C.4.2.1.2 Une illustration : «confier à d’autres», ou «poser sa marque»

De manière à affiner notre propos, nous allons considérer à présent la situation de Madame «D». Celle-ci est en place de directrice d’une structure d’hébergement et de soutien accueillant des femmes et leurs enfants en ruptures familiales, et/ou en déshérence. Au cours d’un travail «d’analyse des pratiques de direction» elle va témoigner d’une caractéristique de fonctionnement qu’elle va déclarer comme lui appartenant en propre. Or à y regarder d’un peu près, il s’avère que le fonctionnement dont elle se réclame473 indique une modalité relationnelle qui ressort d’une logique institutionnelle et témoigne du «contrat narcissique » (P. Aulagnier), qui structure cette institution «Les Rosiers», depuis sa (re)fondation.

Un aspect de ce fonctionnement consiste en ce que Madame «D» impulse régulièrement des initiatives vers son Conseil d’Administration (CA), et spécifiquement vers la présidente. Par la suite elle laisse à cette dernière l’entièreté des choix décisionnels et la ré-appropriation du bénéfice narcissique issu des améliorations, ou des créations, qui résultent des nouvelles orientations.

Cette directrice est en place de première directrice d’une structure qui s’est constituée il y a plus de quinze ans. L’institution de référence dans laquelle cette structure s’insère témoigne d’une longue histoire remontant au milieu du XIX° siècle. C’est suite à la fermeture d’un précédent établissement pour adolescentes dans un contexte de violence clastique que la nouvelle structure verra le jour. L’histoire chaotique de la fermeture du précédent établissement est donc toujours présente dans les murs et en creux, en «négatif» dans le projet et la structure actuelle.

Avec cette institution, l’on se trouve dans un cas de figure où le projet est pensé, avant que ne soit réalisé le choix d’une directrice. Celle-ci n’est donc pas en place «classique» de fondatrice, au sens où ce n’est pas son désir et ses fantasmes qui ont servi de matrice et donné naissance à la structure actuelle. Madame «D» est ainsi en place de première directrice, sans pouvoir ni vouloir revendiquer une position de fondatrice. Le signifiant de cette position sera manifeste dans le nom choisi pour la nouvelle structure, Madame «D» se trouvait en désaccord avec le nom choisi par la présidente.

Cette configuration est ainsi tout à fait exemplaire d’une potentialité de différenciation entre le temps de la fondation (à partir duquel émergera le mythe institutionnel) et le temps du commencement. L’impulsion initiale, le désir et le projet qui ont donné vie à la nouvelle structure échappent d’entrée de jeu à celle qui est choisie pour en devenir la garante.

Nous avons souligné comment les institutions se trouvent sous la menace constante de dynamiques d’emprise. Un des ressorts de cette emprise potentielle réside en ce que les fondateurs sont (la plupart du temps) tout à la fois «gros» de leurs fantasmes, et en mesure de les concrétiser ; ceci sans que puisse s’établir un écart, qui placerait l’institution hors de la visée de leurs fantasmes fondateurs, et hors de leurs désirs qui tangentent alors avec une «toute puissance» imaginaire. Il faut attendre des mises en crise pour que cette différenciation ait alors quelques chances de se mette en place. Parfois ce n’est qu’à l’occasion des passages généalogiques que les confusions entre le fondateur et son «objet» se font jour, et que la sortie d’une position d’emprise se dessine, au moment où l’institution, via les professionnels en place, sacrifie au «meurtre professionnel» d’un directeur en position de «second », et se retrouve alors face à son propre consentement à une position d’aliénation.

‘«L’aliénation présuppose l’idéalisation de la force aliénante par le sujet mais aussi par plusieurs autres : elle n’est donc jamais un phénomène singulier. L’excès d’idéalisation nécessaire au basculement de la pensée dans un état d’aliénation à la pensée d’un autre exige la sommation sur un seul d’un certain nombre d’idéalisations singulières.» (P. Aulagnier 1979474).’

Dans la situation de Madame «D» on se trouve donc avec l’arrivée d’une directrice au sein d’un projet déjà rêvé par d’autres. C’est cet aspect qui va se révéler déterminant du positionnement ultérieur. Nous référons donc le supposé «trait de caractère» de la directrice consistant à s’effacer, à se vivre comme celle qui exécute, à ne pas revendiquer son empreinte sur l’organisation et la transformation de la structure, à ce temps initial de la mise en place de la structure, et de la différenciation initiale. Cette configuration, cet écart initial existant entre Madame «D» et l’institution, en tant qu’«objet», va favoriser un positionnement dans lequel elle va continuer à ne pas se prendre pour la fondatrice, et résister à se confondre avec son «objet».

Le «contrat narcissique » entre la présidente du C.A et cette directrice spécifie les places. Madame «D» est en charge de s’occuper, de donner forme à ce qui procède initialement de la pensée et du désir d’une autre. La manière dont elle va se configurer dans une telle place est d’entrée de jeu placée sous une telle modalité : il en est une autre qui revendique son empreinte sur «l’objet», voire sa possession.

Si une telle configuration institutionnelle a de quoi séduire, dans le contraste qu’elle offre avec nombre d’autres institutions, les points de confusions vont toutefois se révéler à partir de cela même qui constitue la «vertu» d’une telle configuration. L’idéologie fait en effet son nid de ce qui apparaît comme un gage de différenciation. L’impensé se loge toujours dans ces postures imaginaires que le «Je» s’efforce de pérenniser en vue de la préservation d’un lien et de l’étayage narcissique que ce lien est censé octroyer.

La situation concrète évoquée dans l’espace d’analyse de pratique à partir de laquelle se développera la réflexion sur la place de Madame «D», et son lien avec «l’objet institution», sera celle d’une jeune femme partie brutalement de son logement et des «Rosiers», sans avoir fourni de signes avant-coureurs décelables par les professionnels. S’il n’y a là rien que de l’ordinaire pour ce type de structure, ce qui l’est moins c’est qu’au moment où les professionnels pénètreront dans l’appartement occupé par cette jeune femme, ils se trouveront devant un spectacle dont le seul vocable que Madame «D» trouvera pour le désigner sera celui d’«innommable». Lors de l’ouverture des placards, la «merde» laissée par cette jeune femme et ses enfants leur dégringolera littéralement dessus. Cette jeune femme avait en effet entassé les couches sales de ses très jeunes enfants dans les placards durant toute une partie de son séjour. L’ensemble du mobilier et de l’appartement avait été traité à l’avenant, donnant à penser aux professionnels que les appareils ménagers allaient se trouver irrécupérables.

Outre le choc de la découverte de cette fécalisation des lieux, (la pire qu’il lui avait été donné de voir) ce qui questionnera Madame «D» sera le fait qu’aucun des professionnels n’avait pressenti l’état de délabrement psychique et la «détresse» de cette femme. Dans des cas analogues, l’odeur vient, la plupart du temps alerter les travailleurs sociaux qui ont en charge le suivi de ces femmes. Là, personne n’avait été en position d’anticiper et de mesurer l’ampleur du délabrement. Sous le couvert du «respect» cette équipe de travailleurs sociaux considèrent que les personnes hébergées sont chez elles, et ne s’autorisent l’accès aux logements que si les personnes y consentent, et en leur présence.

Notes
473.

Le dispositif d’analyse de pratique est ici un dispositif dit «inter». Un tel dispositif ne permet pas à l’intervenant d’être aux prises avec la manière dont se déclinent dans une institution les modalités (de rapport à l’objet, modalités relationnelles, modalités de penser, ...). Celles-ci ne sont questionnées qu’à partir de ce qu’il en est dit, et rejouées par un directeur au sein de l’espace groupal.

Nous aurons à nous intéresser dans le cours de cette recherche à d’autres configurations institutionnelles à partir de dispositifs d’intervention dits «d’analyse institutionnellenotion analyseinstitutionnelle notion analyseinstitutionnelle notion analyseinstitutionnelle 171notion analyseinstitutionnelle notionanalyseinstitutionnellenotionanalyseinstitutionnellenotionanalyseinstitutionnellenotionanalyseinstitutionnelle« qui nous permettrons de poursuivre cette exploration soit de voir comment le positionnement du directeur procède de l’appareillagenotion appareillage notion appareillage notion appareillage notion appareillage notion appareillage notion appareillage notion appareillage notion appareillage groupal, et en détermine largement la tonalité.

474.

Piera Aulagnier (1979), Les destins du plaisir - Paris, Puf, p.38.