

293.

C. Henri-Ménassé (2002), Analyse de la pratique : ombres et lumières - Diplôme Universitaire de Recherche à Partir des Pratiques, Université Lyon II, p. 137.

294.

C. Henri-Ménassé (2002), op. cit., p. 134.