C.1.1.2 La tâche des institutions et la»mésinscription333 »

Les institutions du soin et du travail social se configurent à l’endroit où les processus d’inscriptions, de liaisons et de différenciations sont en défaut, voire en faillite (tout à la fois au niveau des usagers et au niveau des professionnels); là où le tissage ne s’est pas suffisamment constitué, là où les forces d’Éros n’ont pas réussi à se tresser solidement avec celles de Thanatos pour leur faire barrage. C’est alors la violence de la déliaison qui menace ces institutions. Le lien suppose l’introduction d’une différence, une sortie hors de la confusion originelle.

En Eden, il est «un» arbre dont il est interdit de consommer le fruit. C’est sous l’égide de ce premier interdit que le mythe biblique énonce le mouvement différenciateur, fondateur de l’humain. L’homme est spécifié, dès son apparition comme n’étant pas «tout», n’étant pas «Dieu» ; comme marqué dans l’ordre du manque.

La tâche qui est dévolue aux institutions est alors celle de «traiter», de «réparer», ou pour le moins de «voiler» les «ratés» les «échecs», des inscriptions attendues des sujets dans le corps social. Il s’agit donc pour ces institutions de traiter centralement avec cette part de la société qui témoigne d’un défaut d’inscription.

Au travers des multiples pratiques il va donc s’agir de lier et de transformer cette part du socius qui ne parvient pas à s’y inscrire de façon suffisamment narcissisante pour l’ensemble, cette part de violence et de mort qui n’est pas parvenue à une «pacification suffisante», dans une soudure avec les forces de Vie. Les institutions «spécialisées» qui prennent le relais des institutions dites de «premier niveau 334«, les institutions politiques, juridiques, éducatives, (...), ont pour tâche de participer à un montage leurrant qui donnerait à croire au socius que ceux qui se tiennent sur la marge ne s’y tiennent que le temps de «négocier» une nouvelle inscription à l’intérieur du groupe social de référence.

Cette même société ne parvient pas à se reconnaître dans cette part d’elle-même qu’elle désigne dès lors comme extérieure à elle. Ceux qui s’y tiennent signent «leur inadaptation» à demeurer en incapacité de s’insérer, voire de s’intégrer. Tout le monde se doit de participer à la mascarade de la «réalisation des individus» où, de «Viagra» en «Prozac», le bonheur est désormais assuré, l’éradication du «malaise» se trouvant dès «demain» à portée de molécules - au sens du rusé barbier qui afficha sur sa porte «Demain on rase gratis!».

Les sujets qui demeurent «sur la marge» témoignent d’un défaut d’inscription ; ils signent les ratés du processus. Ils représentent ainsi une part pulsionnelle non-liée ; ils incarnent la part non-civilisée, la part non-refoulée, et tiennent lieu d’exutoire social, dans l’analogie qu’ils représentent avec les parts clivées du moi des sujets.

‘«L’ordre politique ne tend-il pas de nos jours à déclarer malades, ceux qui ne souffrent que de lui ?» (M. Augé 1975335).’

La peur que génèrent ces sujets «en marge» sert d’appui aux nouvelles idéologies sécuritaires336. La faillite et l’effondrement des systèmes idéologiques (du mur de Berlin aux «Twin Towers») nécessitent de trouver de nouveaux objets d’étayages en «rejet». La configuration mondiale en «deux blocs» qui a prévalu après «45», avait pour elle de servir de dépôt à l’inquiétude au travers d’une caricature du clivage (bloc de l’Est contre bloc de l’Ouest), et de l’expulsion de la faute du «malaise» sur la partie du monde autrement «colorée». Au travers des idéologies cet antagonisme parvenait ainsi à fédérer et à donner un site, une cause au malaise. Celui-ci, toujours en quête de nouvelles cibles trouve dans les phénomènes de «violence» quotidiens et les peurs qu’ils engendrent, un nouvel appui, une nouvelle «cause» désigné à la vindicte, comme la source actuelle du «malaise dans la culture ».

À titre d’illustration de cette stigmatisation de «la violence», mentionnons les pratiques actuelles de «formation continue». Elles se présentent comme un bon indicateur de la manière dont le «malaise social» (et ses expressions dans les institutions), «fait appel», est nommé et spécifié. Nous assistons ainsi, depuis peu, à une «nouvelle» manière de solliciter la régulation du «malaise» des professionnels. De nombreuses demandes se font jour relativement à la «gestion de la violence». Le ministère de la santé du gouvernement Jospin a ainsi récemment débloqué des fonds publics afin de permettre l’outillage des professionnels, face à la «montée de la violence». Les demandes de formation et les attentes des instances décisionnelles (telles que spécifiées dans les «cahiers des charges»), sont tout à fait précises en termes opératoires : au terme des interventions de formation, les professionnels doivent «savoir y faire» : savoir y faire avec la violence, de manière à ce qu’elle soit réduite au silence, et ne vienne faire les «choux gras» des médias et ternir l’image de l’institution.

La société n’a dès lors de cesse de récupérer la prime de jouissance qu’elle prélève à l’endroit de la «mésinscription», en une opération qui consiste à «farder d’idéal le préjudice».

‘«L’institution façade de l’édifice social a pour fonction - non sans héroïsme, à l’occasion, de ses membres – de soutenir l’idéal social qui est, justement de «sauver la face», donc de faire silence sur le malaise de la Culture et de farder d’idéal le préjudice. Toute vérité ne saurait être «bonne à dire» – la société ne tolérant que la «dose de vérité» nécessaire et suffisante à sa reproduction. On comprend que l’institution soit placée juste «sur le front» de cette contradiction de la vérité du symptôme et du leurre social.» (P.L. Assoun 1999337).’
Notes
333.

Nous empruntons ce terme à Alain-Noël Henri, et allons le reprendre ci-après.

334.

La dénomination de «premier» et de «deuxième niveau» est issue du champ de la sociologie. Pour illustration, c’est le redoublement du terme qui transforme en «ré-éducation» ce qui était «éducation», et établit un nouveau champ censé «éduquer à nouveau», soit réaliser ce à quoi les institutions de premières instances, de premier niveau, ne sont pas parvenues.

335.

Marc Augé (1975-76), La déviance quotidienne et le totalitarisme ordinaire - in Revue Autrement n°4.

336.

Un aspect inscrit dans la charte des «Droits de l’homme» qui était jusqu’ici peu souligné est actuellement repris dans nombre de discours politiques. Il s’agit du «Droit à la sécurité».

337.

Paul Laurent Assoun (1999), Le préjudice et l’Idéal. Pour une clinique sociale du traumanotion trauma notion trauma notion trauma notion trauma notion trauma notion trauma notion trauma notion trauma - Anthropos, Paris, p. 207.