C.3.1.1.1.1 La «civilisation» de la pulsion

P. Fédida (1982432), propose l’idée que dans la constitution du sujet, «le primitif est au centre». Il assimile alors le devenir du sujet à un «processus de civilisation». Une telle formulation n’est au reste pas très éloignée de ce que va proposer Freud en 1916-1917433, lorsqu’il émet l’idée que chaque sujet humain doit dans sa psychogenèse répéter l’histoire de l’humanité dans son cheminement évolutif. Ce processus de civilisation est donc requis de tout sujet par toute institution, ce qui met celle-ci dans la position d’avoir à élaborer en permanence les enjeux civilisateurs, au titre desquels les enjeux de meurtres - ces enjeux dont elle préfèrerait «ne rien en savoir».

‘«Au fondement de l’institution, comme de la civilisation serait la culpabilité. L’institution prendrait forme du refoulement d’une destructivité fondamentale, constitutionnelle, propre à l’humain. Issue de l’hostilité réprimée à l’égard du père, de l’autre, de soi-même, elle cherche à ne rien savoir de cette origine.» (P.L. Assoun 1991434).’

Toutes les institutions participent au travail identifiant des sujets, et donc au travail de liaison sociale, et plus encore celles dont la tâche affichée consiste dans un remaillage de l’ordre symbolique, en ses parties les plus altérées, les plus déchirées. Or dans ce même mouvement elles n’ont de cesse de perpétuer l’évitement et de «ne rien vouloir savoir de cette origine ».

Le renoncement au meurtre est donc bien le travail imparti à chaque humain, et à chaque groupe humain. Dans ce «combat», les institutions du soin et du travail social se retrouvent aux premières loges, elles se convoquent «au feu».

Les situations relatées dans la partie précédente nous ont familiarisé (s’il en était besoin) avec ces dynamiques disqualifiantes et meurtrières : ainsi de ces meurtres à bas bruit que nous avons évoqués, et qui témoignent d’un abandon, d’un désinvestissement des différents «usagers» jusqu’à perpétrer leur effacement. Au travers de la situation de Madame Normand on a pu voir comment pour un groupe de professionnels (dont la tâche primaire est précisément celle de servir de lieu d’accueil à des femmes vivant des situations caractérisées par la violence conjugale), résister à l’exclusion physique ou à l’effacement psychique (en ses multiples modalités, dont celle du jugement disqualifiant) relève d’une exigence, qui s’apparente (bien souvent) à un «arrachement à l’attraction du meurtre» (N. Zaltzman).

Si cette violence se joue entre les professionnels et les différents «usagers» (résidents, patients, et autres bénéficiaires), elle se déploie aussi entre les professionnels, - les différents pactes évoqués (dénégatifs et narcissiques) nous ayant révélé leur lot de destructivités mortifères.

Nous avons à différentes reprises énoncé que des meurtres professionnels se perpètrent au sein des institutions, précisons à présent ce mouvement. Dans la situation de l’éducatrice «Carole» et du désir de meurtre que cette jeune femme va rencontrer auprès d’un jeune pré-adolescent, nous avons souligné comment ces éprouvés «extrêmes» venaient s’actualiser de façon paranogène sous le «commandement surmoïque» (A. Didier Weill). Ce jugement disqualifiant a valeur de meurtre de la professionnalité (dans des lieux où celle-ci n’a de cesse de devoir être confortée et soutenue dans un ressourcement qualifiant groupal). Les professionnels doivent en effet se retrouver en capacité de résister aux assauts des motions pulsionnelles destructrices et mortifères émanant des «usagers435« (enfants, ...). La différence qu’il va falloir regagner, afin de se déprendre des confusions induites par le travail, ne saurait être garantie ailleurs que dans le lien aux pairs, le partage de pensée et la relation aux interdits institutionnels.

Dans le cours de notre narration nous avons pu dire que «la reconnaissance est le serviteur d’Éros ». Soulignons à nouveau comment, dans les groupes, la reconnaissance est le témoin de l’investissement à partir duquel chacun peut s’inscrire dans le lien, dans une sécurité suffisante, et faire barrage aux foudres de la paranoïa, et aux mirages de la perversion.

Notes
432.

Pierre Fédida (1982), Le transfertnotion transfert notion transfert notion transfert notion transfert notion transfert notion transfert notion transfert notion transfert génétique - in Le genre humain, La Transmission, n°3/4.

433.

S. Freud (1916-1917), Introduction à la psychanalyse - Paris, Payot & Rivages (2001), 566p.

434.

Paul Laurent Assoun (1991), Freud, la psychose et l’institution - Postface à : Ansermet F. & Sorrentino M.G., Malaise dans l’institution, Paris, Anthropos, p. 95.

435.

Rappelons que dans la situation à laquelle nous nous référons, il s’agit d’une Maison d’Enfant à Caractère Social (MECS), et que l’enfant auprès duquel Carole éprouvera cette pulsion meurtrière se trouvait écrasé dans une configuration familiale destructrice ; le père assignant cet enfant (en son existence même) en place de meurtrier du couple parental.