B.8.1.1 La pensée rabattue dans l’opératoire, ou l’ouverture à l’interprétation

À propos du mouvement de méconnaissance-jouissance, nous avons entrevu que la pensée se trouve alors conviée sous le primat de l’opératoire. Le rabattement de la pensée en une telle modalité a pour fonction de tenir hors représentation ce qui se révèlerait par trop souffrant et menaçant, et conjointement de préserver la jouissance. Une des manières de réaliser un tel abandon de pensée, consiste à se placer dans une obligation à sur-investir du factuel, pour faire barrage à la désintégration ou dans une moindre mesure au vacillement identitaire322. Dans une telle dynamique le travail de pensée réflexif et élaboratif que requiert le processus d’appropriation subjectivant (portant sur les liens et sur l’histoire), représente un danger dont il faut se protéger. Le primat d’une pensée opératoire dans le monde du soin somatique illustre au mieux ce processus, du lien entre la violence de la tâche, le sur-investissement du factuel et l’économie psychique des professionnels qui exercent en ces lieux. Si ces pratiques constituent les archétypes de ce mouvement de méconnaissance, le primat de l’opératoire, et l’éviction de la subjectivité se jouent ailleurs de façon plus subtile et pernicieuse, notamment au travers de la mise en place d’une pseudo-pensée qui se place dans le registre de l’aliénation et/ou celui des appartenances idéologiques. Les fantasmes héroïques et les identifications imaginaires qui en découlent, permettent aux professionnels de fréquenter le sordide et le monstrueux ; de telles configurations maintiennent toutefois à distance (de façon paradoxale) le travail d’appropriation subjectivante que les professionnels sont à même de mettre en oeuvre323. Le sacrifice de la pensée (élaborative) constitue le prix de la méconnaissance et se paie d’un mouvement désubjectivant (la livre de chair).

Pour les professionnels travaillant dans ces institutions, produire un travail de réflexion (sur les mouvements psychiques qui ont cours en ces lieux) c’est prendre le risque d’avoir à remanier leurs identifications, et de passer du statut de «sombre héros du quotidien» à celui de professionnel malhabile. Un tel risque suppose qu’ils découvrent de nouvelles solidarités, établies cette fois à partir du travail du manque, et celui du plaisir partagé dans la mise en forme d’une pensée, celui d’une élaboration commune. La sortie du primat de la jouissance passe par une reprise seconde des éprouvés (issus de l’expérience de la rencontre avec les usagers), la mise en pensée et la mise en représentation de la scène psychique du fantasme. C’est au travers de leur interprétation que la violence inhérente à ces situations a quelque chance de trouver à être désamorcée.

Notes
322.

«Le surinvestissement de la réalité dans sa dimension factuelle» est un «moyen de combattre les effets dévastateurs de cette réalité sur le plan psychique.» (Hélène Vexliard [1999], Sous l’emprise totalitaire d’Agota Kristof – in N. Zaltzman [sous la direction de], La résistance de l’humain, Paris, Puf, p. 102).

323.

Dans les propos posés en exergue de ce chapitre Sophie de Mijolla articule ces différentes dimensions : les souffrances qu’il y a lieu d’éviter et qu’un travail de subjectivationnotion subjectivation notion subjectivation notion subjectivation notion subjectivation notion subjectivation notion subjectivation notion subjectivation notion subjectivation risquerait de faire ressurgir, les pactes et les contrats qui interdisent le travail de pensée, notamment le travail de pensée auto-réflexif, les dettes (résultantes des fidélités dans les systèmes d’affiliations et des contre-parties identificatoires qu’elles maintiennent, et qui ne sauraient là aussi être pensées sans courir le risque d’un désétayage.