C.4.1.1.1 Les seconds hiérarchiques épuisés par leurs fantasmes meurtriers

Il est en effet des situations où des professionnels en position de second dans la hiérarchie institutionnelle (chefs de service, directeurs adjoints), se retrouvent aux prises avec un fantasme qui les épuise. Ils sont alors la conviction de pouvoir tuer le directeur en place (leur supérieur hiérarchique), d’être à même de lui ôter sa légitimité et d’être ainsi en mesure de précipiter sa destitution et son exclusion.

Or, tuer le père relève d’une dynamique suicidaire pour le «Je» lui-même, ainsi que l’épingle l’aphorisme de P. Legendre (1989446) : «‘Quand un père est tué, c’est un fils qui meurt’». Se trouver aux prises avec le fantasme d’être à même de destituer professionnellement le garant institutionnel, confronte le «Je» au vertige de la déliaison générationnelle et de la dé-différenciation qui n’est autre que le vertige de l’inceste. Le «Je» s’épuise dès lors à tenter de «contenir» ce qui se révèle pour lui source d’une excitation qui le déborde de toute part, et que «signe» l’épuisement.

Au cours de nos pratiques «d’analyse des pratiques» auprès de directeurs et de chefs de services, nous avons rencontré de telles configurations, un nombre non négligeable de fois. Les composantes communes à l’ensemble de ces configurations, résident dans le fait qu’il s’agit de professionnels en position de seconds hiérarchiques (Chefs de services éducatifs, directeurs-adjoints, ou cadres intermédiaires hospitaliers) qui ont été nommés sous l’égide d’un autre que celui avec lequel ils se retrouvent au moment du témoignage des «épuisements». La «tentation» du pouvoir est également présente pour ces personnes. Outre ces aspects une partie de ces personnes ont aussi en commun de dire avec insistance, ou d’agir leur «déception» - mouvement qu’elles reconduisent dans l’espace groupal d’A. de P. Nombreux sont ceux qui témoignent de ce sentiment de déception relativement au travail d’élucidation qu’ils viennent solliciter et qui est mené avec l’aide du groupe et de l’intervenant en rapport avec les problématiques institutionnelles, inhérentes à leur position et à leur fonction. Les présentations mobilisent le registre de la plainte ; ce qui est attendu par ces «seconds» dans de tels espaces, c’est une confirmation par le groupe de leur propre condamnation du directeur de leur institution pour son incompétence avérée, sa toxicité et sa pathologie. Dans le récit de leur situation on a affaire à une accumulation de détails aux fins d’acculer le groupe et l’intervenant à la seule validation de ce qu’ils présentent comme leur conviction. Au vu du tableau ceux-ci doivent reconduire «en deuxième instance» la condamnation initiale : ce directeur est (selon) « ‘franchement nul», «redoutablement incompétent», «fou», «pervers», «paranoïaque», et vous ne pouvez dès lors que me plaindre de devoir travailler auprès de lui/elle, et supporter pareille infamie’».

Cette présentation comme toute demande - puisque demande il y a - ne saurait faire oublier qu’elle est d’autant plus insistante que celui qui l’énonce souhaite dans le même mouvement où il conduit une telle validation, à ce qu’un autre l’aide à sortir des impasses où il se fourvoie, ce que soulignent les propos de B. Jacobi :

‘«Quand un patient propose un sens (ou une origine, une valeur, une nécessité,...) à sa souffrance, il occupe une posture d’imposition. Affirmer qu’il tente de faire partager la signification attribuée à son auditoire est limiter la portée de ce discours. La signification reconnue à une plainte est d’abord au service de celui qui cherche à l’imposer. En levant l’impôt du sens, il offre une contribution à la patrie du langage Parce que l’effort d’une parole s’applique à celui qui l’énonce, elle n’est pas seulement limitation mais également ouverture» (B. Jacobi 1998447). ’

Il va s’agir de permettre à ces personnes d’entrevoir ce qu’elles-mêmes sont en train de jouer pour le compte de leur groupe d’appartenance institutionnelle, et pour leur propre compte, de blocage de la temporalité, de refus de quitter les filiations à l’égard du directeur précédent (et d’une qualité de liens et de pratiques antérieures). Pareilles interventions ont de fortes chances de transformer (dans un premier temps) l’intervenant en bourreau. Il est alors lui aussi recherché aux vues d’une nouvelle déception, celle-là même où le «Je» vient se soutenir, dans une mise en acte de propre conflictualité oedipienne, tout en escomptant une délivrance de ces enfermements.

‘«C’est parce qu’un sujet ne peut accomplir les réaménagements pulsionnels et fantasmatiques exigés par la situation qu’il devient - ou se révèle - thanatophore.» (E. Diet 1996448).’

C’est de fantasme de meurtre et de visée de destitution dont il s’agit dans ces situations. On est ainsi avec un représentant institutionnel qui va mettre en oeuvre de telles visées de mort sur la scène professionnelle, aussi suivons nous Emanuel Diet, lorsqu’il définit une position qu’il qualifie de «thanatophore» au sein les dynamiques institutionnelles comme celui qui n’est pas à même de réaménager et d’adapter sa propre économie psychique, face aux changements exigés par les modifications structurelles, - en soulignant qu’une telle position procède d’une fonction phorique attribuée par le groupe, et ne saurait se réduire à la seule dimension intra-subjective, ou à la seule dimension inter-subjective. Tout acteur au sein de la groupalité dans laquelle il prend place joue une fonction «intermédiaire» topique, dynamique et/ou économique (R. Kaës).

‘«Les recherches sur le groupe rencontrent nécessairement le problème des modalités des passages et des articulations entre les espaces psychiques. Une attention particulière doit être portée aux fonctions intermédiaires qu’accomplissent certains sujets dans la topique, la dynamique et l’économie du lien. Ces fonctions sont requises dans l’agencement de n’importe quel lien : dans la famille, dans un couple, dans un groupe ou dans une institution ; elles sont nécessaires au processus d’appareillage psychique intersubjectif.» (R. Kaës 1999449).’

Ces situations où des «seconds hiérarchiques» «s’épuisent» à contenir leurs fantasmes meurtriers soulignent (s’il en était besoin) la tentation du pouvoir et l’envie corrélée, celle qui se développe à l’égard de cette place marquée des «signifiants des Noms-du –père». «L’épuisement signe la jouissance.» (D. Vasse 1999450).

Notes
446.

Pierre Legendre (1989), Le crime du caporal Lortie. Traité sur le Père - Paris, Fayard, p.172.

447.

Benjamin Jacobi (1998), op. cit., p.58.

448.

Emmanuel Diet (1996), Le thanatophore - in R. Kaës et alii, Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod, p.129.

449.

R. Kaës poursuit : « Pour des raisons qui leur sont propres, mais aussi sous l’effet d’une détermination intersubjective à laquelle ils sont assujettis, certains sujets viennent occuper dans le lien cette fonction : de porte-parole, de porte-symptôme, de porte rêve, de porte-mort, de porte-idéalnotion idéal notion idéal notion idéal notion idéal notion idéal notion idéal notion idéal notion idéal , etc. J’ai proposé le concept de fonction phorique pour spécifier ces emplacements et ces fonctions.» (1999 a), Quelques reformulations métapsychologiques à partir de la pratique psychanalytique en situation de groupe - in Revue Française de Psychanalyse; Groupes - 3 Tome LXIII , p.768.

450.

Denis Vasse (1999), La dérision ou la joie, la question de la jouissance - Paris, Seuil, p. 61.