C.2.1.2 Pouvoir, «phallus » et «méta-organisateur »

Au niveau de la psyché, le «pouvoir» avoisine avec la configuration imaginaire où se figure le «phallus ». Dans la terminologie lacanienne le «phallus» constitue le pivot du carrefour oedipien. Il est cet objet imaginaire qui va opérer un passage à l’ordre symbolique. Cet aspect d’opérateur symbolique lui confère une position de centralité dans la dynamique psychique d’émergence du «Je». Il vient alors représenter la place supposée visée par le désir de l’autre.

‘«Son statut étant de pur référent, le rôle symbolique du père est avant tout sous-tendu par l’attribution imaginaire de l’objet phallique.» (J. Dor 1985376).’

La proximité entre pouvoir et phallus, s’éclaire dans la structuration symbolique que tous deux indiquent. Cette proximité précipite la confusion imaginaire. « ‘Le «phallus» est un symbole, le signifiant du désir.’» (J. Hassoun 1997a377). Dans les institutions le pouvoir présentifie l’instance de la différence, il se fait en cela «méta-organisateur ». Il marque une différence en spécifiant celui qui est supposé en avoir un bout -un bout de plus que les autres ; ce dont témoigne le pouvoir performatif de sa parole, le pouvoir de nomination, ... Cette différence réfère métaphoriquement aux instances parentales à l’établissement d’une position tierce, position qui permet aux institutions de se maintenir et de faire face aux visées de Thanatos.

‘«Si le symbole vient remplacer l’objet du désir qui a dû être abandonné et qui se trouve être de près ou de loin, remplacé par un substitut, les garanties offertes a priori par l’institution en font un substitut possible aux figures parentales» (L. Ridel, 1995378).’

Le pouvoir se trouve donc convoqué en tant qu’opérateur structural au sein des configurations institutionnelles sous le double registre de l’imaginaire et du symbolique. Les termes de «phallus » et de «pouvoir» désignent tous deux une place vide, un objet imaginaire, qui va se constituer comme objet d’échange. C’est à partir du «jeu» créé par cette place vide, par ce point d’absentification que le pouvoir génère une structuration symbolique de la groupalité institutionnelle, à l’identique avec le rôle et la place du «phallus» au sein de la configuration oedipienne.

‘«Dans une société, la référence mythique fonde le pouvoir comme principe de différenciation et permet de parler la différenciation.» (P. Legendre 1985379).’

Pour le «Je» le «phallus » est cet élément qui autorise son émergence tout en se constituant comme le lieu de son allégeance. Il est selon Lacan la condition de la subjectivation ; et il en est de même dans la dynamique institutionnelle. C’est en cela qu’il est possible de parler du pouvoir comme «méta-organisateur oedipien».

‘«La primauté du phallus, en tant qu’objet imaginaire, va jouer un rôle fondamentalement structurant dans la dialectique oedipienne dans la mesure où la dynamique phallique, elle-même, promeut une opération symbolique inaugurale qui se résout avec l’avènement de la métaphore du Nom du Père.» (J Dor 1985380).’

C’est par glissement métaphoro-métonymique que la place vide - le lieu du manque -, se trouve référée au «phallus ». Cet «objet» se constitue comme objet imaginaire en ce qu’il est supposé par le «Je», être cet objet susceptible de combler le manque (de l’autre). Au cours de la psychogenèse, c’est au travers d’équivalences imaginaires que l’enfant donne existence à cet objet séparateur, représentant momentané de l’Autre de l’autre (maternel), représentant de cette différence qu’est le père, selon l’équivalence du jeu du désir sous-tendu par la visée de complétude : désir -> pénis -> phallus. Dans le développement de ces équivalences, il devient le signifiant du manque, et introduit l’enfant à la dynamique du lien dans la différence (la triangulation), à la constitution d’une place suffisamment différenciée.

‘«Les trois protagonistes (Père Mère Enfant) ne parviennent à se discriminer dans cette triangulation que pour autant qu’ils sont tous référés à un quatrième élément : «le phallus ». Seul ce quatrième élément constitue le paramètre fondateur susceptible d’inférer l’investiture du Père symbolique à partir du Père réel, via le Père imaginaire (...) le quatrième étant l’Unité : le Un qui n’est pas un nombre à proprement parler, mais l’embrayeur de la construction de tous les autres.» (J. Dor 1992381).’

Dans nos systèmes démocratiques le pouvoir se caractérise selon le mythe inaugural de l’organisation de l’agora athénienne comme «la place vide au centre» le lieu de la parole et du débat, qui fédère la cité dans une conflictualité contenue dans une ritualité - la violence, s’y trouvant liée et transformée par/dans la parole. Au travers de ce fondement de la démocratie : la «conflictualité ritualisée», il s’agit de s’assurer en permanence que celui qui est censé «l’avoir» ne se prend pas pour celui qui «l’est». L’occupation de cette place momentanée est ainsi soumise aux attaques incessantes des autres rivaux, en place de désirer «l’être» et/ou «l’avoir». Pour autant en désignant des places d’exceptions, signifiantes d’une différence, le groupe consent à ce que ça lui échappe ; il accepte qu’il soit un lieu, une place un «au-delà des sujets» singuliers qui «signifie» cet inappropriable fédérateur, parce qu’accessible à chacun de façon intermittente, et qu’inaccessible à tous de façon définitive.

La désignation de ces mouvements fait écho à cette bascule structurale qu’est pour l’enfant le passage entre se mettre en place «d’être le phallus » - de se faire «le désir du désir de la Mère» (J. Lacan) - puis dans un premier mouvement de déprise, imaginer «l’avoir», avant que d’aller en chercher confirmation chez celui qui est alors en position d’incarner cette altérité dans l’identification et/ou la demande (selon le sexe de l’enfant). Aussi nul ne saurait prétendre «l’être» sauf à basculer dans la mégalomanie et s’y engloutir («Le plus souvent, le sujet s’identifie à cette place qui le tue et dont il ne veut rien savoir; sinon en jouir.» D. Lachaud 1998382). Le sujet ne se développe en humanité que d’être référé à l’ordre du manque383.

‘«Bataille proposait de se demander devant chacun : Par quelle voie apaise t-il en lui le désir d’être tout ?» (D. Sibony, 1998384).’

Rappelons combien ces mises à jour doivent à l’élaboration de la fiction freudienne de «Totem et Tabou» (1912-1913385), ainsi que nous l’avons énoncé à propos de la «jouissance». Selon cette «mythologie», la fonction du Père n’émerge qu’en place de «Père mort». C’est la mort donnée qui génère la «place du père » dans sa vacance. Les frères vont alors renoncer à occuper au sein de la horde une telle place, en ce qu’elle est frappée du sceau de la mort. Ils vont accepter de se déprendre de la position de captation et d’emprise qui consiste à avoir «toute la jouissance», en ce que cette place ne saurait être que celle du tyran mort. Chacun est alors renvoyé à la représentation de sa propre frustration, celle à laquelle en tant que jeune mâle, il a été contraint face à la puissance du tyran. Le collectif des frères naît dans la représentation de cette castration partagée. Ce faisant le signifiant «père» émerge en place de signifiant du renoncement, soit en place de signifiant de la jouissance interdite comme «toute». La visée de «totalité» est ainsi liée à la mort dans le destin du père. - Freud développera ces intuitions au travers du concept de «pulsion de mort » en sa visée radicale d’abolition, d’épuisement du désir, du désir de non-désir.

Dès lors la figure du tyran s’articule jusqu’à s’y confondre avec l’imago maternelle archaïque. Elle en constitue l’actualisation dans l’emprise absolue exercée sur la horde, et dans la jouissance incestueuse, référée au maternel archaïque, dans la jouissance comme «toute». Ce n’est que dans le renoncement, dans la séparation d’avec l’aimantation de l’imago de la mère archaïque que la place du père se métamorphose en une place «vide» au centre, sous le primat de la castration et du renoncement des frères dans l’alliance. La référence partagée lors du repas totémique (ingestion d’un bout du père par chacun des fils selon la perspective dessinée par le mythe freudien) consiste en un partage du «père» dès lors intériorisé comme « du père» en soi, constituée comme place tierce, inappropriable. C’est la mort, la castration, la limite imposée à la jouissance, qui sont ainsi ingérées par chacun, et mises en partage. «À savoir que quelque chose y manque - et c’est bien ce qui caractérise d’abord le sujet.» (J. Lacan 1969-1970386). L’alliance entre les frères est scellée sous le sceau de la finitude, de la mort advenue du père, dans la promesse simultanée de la finitude de chacun (individuellement), et de la perpétuation du cycle des générations, chacun des fils se retrouvant investi de la promesse de devenir à l’instar du père, fécond. La jouissance (en tant que toute) constitue dès lors l’apanage du père mort.

Le concept de «phallus » renvoie (paradoxalement) à cette centralité du «manque », à ce qui fait trou, et permet l’organisation subjectivante, par l’assomption symbolique qu’il promeut.

Notes
376.

Joël Dor (1985), op. cit., p. 94.

377.

Jacques Hassoun (1997 a), L’obscur objet de la haine - Paris, Aubier, p. 48.

378.

Luc Ridel (1995), Violences institutionnelles et somatisations - in Revue de Psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 24, Éditions Érès, p. 180.

379.

Pierre Legendre (1985), L’inestimable objet de la transmissionnotion transmission notion transmission notion transmission notion transmission notion transmission notion transmission notion transmission notion transmission  – Paris, Fayard, p. 129.

380.

Joël Dor (1985), Introduction à l’oeuvre de Lacan, Tome I - Paris, Denoël, p. 94-95.

381.

Joël Dor (1992), op. cit., p. 22-23.

382.

Denise Lachaud (1998), La jouissance du pouvoir - Paris, Hachette, p. 18. Cet ouvrage de D. Lachaud porte le sous-titre explicite : «De la mégalomanie».

383.

Nous avons précédemment souligné à propos du «Trouble du souvenir sur l’Acropole» comment cette tentation revient pour Freud lui-même, au travers de l’image du sacre de Napoléon. Celui-ci se donne à voir comme nouveau tyran, procédant à un raptnotion rapt notion rapt notion rapt notion rapt notion rapt notion rapt notion rapt notion rapt de la légitimiténotion légitimité notion légitimité notion légitimité notion légitimité notion légitimité notion légitimité notion légitimité notion légitimité , allant jusqu’à se couronner lui-même, hors référence à l’ordre du manquenotion manque notion manque notion manque notion manque notion manque notion manque notion manque notion manque , (représenté dans ce contexte historique par les prélats de l’église, à qui il dénie le pouvoir de l’investir au nom d’un Autre).

384.

Daniel Sibony (1998), Violence - Paris, Seuil, p. 137.

385.

Freud (1912/1913), Totem et tabou - Trad. franç., Paris, Éditions Gallimard, 1993, 353p.

386.

Jacques Lacan (1969-1970), Le Séminaire livre XVII - «L’envers de la Psychanalyse», Seuil, Paris, 1991, p. 145.