C.6.1.1.1 Le décès d’un résident et la fin de l’uchronie

À ce moment-là certains résidents commençaient à atteindre l’âge de la retraite, et un premier décès de l’un des «résidents-ancêtres 492  » avait eu lieu quelques mois auparavant. Ce décès, présenté lors du travail de groupe de façon banalisée, apparaît rétrospectivement comme une confrontation de cette institution à la temporalité, une sortie de ce temps paisible et suspendu dans lequel elle semblait vivre. La mort rencontrée dans le réel vient faire trace, poser la marque d’une finitude. Un des «résident-ancêtre» décédant, c’est la fondation et le développement du projet qui se sont trouvés convoqués. C’est du reste dans ce contexte de vieillissement généralisé de la structure que les administrateurs souhaiteront s’extraire de la gestion de cet établissement, et «passer la main». Aussi ont-ils organisé le rattachement de leur association locale, indépendante et «familialiste», à une association régionale gérant un ensemble d’établissements dans le milieu du handicap - association elle-même regroupée dans une fédération nationale faisant référence dans son secteur, de par son importance, et sa position militante (en vue d’une moindre discrimination sociale des personnes atteintes de handicap).

Le directeur de «La Rivière» verra ainsi «son institution» perdre l’autonomie dont elle avait joui depuis la création - création à laquelle cet homme avait largement contribué. Ce rattachement fera l’objet d’un déni consensuel de la part du groupe professionnel, alors même que c’est à partir de cette «rupture» que la dynamique de «casse» sera mise en acte, et deviendra le lieu d’un débordement conflictuel.

Au niveau de l’ensemble des professionnels, cette perte d’autonomie structurelle sera donc littéralement annulée, (en un consensus tacite) et recouverte par le conflit. Dans la structuration des institutions, l’on a souvent affaire à une mise en cohérence interne à partir de la mise en place d’un ennemi (repérable et repéré) à l’extérieur (tutelles, maison-mère, ...) ; face aux changements du «Foyer La Rivière», on assiste à un retournement masochiste de cet étayage défensif plus habituel. Ce retournement est à mettre en lien avec les organisateurs fantasmatiques, et les positions psychiques inhérentes au travail avec le handicap. L’institution se trouvait alors atteinte dans sa singularité imaginaire, et son unicité. Cette dépendance sera alors déniée sous le conflit qui viendra emboliser l’ensemble des relations, et réclamer, à l’instar de tout conflit institutionnel, la totalité de l’énergie disponible.

Sitôt que l’institution aura changé de statut et perdu son autonomie administrative, le directeur va s’employer à casser «son objet». Sur une période de quelques mois, il va se mettre à multiplier les passages à l’acte, attaquant et détruisant l’ensemble des liens et des équilibres relationnels antérieurs entre les différents professionnels, et entre les professionnels et les «usagers», - soit ces mêmes configurations qui étaient le fruit des pactes et des contrats largement stabilisés au cours de ces dix-huit années d’existence, sous sa direction. En quelques mois, il accumulera des transformations relationnelles majeures.

  • Il radicalisera une différence au sein du groupe éducatif, celle-là même que le groupe était parvenu à neutraliser, dans une illusion «familialiste» partagée, entre moniteurs éducateurs et éducateurs spécialisés - démobilisant en cela une large part de ces personnels, et déclenchant de vives jalousies et de solides rancoeurs. Il changera les affectations de la quasi-totalité des personnels éducatifs, les obligeant à travailler, tout à la fois, auprès de nouveaux résidents, de nouveaux collègues, et en de nouveaux lieux. Certains professionnels étant toutefois parvenus à résister aux diktats du directeur, à justifier leur non-changement, et à demeurer dans leur place antérieure, ces exceptions accentueront encore les clivages au sein du groupe éducatif. Ceci donnera lieu à une nouvelle dualité (en sus de celle qui venait d’émerger entre les éducateurs spécialisés et les moniteurs éducateurs,), soit celle qui viendra partager le groupe entre «soumis» et «insoumis», chacun justifiant de son positionnement en suspectant l’autre de collusion avec le directeur - celui-ci se trouvant en passe d’émerger comme «tortionnaire», ne tardera pas à se retrouver l’ennemi commun de l’ensemble du groupe éducatif ; les professionnels éducatifs retrouvant momentanément par ce biais, leur cohésion perdue.

  • Parmi les transformations entraînant des équilibres relationnels, le directeur procèdera également (sur candidature externe) à l’embauche d’un nouveau «chef de service éducatif», différenciant encore davantage les niveaux de responsabilités au sein du groupe éducatif - le précédent «chef de service» dans la configuration antérieure où les différences de statut étaient gommées au niveau du personnel éducatif, était, comme il se doit, issu du groupe et n’avait de la fonction «que le titre493 ». C’est alors un climat de suspicion généralisée, teinté d’un zeste de paranoïa qui colorera l’institution, aboutissant à un état de crise avérée.

Le directeur s’emploiera à justifier rationnellement chacune de ces transformations, sous le prétexte d’une «mise aux normes», sans qu’à cet endroit (tout au moins avant l’instauration de l’intervention institutionnelle) ne soit fait mention d’un quelconque rattachement structurel à l’association régionale. C’est la loi qui se trouvait ainsi convoquée dans le discours du directeur, dans une soudaine urgence à mettre cet établissement en conformité avec les textes régissant ces professions et ces structures. Qu’il soit question de rendre cette institution «familialiste» conforme à sa nouvelle appartenance, face à une dépossession imaginaire entraînant une comparaison-rivalité inassumable, ne parvenait pas à être pensé. À mettre en oeuvre l’ensemble de ces transformations, hors négociations avec le groupe, (tout au moins avant que du morcellement ait été obtenu), on entrevoit comment le directeur s’est mis à transformer «son» institution pour tenter de rétablir masochistement un narcissisme battu en brèche.  Ce changement structurel entraînait alors une véritable surchauffe des fantasmes organisateurs autour desquels la groupalité institutionnelle s’était distribuée.

Notes
492.

Les premiers «usagers» des institutions occupent une fonction de co-fondateurs, étant présents très tôt, parfois même dès avant la fondationnotion fondation notion fondation notion fondation notion fondation notion fondation notion fondation notion fondation notion fondation , notamment dans le monde du handicap ou les institutions sont souvent créées (à l’exemple de l’institution mentionnée dans la note ci-dessus) pour accueillir ces résidents. R. Kaës nomme ces patients les «malades ancêtres«, en référence à la notion «d’Enfant ancêtre» proposée par Tobie Nathan. René Kaës (1992), Pacte dénégatif et alliances inconscientes - in Gruppo n° 8, 1992, p. 123.

493.

Ainsi qu’il sera dit à l’occasion de la mise en récit de la crise.