B.7.3.1.1 La situation de débordement

Nous nous trouvons dans une «maison d’enfants à caractère social», par une après-midi de printemps, Carole se retrouve seule avec un petit groupe d’enfants et de préadolescents, son collègue étant sorti avec une partie du groupe en vue d’une activité de plein air. Un des enfants, Serge, commencera à agresser d’autres enfants du groupe, puis à se battre violemment. Pour tenter de calmer le jeu Carole l’emmènera avec elle dans le bureau des éducateurs, ayant soin d’établir un espace clos, en fermant la porte. Elle décrira alors la transformation du visage de ce jeune, oscillant dans la perception de cette éducatrice «entre le vide et la folie», le regard chargé «de haine»... Ce jeune préadolescent se saisissant d’un feutre indélébile, se mettra à «barbouiller» le bureau des éducateurs. Carole lui demandera alors de cesser, puis d’effacer ces gribouillages. Après quelques instants, où rien ne se passe Serge semblera entendre l’injonction ; il fera même référence au fait que s’il n’efface pas, cela va «s’incruster, dans le bois du bureau». Il se mettra alors à tenter d’effacer, et ce faisant basculera dans un hurlement. Ce hurlement se maintiendra sans que Carole ne trouve d’autre recour que d’attendre que Serge se calme. C’est dans cet espace clos, dans cette temporalité ramassée sous l’assaut de ce hurlement, qu’un éducateur d’un autre groupe fera «irruption», déboulant dans la pièce hurlant lui aussi : «Mais c’est le bordel !»

Dans sa mise en récit Carole parlera à plusieurs reprises d’une «limite atteinte chez elle». Pour parer aux hurlements de Serge, elle s’est ainsi caparaçonnée dans le pari interne de «tenir», de résister. Fermer la porte, placer l’adolescent dans un lieu clos en sa présence était ainsi supposé faire «contention», faire bord à l’excitation.

Ces mises en oeuvre réfèrent à une théorisation implicite de la prise en charge qui organise les agirs groupaux. Une telle représentation des actes requis, est constituée d’un alliage entre la configuration inconsciente du groupe vis-à-vis de son objet (les différents organisateurs), les expériences qui se sont déposées au fil de l’histoire et se sont constituées comme légitimant les différentes procédures, tout ceci agrémenté de justifications «théorique-idéologiques» en fonction des théorisations disponibles «sur le marché», ainsi que le souligne Paul Fustier (1987), - décrivant précisément cette configuration de la structure institutionnelle comme «zone intermédiaire : idéologico-théorique»313.

L’irruption du collègue se constitue dès lors comme une insupportable disqualification, puisque venant signer l’incompétence de Carole à apaiser, à faire barrage à la folie qui s’était alors emparée de Serge. Elle dira avoir dès ce moment, été envahie d’un «désir de meurtre» à l’égard de Serge. À cet instant, «quelque chose» basculera (à son tour) pour elle dans un registre de persécution. Elle se retrouvera aux prises avec des jugements internes tyranniques, mettant en cause sa position professionnelle, au travers d’une représentation selon laquelle le professionnel ne peut se prétendre tel, que d’être précisément à même de faire barrage à ce qui déborde les sujets dont il a la charge, que s’il est à même de se configurer selon ce qui est requis par l’imaginaire institutionnel, et qui viendrait en renforcer la légitimité, - «‘Qu’est-ce-que tu fous là ? Tu n’es pas à ta place ; tu n’es pas faite pour ce métier !’ ».

Cette situation ne fera aucunement l’objet d’une quelconque reprise au sein de l’équipe, si ce n’est de la part du collègue censé «assurer» l’après-midi avec Carole, celui-ci demandant à Serge d’aller s’excuser après de sa collègue, - le jeune s’exécutera. Dès lors, l’épisode sera clos, et il n’en sera plus reparlé dans le cadre de l’institution.

Au sujet de Serge et de son histoire, Carole nous apprendra que les parents de ce préadolescent sont en passe de se séparer ; que le père disqualifie régulièrement son fils le traitant de «Bon à rien», et l’accusant d’être celui qui par qui la destruction du couple advient. Malgré le peu d’éléments dont on dispose dans cette situation, on devine toutefois l’appareillage des psychés qui s’est constitué entre ce préadolescent et cette éducatrice, là où le désir de meurtre viendra transiter, entre la figure grimaçante de Serge, et les accusations, les persécutions internes qui ont littéralement envahi Carole. Tous deux s’éprouvent comme réduits par/dans la parole disqualifiante d’un autre. Tous deux sont ceux «par qui le bordel s’instaure», ceux qui se retrouvent accusés de libérer la violence de la déliaison mortifère : celle qui vient détruire les différentes configurations groupales (le groupe familial, le groupe éducatif éducateur-jeune, et le groupe des professionnels éducateurs).

Notes
313.

Paul Fustier (1987) a développé l’idée selon laquelle l’infrastructure imaginaire de l’institution va se constituer en allant chercher «sur le marché» les théories dont elle a besoin pour loger ses organisateurs et justifier d’une apparence de rationalité.

«Entre l’infrastructure et la superstructure existe une zone intermédiaire que nous appellerons «idéologico-théorique». Elle contient les transcriptions des systèmes théoriques et des référents idéologiques de l’extérieur et que l’institution va utiliser pour fonctionner selon un rationnel issu du système perception-conscience. En somme cette zone intermédiaire l’est (...), dans la mesure où elle met en lien l’intérieur institutionnel et les référents, dans l’instant disponibles, sur le marché social ; (...) Elle marque le «au nom de quoi» (...) la vie institutionnelle va promouvoir certaines orientations et organisations et en refuser d’autres.» - in L’infrastructure imaginaire des institutions. À propos de l’enfance inadaptée - in Kaës R. et alii, L’institution, les institutions, Paris, Dunod, p. 131-132.