C.2.3.3.1 La parole et la reconnaissance

La parole, dans son lien avec «la chefferie» et les dynamiques de pouvoir, représente donc une des voies (royale) d’une toujours possible aliénation du groupe. Au sein de la configuration psychique institutionnelle, elle tend à se confondre avec le discours - discours susceptible d’énoncer le vrai, dont l’interprétation univoque prendrait valeur de vérité et d’absolu420. Elle peut donc être l’objet d’une captation par ceux-là mêmes en place de garantir qu’elle échappe à tous et ne saurait être qu’un objet de partage, ce qui ouvre à une recherche en commun d’une vérité relative, momentanée et plurielle. La captation procède au travers de cette confusion (entretenue) entre discours et parole. La parole se caractérise d’être polysémique, d’ouvrir la pluralité des interprétations ; en ce sens elle s’oppose à la vérité d’un discours susceptible de dire le «vrai».

Le mouvement de rabattement aliénant est particulièrement sensible dans les institutions dont le fondateur demeure en place de garant institutionnel. C’est en effet son interprétation qui dans la trivialité du quotidien valide ou disqualifie tout acte relationnel, qui énonce la conformité ou la non conformité à «l’esprit maison» qu’il incarne, et donc légitime ou disqualifie. Ce mouvement s’il est excessivement prégnant dans les configurations proches de la fondation (ou d’une refondation), concerne (même si la mesure en est moindre) tout responsable, en tant que celui-ci se trouve en place statutaire de nommer, d’assigner, de noter, soit de renforcer ou de disqualifier la légitimité des différents professionnels, par la consistance de sa fonction et les effets performatifs de sa parole. Il est le «porte-parole» (P. Aulagnier) de l’institution.

Ainsi le responsable est en devoir de parole. Il se doit de marquer l’existence de chaque professionnel dans la singularité de sa place et de sa différence, tout autant qu’il se doit de redire l’appartenance à une communauté de travail, à une production collective. Il n’a ainsi le choix qu’entre tenter d’occuper cette place «impossible» (selon le mode Freud421) dans la parole, ou être contraint de discourir.

Si l’échange de parole est la manifestation du lien, le témoignage d’une mise en circulation subjectivante, lorsque cette parole prend pour cadre les espaces officiels (les diverses réunions en présence d’un représentant institutionnel), elle réalise des effets valant comme reconnaissance des sujets et de leur place, de leur participation à la tâche de l’institution422. Une parole d’appréciation sur le travail d’un professionnel (à moins que ce ne soit sur le professionnel lui-même) quel que soit l’espace à l’intérieur de l’institution où cette parole est proférée, lorsqu’elle émane d’un responsable, opère un effet potentiellement structurant ou disqualifiant. Le responsable confondu avec l’institution, en présentifie une instance (Surmoi, Idéal du moi...) ; de plus au sein des institutions importantes les sujets ne sont pas différenciés de leur fonction, et se trouvent représentés par leurs actes. Dès lors reconnaître l’acte, c’est reconnaître son auteur ; ignorer l’acte, c’est l’ignorer. L’acte demande à être reconnu et validé dans la parole423.

‘«Le désir de l’homme trouve son sens dans le désir de l’autre, non pas tant parce que l’autre détient les clefs de l’objet désiré, que parce que son premier objet (du désir de l’homme) est d’être reconnu par l’autre.» (J. Lacan 1953424).’

Dans l’ouverture à la parole, la déprise n’est jamais que potentielle, pour autant que chacun des partenaires peut jouer d’une captation narcissique ; toutefois hors de la parole, toute déprise se révèle fort improbable.

La place du «Chef» peut ainsi être appréhendée comme celle qui autorise à prendre place et à prendre la parole. La captation du pouvoir renvoie fondamentalement à la captation de la parole, celle donnée et celle reçue.

‘«Parole et pouvoir entretiennent des rapports tels que le désir de l’un se réalise dans la conquête de l’autre. Prince, despote ou chef d’État, l’homme de pouvoir est toujours, non seulement l’homme qui parle, mais la seule source de parole légitime.» (P. Clastres 1974).’

Ce qui vaut pour la «chefferie», vaut également pour chaque sujet. En parlant, le sujet tente de se déprendre d’une assignation aliénante dans le discours de l’autre. En lieu et place d’être «assigné», il cherche «à signer» sa place dans l’échange. Prendre la parole c’est s’abstraire d’une position de seule soumission, soutenir sa singularité et révéler sa différence dans l’échange.

‘«Toute prise de pouvoir est aussi un gain de parole» (P. Clastres 1974425)’

Nous nous trouvons là dans le registre de l’énonciation performative426. La parole est acte.

Cette place de qualification ou de disqualification est celle dévolue au responsable, dont les modalités relationnelles et les règles de fonctionnement politique qu’il agit (son «management»), vont caractériser l’être en groupe, pour autant que le groupe soit co-constructeur, co-signataire du jeu relationnel proposé.

Notes
420.

«Les paroles du détenteur du Pouvoir, seraient-elles vraies, seront toujours soupçonnées de viser un but poursuivi par lui et ignoré par celui auquel elles s’adressent, et donc de vouloir le tromper». (Piera Aulagnier (1984), L’apprenti-historien et le maître-sorcier, Paris, Puf, 1984, p. 241-242).

421.

Il s’agit des trois fonctions sociales désignées par Freud comme «impossibles».

422.

Pour illustration, citons ce qui se joue au sein des réunions institutionnelles dans les modalités de mise en circulation de la parole, ainsi que les multiples demandes émanant des différentes personnes et des différents groupes socio-professionnels. Ceux-ci requièrent que leur parole soit qualifiée, et/ou que soient disqualifiées celle des rivaux potentiels, celle des autres acteurs procédant d’une autre fonction et d’une autre logique.

423.

À cet égard les revendications de certaines catégories de personnel à l’occasion des grèves apparaissent comme autant de demandes de reconnaissancenotion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance de l’importance du travail fait, des actes accomplis.

424.

Jacques Lacan (1953), Fonction et champs de la parole et du langage en psychanalyse - in Écrits, Seuil, Paris, 1966, p. 268..

425.

Pierre Clastres (1974), op. cit., p. 133.

426.

«Nous avons toujours discerné deux plans sur lesquels s’exerce l’échangenotion échange notion échange notion échange notion échange notion échange notion échange notion échange notion échange de la parole humaine - le plan de la reconnaissancenotion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance notion reconnaissance en tant que la parole lie entre les sujets ce pacte qui les transforme, et les établit comme sujets humains communiquants - le plan du communiqué (...).» (J. Lacan 1953/54, Le Séminaire livre I : Les écrits techniques de Freud - Paris, Seuil, 1975, p. 126).