B.8.1 Mise en panne de la pensée ou plaisir de penser ensemble

‘«Renoncer à l’exercice de la pensée et aux plaisirs qu’on peut en tirer peut se comprendre de diverses manières : l’activité de pensée apparaît en soi menaçante parce qu’elle touche des zones douloureuses ou entraîne des conséquences fâcheuses, elle peut aussi être interdite et il devient alors plus avantageux d’y renoncer, ou encore elle peut devenir l’enjeu d’une rivalité telle que ce renoncement prend le sens d’un don ou d’une dette.» (S. de Mijolla 1992319).’

Ce trajet nous a conduit à considérer l’importance centrale du registre du «traumatique» (dans le champ du soin et du travail social), son lien à la jouissance, ainsi qu’à l’exclusion de la pensée et à l’altération de la temporalité qui en découlent. Le travail psychique requis des groupes professionnels nous est apparu comme celui de s’extraire de cette jouissance mortifère, de renoncer aux fascinations exercées par ces territoires de la psyché qui n’ont pas trouvé à se lier dans une chaîne signifiante, de ces éprouvés bruts, qui n’ont pas été nommés et reconnus et qui, en se tenant hors de la symbolisation, préservent leur potentiel de destructivité et de mort.

Dans les institutions et au travers des dynamiques psychiques que les professionnels développent via leurs identifications professionnelles, nombre d’obstacles s’oppose à une mise en pensée subjectivante, et pousse à son refus, au profit du maintien d’une excitation pulsionnelle. Cette excitation source de jouissance mortifère est liée d’une part à leur propre économie psychique (la situation de Laure et Adrien), et d’autre part à celle de la co-excitation groupale, en lien avec la préservation des pactes groupaux («Les trois sidérations», «Carole et le désir de meurtre»). Nous avons pu apercevoir comment les identifications professionnelles depuis leur constitution (à l’occasion des formations initiales, des premiers contacts et des premiers agirs auprès des «usagers»), jusqu’aux rencontres quotidiennes qu’elles orchestrent, sont aux prises avec l’archaïque, se placent sous l’emprise du «traumatique» et sous le sceau du «transgressif».

La fréquentation des contrées qui avoisinent l’archaïque potentialisent un engluement dans la jouissance mortifère, via la sidération et/ou la violence meurtrière dont ces lieux sont coutumiers. Ces agirs meurtriers se jouent de façon prépondérante au travers des «disqualifications320 », des exclusions des «usagers», et de celles des professionnels. Au travers de ces agirs d’exclusion les groupes tentent de préserver une norme groupale d’autant plus rigide qu’elle a pour fonction de préserver les identifications de toute ambivalence susceptible de se transformer en source de conflit, et d’entraîner un travail de questionnement réflexif. Dans l’exclusion de l’un des leurs transformé en «bouc émissaire», le groupe préserve ses scenarii et les imagos corrélées, en une distribution stable des places. Dès lors les déviants à la norme groupale et/ou ceux qui sont assignés à représenter un pôle contre-identifiant doivent être sacrifiés pour permettre à une autre partie du groupe de s’identifier de façon complémentaire (dans le clivage). Ces exclusions concernent aussi les «usagers», ceux dont les symptômes dérangent les places imaginaires où ils sont attendus par les professionnels et par l’institution. Rappelons que l’offre institutionnelle précède la demande des «usagers», qu’elle la préfigure, et que les places sont distribuées et assignées321 à partir des fantasmes organisateurs,.

Lorsque les groupes institutionnels basculent dans le refus, le lien aux «usagers» se réifie ; l’autre est alors transformé en «objet de jouissance» concourant en cela à détruire une subjectivité déjà précaire et menacée.

À l’instar de la situation relatée par Annie Ernaux, les expériences traumatiques vécues par le «Je», de même que la fréquentation de situations traumatiques rencontrées à l’occasion de la profession, se sont révélées être recherchées en tant qu’elles fournissent au «Je» des éprouvés, source d’excitation et de jouissance. Au travers de telles confrontations il tente de s’affranchir d’une excitation incestueuse-incestuelle, en lui opposant une excitation dont il prétend maîtriser la source dans le statut d’extériorité qu’il leur accorde. Au travers des expériences auxquelles il octroie un statut transgressif, le «Je» (se) précipite (dans) un fantasme d’auto-engendrement Il configure alors ces modalités d’excitation comme signant une imaginaire et paradoxale position d’appropriation, hors emprise de l’autre (maternel/parental) - dans le mouvement même où il donne libre cours à la jouissance «narcissique, phallique et mortifère», se désarrimant de ses ancrages humanisants.

Nous avons tenté de rendre compte de cette intrication, de ces étayages, entre le «Je» et ses «objets professionnels au travers de deux axes. Dans l’énoncé que nous en avons proposé en B.1.1.3. (p.43), nous avions distribué ces dynamiques selon l’axe «représentation – symbolisation - appropriation», et axe «méconnaissance - jouissance». Nous avions proposé les cadrages suivants:

  • L’axe «représentation – symbolisation - appropriation» : Les rencontres professionnelles permettent au «Je» de pouvoir rencontrer hors de soi, dans un statut qui s’appréhende comme «externe», des aspects insus et non-liés de sa propre psyché. Dans ces rencontres, on se trouve en présence de l’histoire du «Je», pour la part qui lui échappe, celle qui, enserrée dans la trame de la génération, n’a pas pu faire l’objet d’une appropriation «suffisante». Les rencontres avec certaines «populations» et certaines institutions offrent ainsi la possibilité de pouvoir explorer et démêler de tels points de confusions psychiques, précisément du fait qu’ils se trouvent agis par un «autre». Il s’agit de révéler, de psychiser et de lier des composantes du «ça» qui cherchent à émerger et trouvent à se présentifier et à s’entendre dans les «symptômes» de certains des sujets qui font l’objet de «l’aide».
    • Pour un sujet, dans ses liens professionnels, il est également question d’avoir la possibilité de réparer «l’objet». En soutenant, en aidant, en soignant, en externe des sujets en souffrance ou en déshérence, le professionnel soutient et restaure simultanément ses propres objets internes, son propre enfant, son propre parent (et/ou ses premières figures identificatoires et identifiantes). Il s’agit ainsi de reconfigurer ses propres modalités relationnelles souffrantes. L’opération «restauration – sublimation » témoigne de cette mise en oeuvre de l’axe «représentation – symbolisation - appropriation».

    • Étroitement corrélés aux aspects précédents, la mise en représentation et le travail de symbolisation que nécessitent ces rencontres permettent de confronter professionnellement et de restaurer «quelque chose» de la loi. On se trouve alors en présence d’agirs qui poussent à l’assomption de l’interdit oedipien, sous la forme du méta-organisateur oedipien.

  • L’axe «méconnaissance – jouissance : La position professionnelle permet aux sujets de continuer à méconnaître les points de clôture narcissique sources de leurs propres souffrances, tout en la contemplant chez l’autre, s’assurant ce faisant que «soi-même on ne s’y trouve pas». Il est donc question de la jouissance (narcissique, phallique, mortifère) qui résulte de l’actualisation incessante sur la scène de l’inconscient du fantasme qui soutient la position subjective du professionnel.
    Au travers de la rencontre permanente avec des éprouvés «extrêmes», les sujets sont aussi en mesure de «soutenir» leurs propres équilibres psychiques dans un «lien d’excitation » que suscite en permanence la rencontre avec l’objet, et ses agirs - ce «lien d’excitation» se joue dans le registre de l’excès, qu’il s’agisse de celui de l’empiètement, d’une sur-présence, ou dans celui de l’absence et de l’abandon. La fonction d’étayage témoigne de cette mise en oeuvre de l’axe «méconnaissance – jouissance», où les éprouvés (s’expérimentant la plupart du temps selon une modalité traumatique) servent alors de «peau», de «défense », contre des angoisses plus catastrophiques, sous l’égide du «surmoi».

Nous avons également souligné (à propos du couple de professionnels-partenaires), comment ces positions professionnelles composent une limite, une bordure, fournissant au sujet un lieu, un site où rencontrer le «monstrueux» et les figures sidérantes, où les localiser, et dans cette délimitation prétendre ainsi à un certain repos - il est alors des espaces où ces figures sont censées ne pas être. La visée consiste alors simultanément à exorciser et à circonscrire.

Notes
319.

Sophie de Mijolla-Mellor (1992), Le plaisir de pensée - Paris, Puf, p.75.

320.

Ce mouvement fera l’objet d’un travail de clarification dans la II° partie au chapitre C.3.2 : Les disqualifications professionnelles comme agirs meurtriers.

321.

Nous reviendrons également sur ce point dans notre chapitre C.9. : Le scénario matricielnotion scénariomatriciel notion scénariomatriciel notion scénariomatriciel notion scénariomatriciel notion scénariomatriciel notion scénariomatriciel notion scénariomatriciel notion scénariomatriciel .