B.7.2.1 Une excitation peut en cacher une autre

Lors de l’arrivée de l’intervenant ce matin-là, un mouvement d’excitation agissait et agitait le groupe des professionnelles. Ce mouvement se révèlera (dans l’après-coup comme il se doit) comme ayant servi simultanément de masque et de témoin à l’adresse de l’intervenant, de la sidération auquel le groupe se trouvait confronté dans sa rencontre avec une mère et son jeune fils. Au cours de la séquence d’A. de P. différentes scènes sidérantes émergeront à partir de la mise en récit des situations relationnelles expérimentées.

Le groupe démarrera donc cette séance d’A. de P. dans un état de forte agitation. Dans les bribes de phrases distinctement audibles durant ce premier temps cacophonique, il sera question de «ces enfants et ces adolescents, précoces, délurés, ...». Il sera simultanément fait état de deux familles, dont l’une venait d’être mise à la porte quelques jours plus tôt – une mère et sa fille adolescente. D’entrée de jeu le groupe parlera de façon emmêlée ces deux situations, avant que peu à peu l’attention ne se centre sur Madame Normand et son dernier fils, Thomas, pré-adolescent de onze ans, «son petit homme».

Les accueillantes relateront un jeu initié par Madame Normand dans lequel celle-ci désigne deux des plus jeunes et des plus jolies accueillantes, comme étant les «partenaires» potentielles de son fils. Cette femme avec moult sourires complices se disant «choquée» de l’intérêt de son fils à l’égard de ces jeunes femmes. «‘Vous avez vu comme il vous tient la porte!...». C’est qui ce soir ? Ah, c’est formidable pour Thomas !».’ De cette mère d’une quarantaine d’années, il sera dit qu’elle même s’habille «comme une adolescente».

Ce garçon de 11 ans se retrouve donc dans un lieu quasi exclusivement féminin (à l’exception de quelques bébés et tout jeunes enfants), sans espace pour s’isoler de l’omniprésence des femmes et des mères. La structure d’hébergement est configurée en dortoir, ainsi, lorsque Thomas quitte les salles de vie commune, il se retrouve encore et toujours au milieu des mères et de leurs bébés à l’étage, assiste aux allaitements, aux changes, ..., ce qui maintient pour lui une excitation, dont on entrevoit déjà qu’elle étaye (et s’étaye sur) la mère dans une relation outrageusement érotisée. On apprendra ainsi que la lecture du soir, de ce «petit homme» de onze ans est celle d’un périodique se complaisant dans des récits sordides, et scabreux : «Détective». Il arrivera un jour au centre d’hébergement dans un état de forte agitation, ne pouvant que répéter : «J’ai vu une prostituée ! J’ai vu une prostituée !».

Après ces premières évocations dans l’espace groupal d’A. de P., somme toute «recevables» et presque banales au vu du contexte, arriveront la mise en mots de quelques fantasmes dans un aspect suffisamment refroidi 298 et donc susceptible d’être appréhendé par la personne qui l’énonce, puis peu à peu celle de représentations stupéfiantes et sidérantes.

Une première situation relationnelle sera ainsi relatée par une accueillante en lien avec un affect de colère, et donc aisément accessible à la conscience par le biais de cette émotion familière : il s’agit d’un moment proche du coucher, où en présence de l’accueillante, Thomas proposera son aide à une autre mère pour doucher des enfants plus petits, et essuiera un refus. Et l’accueillante de s’exclamer à propos de cette proposition : «ça m’a fait fantasmer à mort !», se gardant toutefois d’énoncer les représentations dont elle s’est trouvée envahie dans ces instants. Cette première séquence, elle aussi aisément accessible à la représentation, en son affect partageable, amènera par association l’une des jeunes accueillantes (celle à propos de laquelle la mère dit que «son petit homme» la drague), à relater à son tour une autre scène ayant entraîné pour elle un effet de sidération : «ça m’a scotchée !».

Se trouvant dans la salle commune près de Thomas, au milieu des enfants, celui-ci se mit à jouer avec un bébé, le faisant sauter sur ses cuisses dans un mouvement obscène de coït. Lorsque l’accueillante demandera à Thomas de cesser, celui-ci de lui répondre : «‘C’est marrant ! C’est comme une poupée gonflable.’» L’accueillante ne parviendra alors qu’à parer à la prolongation de la mise en acte, au plus près de l’indécence des propos : «Mais, ... , C’est un bébé, ... , Ce n’est pas une poupée gonflable». Elle n’arrivera pas par la suite à se trouver en mesure de mettre quelque autre pensée sur ce qui se dessinait dynamiquement dans cet agir, des enfermements pathogènes de cet enfant dans une érotisation et une sexualisation outrancière de tous les instants. Elle est donc bien demeurée scotchée à cette scène.

Cette évocation «stupéfiante» entraînera à son tour le récit par une troisième accueillante d’une autre séquence confusionnante, et pour elle aussi source de sidération. Celle-ci relatera un épisode qui s’était déroulé dans la salle commune devant la télé, en présence d’un groupe de femmes accueillies. Lors du visionnage d’un film de «Rambo», au moment d’un passage explicitement érotique, dans une sorte de fascination et une invite pressente, le souffle tendu (l’accueillante le mimera à l’adresse du groupe et à l’adresse de l’intervenant), la mère conviera littéralement son fils dans l’image : «‘Attention Thomas ! C’est là Thomas ! C’est là !’». Cette accueillante se retrouvera ainsi témoin de cette mise en scène incestueuse et publique ; une mère tout entière rassemblée dans son regard, captant son fils, dans la jouissance scopique d’une scène d’orgasme.

La troisième scène sidérante sera amenée par une autre professionnelle accueillante. Celle-ci se questionnera tout d’abord à voix retenue, de savoir si elle se permet d’énoncer ce qu’elle a appris des violences conjugales du couple de Madame Normand, si elle s’autorise à partager les images dont elle se sait la «dépositaire», ou si elle en préserve le groupe et les garde par-devers elle. Il s’agit d’une scène de violence paroxystique, où, alors que son mari avait jeté sa femme à terre, cet homme lui pissera dessus. À cet endroit cette accueillante parlera «d’insulte suprême». Ces images auront sur le groupe un intense retentissement - dans la violence conjugale relatée au-delà des mots et des coups, le passage à l’acte convoquant des extrêmes de la régression.

À l’évocation de cette scène, une autre accueillante «se souviendra» avoir eu, elle-aussi cette information, et l’avoir «oubliée», témoignant du refoulement dont le groupe fait preuve à l’égard de ces zones cloacales, du cabrement des sujets face à ces frontières où la déstructuration le dispute au meurtre psychique. L’«oubli» sera justifié du fait que le récit-confidence de Madame Normand avait fait ré-émerger une situation plus ancienne restée pour l’accueillante à l’état de sidération muette. Il s’agissait alors d’une autre femme accueillie ayant vécu des sévices extrêmes sur ce même registre conjugal de fécalisation meurtrière.

Notes
298.

La notion de «refroidissement» est utilisée par Paul Fustier (1993, 1999, 2000), pour donner à entendre le travail psychique requis au niveau des groupes de professionnels (notamment dans ces espaces d’A. de P.). Il emprunte le terme à Georges Devereux (1956) «qui l’utilise dans sa conception du mythenotion mythe notion mythe notion mythe notion mythe notion mythe notion mythe notion mythe notion mythe . Georges Devereux dit de celui-ci qu’il est comme une chambre froide pour des fantasmes qui y sont entreposés. En effet selon cet auteur, le mythe propose une expression générale et abstraite au fantasme ; en l’insérant dans le corpus général de la culturenotion culture notion culture notion culture notion culture notion culture notion culture notion culture notion culture , le mythe se retire de la «circulation intime» du sujet, qui ne saurait le reconnaître comme lui appartenant, parce que trop dangereux ou trop violent» (P. Fustier, 2000a, Un traitement de l’écart entre individu et équipe - Canal Psy, n°44 Université Lumière Lyon II, p. 8).

À propos du travail psychique dans les institutions, nous parlerons pour notre part plus volontiers de «tempérament», ce terme permettant de compléter la métaphore précédente : certains éléments devant bien être «refroidis», et quelques autres «réchauffés», sortis de l’état de glaciation, dans lequel ils sont configurés. Le terme a de plus l’avantage de sa polysémique où vient entre autre résonner la notion d’accordage musical, et la polyphonie dès lors possible.