C.3.1

C.3.1.1 Intégrer l’effondrement de la civilisation face au meurtre

Si nous examinons les enjeux de meurtre au niveau collectif, en un temps récent de l’histoire de la civilisation occidentale, quelque chose s’est rompu, quelque chose s’est perdu. Évolution ! Progrès !, les mots résonnent désormais à vide, et l’inflation techniciste s’efforce dans son ivresse de recouvrir les cendres de cet effondrement. Le mythe psychanalytique de «Totem et tabou», indique le meurtre et le renoncement à la perpétuation de la violence à l’intérieur du groupe des frères comme fondateur du lien social ; le mythe biblique du «Sacrifice d’Abraham » dessine quant à lui le renoncement de la violence des pères à l’égard des fils et celle des fils en retour à l’égard des pères, comme garantissant la génération. Or ce dépassement n’a de cesse de devoir se rejouer, en tout sujet, en tout groupe, en toute institution. Il n’a de cesse de tourmenter la «civilisation», en son «malaise». L’arrachement de «l’évolution humaine à l’attraction du meurtre» (N. Zaltzman) constitue la butée constante à laquelle tout groupe humain doit se confronter. Si au travers de la Shoa l’homme s’est révélé comme «tuable», l’humanité a désormais pour tâche d’intégrer les «conséquences (de cet) événement majeur, collectif et individuel, l’écroulement advenu de la civilisation occidentale dans sa fonction de rempart de l’individu contre le règne du meurtre.» (N. Zaltzman 1999). Nous sommes donc conviés, collectivement, individuellement à faire oeuvre de «Kultur», et à savoir la précarité extrême de toute construction.

‘«La Kultur est cet ensemble de représentations inconscientes qui intercèdent entre l’homme et lui-même, entre chacun et les autres. Elle est ce que chaque histoire singulière transforme et ce qui traverse chacun. Elle est ce qui élabore le pulsionnel anhistorique, dans sa poussée constante vers la vie et la mort, et le constitue comme une réalité possible à habiter. Elle est la force de médiation qui oeuvre à arracher l’évolution humaine à l’attraction du meurtre. Ce mouvement s’est effondré dans les organisations totalitaires et concentrationnaires.» (N. Zaltzman 1999428).’

De fait, avec le déploiement des planifications morbides des totalitarismes tout au long du XX° siècle, la croyance dans l’évolution et le progrès s’est trouvée éconduite ; même si les années d’après guerre ont tenté de dénier ce qui venait de se produire sous le couvert de la reconstruction qui s’imposait alors. La technologie en ses avancées spectaculaires, ses «progrès» précisément, s’est alors trouvée mise au service du refoulement des évènements qui venaient de se produire, sous le régime nazi, et de ce qui était en train de se jouer sous une forme apparentée, des goulags sibériens aux jungles cambodgiennes, ...

Les totalitarismes interrogent le quotidien de la vie institutionnelle en ce que toute institution est menacée de clôture idéologique, même si en la matière il y faut toutes proportions garder. Ce que les régimes totalitaires ont mis en place, entre «Auschwitz» et «Kolyma429« n’est en rien comparable, à ce qui se trame comme violences meurtrières au sein des institutions ; il n’en est pas moins vrai que ces expériences extrêmes témoignent de ces moments cauchemardesques de bascules collectives dans la folie, sous le couvert des idéologies les plus diverses. Or toute institution dans sa constitution même participe d’un mouvement idéologique, qu’elle parvienne à le traverser où s’y établisse à demeure - il ne saurait en être autrement. De telles «phases idéologiques» sont selon Didier Anzieu (1980, 1999430) des temps structurants de la vie dans les groupes, et dans les institutions, des «moments identitaires» (B. Chouvier 1982431). On a pu souligner comment les assises identitaires dans les professions du soin et du travail social, sont en permanence menacées, attaquées, et combien ces institutions sont des lieux soumis à la violence de la déliaison mortifère entraînant des mouvements de violences extrêmes, puisque à même de mettre en péril les assises narcissiques des sujets ; on voit par là que le recours à l’idéologie pour servir d’étais à ces identités défaillantes, constitue au sein de ces institutions la ligne de moindre résistance.

Notes
428.

Nathalie Zaltzman (1999 b), Préface - in N. Zaltzman (sous la direct° de) La résistance de l’humain, Paris, Puf, p. 1-2.

429.

Ce nom de «Goulag» est devenu célèbre par le biais des écrits témoignages de Varlam Chalamov, notamment : (1990), Les récits de la Kolyma, Quai de l’enfer - Le livre de poche.

430.

Didier Anzieu (1980), Le groupe et l’inconscient - Paris, Dunod, 234p. ; D. Anzieu & E. Enriquez (1999), La rencontre du groupe - in Revue Française de Psychanalyse, 3, Groupes, Tome LXIII, p. 737-749.

431.

Bernard Chouvier repère une même dynamique, et use des mêmes termes (1982), Militance et inconscient - Presses Universitaires de Lyon - 160p.