C.3.2 Les disqualifications professionnelles comme agirs meurtriers

C.3.2.1.1 Le meurtre de la professionnalité

Dans le fonctionnement habituel d’une institution, une part de la violence institutionnelle non liée s’exerce à l’encontre des usagers, et une part à l’encontre des professionnels eux-mêmes. Cette dernière opère le plus souvent à bas bruit - dans la mesure ou l’institution n’en est pas directement menacée dans son existence (à l’image de l’institution où exerce Carole), - et prend le biais d’attaques disqualifiantes qui visent à détruire la professionnalité, cette identification indispensable à l’exercice professionnel. Les passes d’armes se jouent à coup de phrases assassines : « ‘Dans ta relation avec tel «usager», lorsque tu fais ceci, lorsque tu dis ce que tu dis, ..., Tu n’es pas professionnel’ !». Les attaquants s’érigent alors dans leur superbe, usurpant toute la légitimité, et distribuant qualifications et disqualifications. Les implicites de ces assignations renvoient «l’accusé» à l’ensemble de ses incertitudes, à son in-situable «position professionnelle», à ces liens emmêlés que sont les relations éducatives et/ou soignantes. Le professionnel visé par ces attaques peut ainsi ne pas être en mesure de faire face à cette exclusion, et quitter la place, ou s’y effondrer.

Au travers de ces disqualifications professionnelles, on se trouve donc en présence d’agirs meurtriers de la professionnalité, en présence de la part de la violence dont l’institution ne parvient précisément pas à se saisir et à transformer en un objet de travail, au travers d’une liaison dans la pensée et dans l’histoire. Les attaques disqualifiantes de la professionnalité tendent à disjoindre, à délier. Elles portent précisément sur les intrications entre identification professionnelle et identité du sujet, ainsi que sur les étayages entre le sujet et le groupe professionnel d’appartenance. Ces attaques rabattent alors toutes dynamiques intersubjectives sur des dynamiques intrasubjectives ; elles tendent à isoler le professionnel et à le déloger de cette place de professionnel à partir de ce qui est alors épinglé comme ses «incompétences relationnelles «, dans la perpétuation d’un déni portant sur les corrélations de subjectivités.

Toute position professionnelle doit en effet se trouver garantie, légitimée par le corps social (diplômes, ...) et par le groupe (affiliations). Tout «Je» requiert ce crédit qui fait de lui un sujet participant aux pactes groupaux, et partageant le fond syncrétique à partir duquel s’établissent les échanges : «Être légitime c’est avoir le droit de faire et d’être en sécurité». P. Fustier (1995, 1999) établit le lien entre meurtre et disqualification à partir précisément de la forme que revêt l’interdit de meurtre au sein des institutions :

‘«De façon générale on pourrait dire que l’interdit de meurtre prend normalement la forme d’une reconnaissance de la légitimité professionnelle. (...) Il faut considérer que la légitimité dans la sphère professionnelle permet d’exercer une pratique de droit (et non pas seulement de fait) sans être à la merci d’une réaction violente (hiérarchique ou collégiale), qui condamnerait cette pratique. La légitimité c’est voir sa formation, ses diplômes reconnus comme donnant le droit d’exercer; c’est voir des pratiques professionnelles reconnues comme participant à la réalisation de la tâche princeps de l’institution (...). Être légitime c’est avoir le droit de faire et d’être en sécurité.» (P. Fustier 1995, 1999436).’

À suivre cet auteur on voit comment dans des périodes suffisamment tempérées la légitimité garantie par les contrats et les pactes groupaux, sert de rempart au déferlement de la violence. À l’inverse lors des périodes de crise, où l’insécurité et la préservation narcissique de chacun dominent, c’est la place de professionnel qui précisément n’est plus garantie. Chacun doit alors faire sans cesse la preuve de sa compétence437, jusqu’à s’y épuiser ou à venir coller aux diktats idéologiques qui font alors florès.

A. Sirota (1995) propose la notion de «disqualification perverse » pour caractériser ces agirs disqualifiants. Il met l’accent sur cette corrélation entre disqualification et attaque de la légitimité à laquelle chacun arrime sa position professionnelle. Celui qui agit la disqualification opère un véritable rapt de la légitimité et donc d’une déstabilisation des nouages identificatoires professionnels des autres acteurs - c’est du reste ce que nous allons voir opérer au sein des différentes situations que nous développons ci-après.

‘A. Sirota nomme «disqualification perverse » une conduite verbale par laquelle quelqu’un, sur une scène sociale quelconque, désigne l’autre ou ses idées et ses propos, un objet, un groupe, une instance, comme illégitimes ou indignes, au nom d’une norme irruptive érigée en loi de façon transgressive. L’auteur de cette conduite prête à l’autre ou aux autres, sans argumentation, de façon péremptoire, diffamante et affabulatoire, des pensées, positions ou motivations médiocres, mauvaises ou inavouables. Il suggère que ceux-là ne seraient pas ici à leur place, ou auraient commis des actes répréhensibles dont ils seraient les seuls capables à l’exception de tout autre, de tout autre véritablement être humain, ou de tout autre digne membre d’une communauté considérée, dont l’attaquant s’octroie l’autorité supérieure et exclusive de définir le profil et d’attribuer le label.» (A. Sirota 1995438).’

À propos des systèmes totalitaires, nous avons souligné le rapt de toute légitimité comme l’un de des attributs majeur qui spécifie leur fonctionnement. Si c’est l’état en ses représentants et lui seul qui définit ce qu’est le «bien commun», si «‘seul le bien collectif public relève du bien commun’» et dénie aux individus leur «bien privé», alors toute position, tout comportement d’un sujet peut être dénoncé comme incompatible avec «les buts de l’intérêt général » (N. Zaltzman1998439). La «disqualification perverse » joue, de cet air là.

Notes
436.

Paul Fustier (1995), Violences en équipe - in Revue de Psychothérapie psychanalytique de groupe n° 24, Éditions Érès, p. 151. Article repris dans l’ouvrage de 1999a, (op. cit., p. 159). Le passage en italique est souligné par l’auteur.

437.

Certains systèmes de management ont même fait de ces preuves constantes que les employés ont à fournir, leur modalité privilégiée de «gestion du personnel». Ils proposent ainsi une relation aliénante, à laquelle les employés sont invités à s’identifier. Il n’est que de penser à ce que l’actualité du printemps 2002 nous a appris du «management» de l’entreprise américaine «Enron», dont la faillite retentissante a entraîné une interrogation du contrat de confiance de l’ensemble de la sphère boursière mondiale. À l’occasion de cette faillite, les employés ont témoigné de leur indéfectible foi dans cette entreprise, jusqu’au crash final. Toutes les semaines ils se trouvaient notés sur leurs compétences (supposées), et se retrouvaient dans une classification hebdomadaire désignant les meilleurs salariés du groupe; sans un «bon» classement leur disqualificationnotion disqualification notion disqualification notion disqualification notion disqualification notion disqualification notion disqualification notion disqualification notion disqualification était imminente, et leur exclusion se profilait à terme. Une nouvelle fois on retrouve ce «pacte narcissique« (R. Kaës) qui aliène les sujets «à l’insu de leur plein gré» (selon la plaisante et pertinente formule de Coluche).

Cet exemple donne consistance, si besoin était, aux hypothèses proposées par Pagès M., Bonetti M., de Gaulejac V., Descendre D. et publiées sous le titre évocateur : L’Emprise de l’organisation ((1979/1982), - Paris Puf), ouvrage dans lequel les auteurs montrent le système d’intériorisation des valeurs proposées par l’entreprise. L’aliénationnotion aliénation notion aliénation notion aliénation notion aliénation notion aliénation notion aliénation notion aliénation notion aliénation est le prix payé par les salariés contre la prime narcissique qui leur donne à croire que participer à cette entreprise les place parmi les «meilleurs».

438.

André Sirota (1995 a), Agressions perverses dans les groupes de formation et leur endiguement - in Revue de Psychothérapie psychanalytique de groupe n° 24, Éditions Érès, p. 157.

439.

Nathalie Zaltzman. (1998), op. cit., p. 15.